Les Occidentaux entre la haine de soi et l’aveuglement idéologique edit
En juillet 1945, Raymond Aron concluait son texte portant sur « l’avenir de la France » par cette note d’espoir : « Rendre à l’Europe, sans sacrifier son héritage de riche et féconde diversité, le sens de son unité[1]. » Et de poser cette question rhétorique : « Or, la France, au fond d’elle-même, a-t-elle jamais rêvé d’autre avenir[2] ? » Aron se montrait donc convaincu que les Français n’ont jamais cessé d’imaginer positivement leur avenir national dans une Europe unie. Depuis, ce rêve d’unité de l’Europe a été partiellement réalisé avec la création de l’Union européenne, mais il ne cesse de faire l’objet de contestations, les identités et les souverainetés nationales étant fermement décidées à défendre leur existence et à faire entendre leurs différences. En 1949, le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, dans sa conférence publiée plus tard sous le titre Une méditation sur l’Europe, observait quant à lui « l’absence dans toute l’Europe d’une foi dans l’avenir » et déplorait le fait que « l’Europe souffre d’un épuisement de sa capacité à désirer, qui ne peut être imputé à la guerre[3] ». Les mêmes symptômes affectent aujourd’hui la civilisation occidentale dans son ensemble, incluant au premier chef les États-Unis. Les divisions y sont profondes et les rêves d’avenir se sont envolés, faisant place aux règlements de comptes avec le passé, manière peut-être d’échapper aux misères du présent.
Dans son article publié en 1958, « Valeur et avenir de la civilisation occidentale », le philosophe Louis Rougier s’interrogeait sur la question de savoir « en quoi consiste le génie spécifique de la civilisation occidentale ». Écartant la réponse selon laquelle la civilisation occidentale serait « une civilisation du dialogue », il affirmait qu’elle est « une civilisation de défi[4] ». Rougier empruntait ainsi à Arnold Toynbee[5], en l’appliquant particulièrement à la civilisation occidentale, son modèle d’intelligibilité des civilisations comme des réponses à des défis de toutes sortes. Le principe explicatif de cette vision de l’Histoire est simple : une civilisation vit et se développe de relever des défis, et meurt lorsqu’elle s’avère incapable de les relever. La décadence finale commence avec la perte de la confiance en soi et l’intensification des peurs, à commencer par la peur de l’avenir. Cette paralysie civilisationnelle, qu’on désigne ordinairement par la métaphore du « vieillissement », ne se manifeste pas seulement par l’installation de la défiance et de la méfiance, qui minent la vertu d’espérance, elle culmine dans une haine de soi qui justifie le renoncement.
Avec lucidité, longtemps avant la vague du politiquement correct et celle du wokisme qui lui a succédé, Octavio Paz a vu l’Occident saisi par un « masochisme moralisateur[6] », expression d’une haine de soi croissante alimentée par le sentiment de culpabilité qu’éprouvent, à l’âge postcolonial, les Occidentaux mis en demeure d’expier leurs crimes passés. La gauche antitotalitaire, disons la gauche lucide et courageuse qui défendait les valeurs héritées de l’Europe des Lumières, a été marginalisée par la gauche qui se dit étrangement « progressiste », une gauche conformiste et aveugle qui a transformé son anticapitalisme en anti-occidentalisme, c’est-à-dire en haine de soi comme mode d’expiation et donc voie du salut. Il y a là une corruption idéologique de l’esprit de libre examen et de la pensée critique, héritage intellectuel qui se retourne contre la seule civilisation occidentale, diabolisée comme un vaste système de systèmes de domination, d’exploitation, de spoliation et de discrimination. Octavio Paz a montré comment la critique s’était retournée sur ses propres principes : « Nous avons perverti la critique : nous l’avons mise au service de la haine de nous-mêmes et de notre monde. Avec elle, nous n’avons rien construit, sauf des prisons de concepts. Pire encore, la critique nous a servi à justifier les tyrannies[7]. » Aujourd’hui, les Occidentaux professant un anti-occidentalisme de principe, qu’ils se situent à droite ou à gauche, sont portés à se laisser séduire par la Russie de Poutine, la Chine de Xi Jinping, l’Iran de Khamenei ou le Venezuela de Maduro. Et ils voient dans des organisations islamistes pratiquant le terrorisme comme le Hezbollah ou le Hamas des mouvements de « résistance » – contre Israël, bastion supposé de l’Occident « impérialiste ».
