«Décoloniser la décentralisation»: retour sur les colères des outre-mer edit

14 décembre 2021

Violences urbaines et grève contre l’obligation vaccinale des soignants en Guadeloupe et en Martinique, grève également en Polynésie française, incertitudes majeures sur les suites du référendum en Nouvelle-Calédonie, on pourrait croire qu’à cinq mois de l’élection présidentielle, les outre-mer s’invitent avec fracas dans la campagne électorale.

Ce serait à tous égards une erreur de perspective, car ces mouvements n’ont pas grand-chose en commun. Un seul exemple pour l’illustrer : le reproche a été fait au gouvernement d’imposer « depuis Paris » l’obligation vaccinale pour les soignants et le passe sanitaire aux Antilles sans concertation ni adaptation aux spécificités locales, mais en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, où la santé relève de la compétence de ces collectivités, ce sont les gouvernements locaux qui ont pris ces décisions et pourtant, elles suscitent des mouvements de grève et de contestation comme aux Antilles, sous des formes il est vrai nettement moins violentes.

Il faut donc chercher ailleurs les causes profondes de ces éruptions sociales qui viennent périodiquement se greffer sur des insatisfactions conjoncturelles. Ces phénomènes sont anciens et on rappellera seulement pour mémoire les émeutes du quartier du Chaudron, à La Réunion en février 1991, à la suite de la saisie par la justice des émetteurs de Radio FreeDom. Le substrat de la révolte est toujours d’ordre économique et social : chômage et vie chère. Le taux de chômage reste, depuis des années, à peu près constant entre 18% et 25% selon les collectivités, particulièrement marqué chez les jeunes (en Guadeloupe, un actif de moins de 30 ans sur deux est au chômage). Malgré quelques mesures correctrices, comme le « bouclier qualité prix », prises en 2021, le différentiel de coût de la vie avec l’hexagone reste significatif, alimenté par des situations monopolistiques dans certains secteurs économiques, par le coût des importations et par l’effet des surrémunérations dans la fonction publique. Le très long mouvement social « contre la profitation » de 2009 en Guadeloupe principalement, puis en Martinique, et en 2010 et 2011 à La Réunion et à Mayotte, en atteste.

Mais à la différence de ce que l’on avait connu il y a dix ans, les manifestations de ces dernières semaines intervenues aux Antilles, accompagnées de violences et de pillages, n’ont pas bénéficié d’un soutien populaire, ce qui n’exclut pas pour autant une forme de compréhension, alimentée par un profond sentiment d’être ignoré, méconnu voire méprisé par le pouvoir central.

Ce sentiment repose souvent sur des expériences concrètes. En Guadeloupe, le système de distribution d’eau est à ce point défaillant que les pouvoirs publics ont été contraints d’organiser un « tour d’eau », calendrier qui indique les communes ou les quartiers qui seront alimentés et ceux qui subiront des coupures pouvant durer de 12 à 24 heures. Les causes de cette situation sont connues : un réseau obsolète, sur lequel on constate 60%, sinon davantage, de fuites et de déperdition, des collectivités financièrement exsangues et impuissantes à faire face aux investissements nécessaires, une multiplicité d’opérateurs incapables de se coordonner, une ressource en eau globalement suffisante mais parfois affectée par des phénomènes de pollution, notamment à cause des retombées du chlordécone… Ces causes sont connues… sauf que cela fait plus de trente ans que ça dure, et qu’il n’y a plus aujourd’hui un seul Guadeloupéen qui ne se dise que jamais le pouvoir central n’aurait laissé perdurer une telle situation si elle avait affecté une collectivité de l’hexagone. Certes, la compétence en matière de distribution d’eau, et donc la responsabilité politique de cette situation, relève essentiellement des collectivités locales, mais le simple fait de l’évoquer, ce qui renvoie les Guadeloupéens à la responsabilité de leurs élus et donc à la leur, est ressenti comme une marque supplémentaire d’abandon et de mépris.