Le déconstructionnisme a repris et radicalisé l’héritage de la pensée critique, devenue ainsi machine à délégitimer, à criminaliser et à détruire tous les héritages culturels occidentaux au nom du Bien et de la Justice, tout en donnant des lettres de noblesse au relativisme culturel qui, en banalisant le doute sur la réalité (les faits étant réduits à des constructions sociales variables et arbitraires[8]) et sur la possibilité d’accéder à la vérité dans n’importe quel domaine, a suscité une guerre culturelle qui déchire l’Occident et le prive d’un horizon désirable[9]. On peut voir dans ce grand mouvement politico-culturel, qui séduit les milieux de gauche et d’extrême gauche qui se veulent « progressistes », une réapparition paradoxale des anti-Lumières.
L’âge de la contrition, de la pénitence et de l’expiation sans fin auquel nous vivons pourrait signer l’entrée de la civilisation occidentale dans sa phase crépusculaire. Les élites culturelles occidentales repentantes, suivies par des élites dirigeantes opportunistes, se sont murées dans une culpabilité rageuse et ravageuse, auto-destructrice. C’est pourquoi la civilisation occidentale ne croit plus dans sa mission civilisatrice universelle, qui définissait naguère son humanisme. On en connaît le principal objectif : exporter et répandre les Lumières (et donc l’esprit scientifique), le progrès (comme condition du bonheur), la démocratie, la liberté de conscience et d’expression, le pluralisme des convictions et le respect de l’autonomie individuelle. Cette mission civilisatrice est désormais criminalisée en étant réduite à un projet impérialiste et colonialiste, voire raciste, porté et réalisé par des « dominants », un projet que les ennemis de l’Occident attribuent désormais, depuis les années 1980, aux « américano-sionistes » ou aux « judéo-croisés », pour parler comme les islamistes[10].
La noble mission universelle de l’Occident s’est transformée en un sombre complot de « dominants », de redoutables représentants de la « suprématie blanche » ou de la « blanchité », pour asservir et exploiter des peuples « dominés ». Certains décoloniaux déconstructionnistes précisent que le terme « blanchité » est un synonyme d’« occidentalité[11] ». Bref, le « problème noir » a fait place au « problème blanc ». Il s’agit désormais de « déconstruire l’Homme blanc ». Si « blanchité » signifie « occidentalité », la criminalisation essentialiste de la « blanchité » est le principe d’une forme de racisme culturel ou civilisationnel, qui se présente vertueusement, et trompeusement, comme un antiracisme.
Les adeptes d’une écologie politique dite profonde ou radicale dénoncent de leur côté l’Occident moderne pour son industrialisme, son productivisme, sa technolâtrie et son anthropocentrisme. Les écoféministes ajoutent à ces péchés mortels de la civilisation occidentale son supposé androcentrisme. La diabolisation de la « civilisation technicienne » ou du « système technicien », en tant que machine à uniformiser les civilisations, à dévaster la nature et à détruire les libertés individuelles, est passée des écrits du penseur Jacques Ellul aux bras armés des zadistes et des black blocks, nouveaux fanatiques qui se laissent tenter par le romantisme de la violence. Le fait est que l’écologisme militant et intransigeant est en lutte contre la plupart des héritages civilisationnels de la modernité occidentale, accusée de détruire la planète.
La convergence de ces critiques accusatrices et de ces rejets diabolisateurs parfois suivis d’actions violentes engendre une scission à l’intérieur même de la civilisation occidentale, qui doit donc affronter un ennemi intérieur aux multiples visages.
L’hégémonie de l’Occident se heurte par ailleurs à la réalité géopolitique, caractérisée par le surgissement d’un monde multipolaire, dans lequel les valeurs et les normes de la démocratie libérale ne sont ni reconnues ni respectées. Le grand récit démo-libéral qui promettait, par exemple sous la plume des théoriciens de la « fin de l’Histoire », l’entrée dans l’ère de la paix perpétuelle, est contesté de toutes parts. L’hypothèse la plus conforme aux faits est celle d’une entrée dans un âge illibéral marqué par le retour de la guerre comme horizon déjà là. L’affaiblissement du monde occidental, par-delà la disparition en cours du rôle de « gendarme du monde » joué naguère par les États-Unis, est l’une des principales causes de ce qui est devenu pour nous une évidence qui reste difficile à reconnaître : « l’ensauvagement du monde[12] ».