Prenons un autre exemple. En 1989, le cyclone Hugo, d’intensité 5 soit la plus élevée, ravageait les îles de la Guadeloupe. Pour organiser la reconstruction, Michel Rocard, Premier ministre, et Louis Le Pensec, ministre de l’Outre-Mer, décidèrent la mise en place d’une structure interministérielle exceptionnelle, dont la présidence était confiée au préfet, et de procédures dérogatoires destinées à mobiliser tous les acteurs et à court-circuiter toutes les chicanes qui ralentissent ordinairement l’action administrative : en un mot, tous les crédits d’État destinés à la Guadeloupe avaient été transférés dans un fonds interministériel, dont le préfet était l’ordonnateur direct sur la base de dossiers validés conjointement avec le président du conseil général et celui du conseil régional. Cette rapidité d’exécution a permis une mobilisation exceptionnelle des agents publics et des opérateurs économiques aboutissant à ce que, dix-huit mois plus tard, les séquelles d’Hugo soient effacées et la Guadeloupe reconstruite, sans que l’État ne dépense plus que ce que l’évaluation initiale avait prévu. Le comité et le fonds interministériels ont pu alors être supprimés.

En 2018, le cyclone Irma, qui avait une intensité comparable sinon supérieure à celle d’Hugo, a ravagé les îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. L’émotion a été considérable et sur place, le président Macron avait pris des engagements solennels sur la solidarité nationale. Pourtant, près de quatre ans plus tard, la chambre régionale des comptes (CRC) doit faire le constat que si, à Saint-Barthélemy (où il est vrai que les dégâts causés par Irma étaient moins importants), la collectivité a piloté avec efficacité la reconstruction, l’État n’intervenant que sur le plan financier, il est loin d’en avoir été de même à Saint-Martin, où la collectivité est moins armée, faute d’avoir mis en place les moyens de toutes les compétences qui lui ont été transférées depuis… 2007, ce qui a eu des conséquences significatives sur le rythme de la commande publique et l’exercice des fonctions de maître d’ouvrage. À ce jour, la moitié à peine des bâtiments – hors bâtiments scolaires dont la reconstruction est quasiment achevée – est à nouveau utilisable. Comme le dit aimablement la CRC : « Le mode de reconstruction choisi pour Saint-Martin, fondé sur un équilibre entre le soutien apporté à la collectivité et l’exercice de sa propre responsabilité, n’a pas permis, quatre ans après l’ouragan, d’achever une reconstruction qui se voulait exemplaire et durable. »

La question de l’autonomie est mal posée

Ce constat, comme celui sur la problématique de la distribution de l’eau, montre que la question de l’autonomie est mal posée – sauf évidemment s’il s’agit uniquement de faire diversion ou d’embarrasser les élus locaux. Elle est mal posée aussi quand le ministre des Outre-Mer interpelle les Guadeloupéens en disant en substance : « vous voulez être dans la République mais vous ne voulez pas appliquer les lois de la République ». Et si c’étaient justement les lois de la République qui ne prenaient pas suffisamment en compte les réalités concrètes des outre-mer ?

Il a fallu des décennies depuis la loi de départementalisation de 1946 pour faire admettre à ce vieil État jacobin et centralisateur, qui a si longtemps confondu l’unité et l’uniformité de la France, qu’il n’y avait pas de « DOM-TOM » mais « des » outre-mer et que l’identité de chacun de ces territoires n’était pas réductible à une catégorie juridique. Quand, au milieu des années 90, le Parti socialiste proposait un « statut à la carte » pour chacune des collectivités ultramarines, expliquant que la France devait savoir être plurielle pour ne pas être divisible, la droite poussait des cris d’orfraie en disant que c’était l’engrenage de l’abandon et du « largage », pour finalement ouvrir la voie à cette réforme par la révision constitutionnelle de mars 2003.

C’est ainsi que trente-trois ans après que le projet de loi instituant une assemblée unique, exerçant les compétences du conseil régional et du conseil départemental dans les départements d’outre-mer, ait été censuré par le Conseil constitutionnel en décembre 1982, la révision de 2003 a permis à la Guyane et la Martinique de se doter en 2015 de ce modèle de gouvernance, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin de devenir des collectivités distinctes de la Guadeloupe, Saint-Barthélemy faisant même le choix, comme Saint-Pierre-et-Miquelon, de sortir de l’espace économique et douanier de l’Union européenne.

Mais cette reconnaissance de la singularité de chaque territoire sur le plan de l’organisation politique n’est pas allée jusqu’à l’adaptation effective des normes, lois et règlements, qui leur sont applicables. Jusqu’en 2003, les choses étaient assez simples, relevant d’un bel ordonnancement de jardin à la française : les DOM étaient soumis au principe d’assimilation ou d’identité législative (les lois s’y appliquent comme en métropole), les TOM au principe de spécialité législative (les lois ne s’y appliquent que sur mention expresse, avec le cas échéant les adaptations nécessaires). Dans les DOM, la loi pouvait également faire l’objet d’adaptations au droit commun mais seulement en fonction des « caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités », le Conseil constitutionnel veillant à la proportionnalité des adaptations proposées. En vérité, jusqu’aux années 2008-2010 (avec l’obligation constitutionnelle que les lois soient précédées d’une étude d’impact, qui comporte un volet relatif à l’adaptation du texte aux outre-mer, et avec l’entrée de Mayotte dans le statut départemental), cette faculté d’adaptation était utilisée très parcimonieusement. Qui plus est, le législateur raisonnant en fonction de la catégorie « DOM », il ne venait à l’idée de personne que les « caractéristiques et contraintes particulières » n’étaient par construction pas nécessairement les mêmes à la Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique ou à La Réunion et que les adaptations pouvaient par conséquent être différentes d’une collectivité à l’autre.

La réforme de 2003 a fait l’effet d’un bulldozer dans le jardin à la française : les collectivités mentionnées à l’article 73 de la Constitution (les anciens « DOM » et Mayotte) restent régies par le principe d’identité législative, en tenant compte des différences de statut (collectivité unique, région et département, département exerçant aussi les compétences de la région…), mais elles peuvent aussi demander, dans certains domaines, à être habilitées à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire ; certaines collectivités mentionnées à l’article 74 (Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, qui étaient auparavant DOM ou rattachées à un DOM) sont principalement régies par le principe d’identité législative mais dans certaines matières (par exemple, urbanisme, logement, environnement, voire fiscalité) au demeurant différentes d’une collectivité à l’autre, elles ont la capacité d’édicter elles-mêmes la norme juridique applicable ; les autres collectivités de l’article 74 (Polynésie française, Wallis-et-Futuna), ainsi que les Terres australes et antarctiques françaises, demeurent soumises au principe de spécialité législative, chacune avec leur statut spécifique, tandis que la Nouvelle-Calédonie est à elle seule une catégorie à part, compétente pour édicter des « lois du pays » qui ne relèvent que du seul contrôle du Conseil constitutionnel.