Mais le déclin du monde occidental, qui va de pair avec l’irruption des deux grandes puissances impériales que sont la Chine et la Russie (et leurs alliés), est indissociable de la formation d’un puissant camp anti-occidental, appelé par certains, avec une intention polémique, le « Sud global » (un ensemble hétérogène de pays « dominés ») opposé au « Nord global » (l’Occident supposé dominateur), ce qui fait craindre une « guerre des mondes[13] ». C’est pourquoi le refrain décliniste et les diagnostics de la décadence de l’Occident se remettent à circuler[14]. Or le thème du déclin de l’empire russe, pourtant menacé d’effritement et d’appauvrissement, ne circule guère dans les médias et les réseaux sociaux occidentaux. Voilà qui témoigne de la manipulation de la thématique décliniste par les services de propagande russes qui dénoncent litaniquement « l’Occident décadent », l’objectif étant d’intensifier la peur de l’avenir dans le monde occidental, et ainsi de démoraliser les Occidentaux.
Les Occidentaux « d’en haut » réagissent de deux manières, relevant l’une et l’autre d’un idéalisme moral aux effets pervers caractérisés. Les uns se lancent dans une croisade morale et armée pour imposer les comportements qu’ils jugent conformes aux vertus démocratiques et libérales, sans avoir tiré les leçons des échecs récurrents de cette politique des bonnes intentions. Les autres tendent à se réfugier dans la religion de la compassion moralisatrice, animée par l’amour exclusif des victimes, de leurs victimes. Leur confort intellectuel et moral est à ce prix. Ils ne veulent plus avoir d’autres ennemis qu’eux-mêmes, et, en conséquence, négligent ou nient les menaces réelles. Telle est la première conséquence du culte de l’Autre, ce culte idéologique dominant dans le monde des élites occidentales, et dont le néo-antiracisme et le néo-féminisme de ressentiment sont les principales traductions politico-culturelles. C’est l’adoration de « l’Autre » qui fait que le « Nous » est haïssable.
Ce qui est frappant dans l’évolution politico-culturelle du monde occidental, et qui reste à analyser dans tous ses aspects, c’est l’oscillation permanente qu’on y rencontre entre le sociocentrisme positif, fondé sur l’autosatisfaction (« nous sommes les meilleurs », « nos valeurs sont universelles ») et le sociocentrisme négatif, animé par le dénigrement systématique de soi et l’auto-accusation (« nous sommes les pires »), ce qui conduit à idéaliser les cultures ou les civilisations étrangères, même lorsqu’elles ne montrent hostiles à notre égard (« ils sont meilleurs que nous »). C’est ainsi que des Occidentaux en arrivent à pactiser avec leurs ennemis déclarés, voire à se soumettre à ces derniers, en commençant par épouser leurs valeurs et leurs normes, leurs mythes et leurs fantasmes. Le « masochisme moralisateur » consiste désormais, pour les Occidentaux, à se laisser séduire par les discours de propagande qui les stigmatisent comme « faibles » et « décadents », en passe de sortir de l’Histoire. On ne peut qu’espérer qu’ils se réveillent et s’affirment sur la scène mondiale, en se dépouillant de cette honte de soi mâtinée de haine de soi dans laquelle ils se sont enfermés.
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[1] Raymond Aron, « L’avenir de la France » (introduction), in L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Éditions Défense de la France, 1945, p. 27.
[2] Ibid.
[3] José Ortega y Gasset, Une méditation sur l’Europe [1949], édition établie par Jean Canavaggio, Paris, Bartillat, 2023.
[4] Louis Rougier, « Valeur et avenir de la civilisation occidentale », Revue des Deux Mondes, octobre 1958, p. 423.
[5] Arnold J. Toynbee (avec la collaboration de Jane Caplan), L’Histoire [1972], tr. fr. Jacques Potin, Pierre Buisseret et al., préface de Raymond Aron, Paris, & Bruxelles, Elsevier Séquoia, 1978.
[6] Expression employée par Octavio Paz, dans « Memento : Jean-Paul Sartre » (1980), in Rite et pénitence. Art et histoire, tr. fr. Claude Esteban & Jean-Claude Masson, Paris, Gallimard, 1983, pp. 89-103.
[7] Octavio Paz, op. cit., p. 93.
[8] Voir Géraldine Muhlmann, Pour les faits, Paris, Les Belles Lettres, 2023.
[9] Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2020.
[10] Pierre-André Taguieff, Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023.
[11] Léonora Miano, L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc, Paris, Le Seuil, 2023, p. 17.
[12] Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Paris, Grasset, 2005.
[13] Bruno Tertrais, La Guerre des mondes. Le retour de la géopolitique et le choc des empires, Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2023.
[14] Pierre-André Taguieff, Le Retour de la décadence. Penser l’époque postprogressiste, Paris, PUF / Humensis, 2022.