Bref, chaque territoire a désormais son statut et son régime juridique particulier. On est donc fondé à se demander ce qu’il faut vraiment de plus pour que les lois et règlements soient pleinement adaptés aux réalités locales de ces collectivités. Le problème est précisément que ce système complexe et diversifié d’adaptation ne fonctionne pas, parce que l’initiative et la décision relèvent toujours de la seule appréciation du pouvoir central, législatif ou exécutif. En dépit de l’obligation, dans les études ou fiches d’impact qui doivent obligatoirement précéder l’élaboration d’un projet de loi ou de décret, de définir les adaptations nécessaires à son application outre-mer, les administrations centrales n’ont ni la connaissance fine de la situation de chaque collectivité, ni le temps voire l’état d’esprit de consulter leurs services locaux dans la course à l’inflation normative qui ne se ralentit jamais… Et la perte de substance et d’autorité interministérielle du ministère de l’Outre-Mer ne lui permet pas de pallier ce déficit d’information, d’implication ou d’intérêt des autres administrations. Au pire, on affirme donc que le texte n’a pas besoin d’adaptation particulière pour les outre-mer, au mieux, on renvoie à des ordonnances ou à des décrets ultérieurs, qui viendront… ou ne viendront pas. La capacité d’adaptation par le pouvoir législatif n’est pas plus efficiente : il faudrait pour cela non seulement que chacun des parlementaires ultramarins soit présent en permanence lors de l’examen de chacun des textes mais aussi qu’il ait le temps et la capacité de recueillir les avis pertinents sur les adaptations nécessaires. C’est donc le plus souvent par des projets de loi ou par des ordonnances « balai » qu’intervient avec retard et très incomplètement l’adaptation des normes législatives aux réalités ultramarines.  

Dans son programme de 2017 pour les outre-mer, Emmanuel Macron en parlait comme « d’un potentiel à libérer » : « les outre-mer ne demandent pas à entendre des promesses démagogiques et non financées, qui entretiennent une relation de dépendance inégale avec l’hexagone, ils demandent à pouvoir développer des activités économiques dans leurs territoires et vivre de leur travail » et ajoutait (objectif n° 2) : « nous ne pouvons pas avoir des règles uniformes qui s’appliquent de la même manière dans les régions ultrapériphériques comme dans l’hexagone » mais aussi (objectif n° 6) : « donner davantage de pouvoir aux collectivités ». Le chemin pour y parvenir reste tout entier à parcourir.

Voilà justement ce qui fait que votre fille est, non pas muette, mais périodiquement en colère lorsqu’une goutte d’eau, comme c’est toujours le cas, fait déborder le vase. Au terme de ce constat, la conclusion est donc qu’il faut inverser radicalement les relations entre l’État et les collectivités ultramarines ou, pour pasticher Michel Rocard, « décoloniser la décentralisation ». Si, comme l’a dit Emmanuel Macron le 18 novembre 2021 aux maires de France réunis en assemblée générale, « il ne peut pas y avoir les maires face à l’État, l’État est un tout, vous êtes l’État vous aussi », alors quand les collectivités sont défaillantes, comme dans l’affaire de la distribution de l’eau en Guadeloupe ou de la reconstruction de Saint-Martin après Irma, l’État ne doit pas hésiter à s’y substituer temporairement – non pas l’État central mais l’État déconcentré, c’est-à-dire le préfet doté de prérogatives et de moyens exceptionnels. Et inversement, quand l’État se montre structurellement incapable de réaliser une adaptation pertinente et rapide des normes juridiques applicables aux outre-mer, alors il faut que les collectivités se voient constitutionnellement reconnaître le droit d’initiative et la faculté d’y procéder, naturellement sous le contrôle du juge.

L’inadaptation de la norme de droit contribue à ce qu’elle apparaisse comme une référence lointaine et abstraite et soit explicitement ou tacitement contournée car, comme le relevait déjà Montesquieu : « lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu » (Esprit des lois, III, 3). En fait, l’occasion a été manquée, en 1996 et peut-être plus encore en 2006 pour le soixantième anniversaire de la loi de départementalisation, de dresser le bilan conjugué de la départementalisation et de la décentralisation, et d’exercer le devoir d’inventaire à l’égard de la promesse républicaine selon laquelle l’égalité procèderait de l’assimilation législative. Les manquements à cette promesse (il a fallu plus de quarante-cinq ans pour atteindre l’égalité en matière salariale et de prestations sociales), les scandales sanitaires comme celui du chlordécone, l’impuissance publique dans de nombreux domaines de la vie quotidienne ont installé durablement la défiance envers l’État et la politique. Seule la restauration de l’efficacité de l’action publique pourra durablement éteindre les colères qui couvent, outremer, comme la braise sous la cendre.