Contre la dictature des écrans et du numérique edit

17 mai 2019

L’univers Internet devait élever l’humanité. Il la dessert. Voici un propos qui a de plus en plus d’écho. Bruno Patino, journaliste aux responsabilités denses, soutient que l’utopie libertaire initiale a été balayée dans les laboratoires de psychologie comportementale et sur les marchés financiers. Son analyse aiguise le souvenir des travaux du théoricien critique des médias Neil Postman. Ce dernier plaidait, il y vingt ans, pour l’abandon de la télévision. Il serait probablement plus sévère encore face à l’omniprésence des écrans, petits ou grands.

Ces thèses aux accents inquiets (Patino) et parfois apocalyptiques (Postman) s’inscrivent dans un courant critique qui alimente de nombreux ouvrages pratiques et théoriques s’érigeant contre les effets addictifs et abrutissants de l’omniprésence des écrans. La perspective improductive, que Patino repousse mais que Postman soutient, serait de se passer des formidables capacités de développement de l’intelligence collective. L’essentiel consiste tout de même, notamment pour les enfants, à apprendre à mieux se servir de ces outils, sans s’asservir.

Nous sommes devenus des poissons rouges

Dans un essai récent essai[1], Patino rapporte qu’un poisson rouge, dans son bocal, n’a que 8 secondes de mémoire. Le Millénial, constamment connecté, aurait 9 secondes de capacité de concentration. « Nous sommes devenus des poissons rouges, écrit Patino, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés ». Appuyées sur les travaux les plus sérieux, citant autant Neil Postman que 1984 et le Meilleur des mondes, ces pages résultent de déceptions et d’inquiétudes.

Le rêve d’une délibération éclairée et d’une émancipation collective s’est évanoui. Ce qui devait renforcer la satisfaction devient agression permanente. Ce qui devait devenir économie du partage se transforme en prédation et captation généralisées. Il s’ensuit, concrètement, un sentiment permanent d’incomplétude, sciemment entretenu par l’industrie de l’hébétude. En régime de « data capitalisme », ciblage de la publicité et forage toujours plus profond des mines de données aboutissent à une surveillance panoptique de notre intimité. Des entreprises, les GAFA au premier rang, élaborent un environnement dans lequel l’humanité ne saurait s’épanouir. Inattention et compulsion, se doublent d’une addiction pathologique, dans une société « stroboscopique », où nous passons notre temps à jongler entre des sollicitations infinies. Les stimulations des plates-formes du divertissement produisent domination économique, manipulation démocratique, et régression sociale.

Dans la jungle des smartphones, Patino n’en dit peut-être même pas assez au sujet des insupportables incivilités du quotidien, dans les transports en commun ou les magasins. Il s’élève, en tout cas, contre ces cyber-milliardaires repentis et contrits qui promettaient un monde meilleur et interdisent maintenant à leurs enfants d’utiliser les tablettes et logiciels qu’ils produisent.

On peut réagir

Il y a danger quant à la nature même de l’information et du savoir, avec d’ailleurs une divergence croissante entre les médias classiques et les réseaux sociaux. Les technologies du divertissement, avec leurs sites et séries ne flattent pas les plus hauts instincts humains. Elles alimentent l’extension des « fake news » et un complotisme global, dont Patino trouve des racines chez « X-Files » et « Les Envahisseurs ».

Le docteur Patino livre ses ordonnances pour un nouvel humanisme digital : nécessaire désintoxication personnelle (plus facile à envisager qu’à réaliser) ; sanctuarisation de certains espaces de déconnexion (comme des zones non-fumeurs) ; éducation à la bonne utilisation de ces instruments ; révision du modèle économique des plates-formes. L’essentiel vise à reconquérir du temps et de l’espace pour une humanité aujourd’hui hypnotisée. Patino, sans défaitisme, estime possible de se relever : « Il y a une voie possible entre la jungle absolue d’un Internet libertaire et l’univers carcéral de réseaux surveillés ».

Son texte est à lire en format papier, smartphone fermé. Avec des propos à se remémorer à chaque reprise en main de son appareil de servitude numérique. Le portrait fondamental qui en ressort rappelle les saillies de Neil Postman (1931-2003) auquel Patino fait référence.

Contre un obscurantisme postmoderne et technologique

Postman, directeur du département de la Culture et de la Communication à New York University, n’aimait ni la télévision, ni Bill Gates, ni les ordinateurs, ni Internet, ni la publicité. Il proposait, en 1999, une synthèse de ses analyses qui l’ont conduit à tant de réserves[2].

Postman, qui ne refusait pas d’être considéré comme conservateur, se défend d’avoir voulu écrire un livre triste sur la perte des valeurs. Il n’en reste pas moins qu’on trouve dans son texte certains éléments de la célèbre maxime « tout fout le camp ». Nous sommes bien là, à la différence essentielle de Patino, en présence d’un « technophobe » revendiqué, qui écrit au stylo et qui accepte tout juste l’utilisation de la télécopie[3], technologie aujourd’hui disparue. Ses positions furent souvent jugées excessives. À condition de gommer quelques anachronismes et quelques traits exaltés, on trouve cependant des leçons à la Patino, si on peut se permettre l’expression.

Obsédés par la technologie et la vitesse, les contemporains de Postman vivent une culture saturée d’informations inutiles ou insensées. Vingt après, la remarque est certainement encore plus fondée. Tout s’est accéléré et les performances des appareils de communication sont incommensurablement plus élevées. Pour l’observateur qui publie en 1999, les enfants ne sont déjà plus vus comme des citoyens en devenir, mais comme des consommateurs qui peuvent être exploités. La télévision érode insidieusement les qualités du débat public. Le mot, la langue et l’écrit perdent de leur force quand ils sont véhiculés en masse à la vitesse de la lumière. Dans un monde d’images virtuelles, le sens critique s’affadit. Postman écrit donc à toute fin du 20e siècle qu’il devient urgent de se déconnecter.

Chez les économistes, le paradoxe de Solow est célèbre. On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité. Le paradoxe de Postman peut se formuler ainsi : les nouvelles technologies sont partout, sauf dans ce qui relève du progrès des connaissances et de la morale.

L’âge dit de l’information n’est pas un âge d’or. En tout cas ce n’est ni un âge de connaissance ni un âge de sagesse. Les informations (qui sont des gigaoctets de données) ne forment pas de la connaissance, c’est-à-dire un ensemble ordonné de pensées et d’idées. L’époque est marquée par une surabondance d’informations rapides, éphémères, accumulées au détriment de l’explication. Aux 18ème et 19ème siècles le problème était encore celui de la rareté et de l’accessibilité de l’information. Les journalistes résolvaient le problème de la rareté. Cette rareté s’étant transformée en trop plein, le rôle des journalistes, dans la presse écrite et télévisée, devrait être d’aider les lecteurs et spectateurs à se débarrasser du superflu. Or, selon Postman, ils participent aujourd’hui plus à l'amoncellement désordonné qu’à l’aide à la compréhension des informations.

Au regard de tout ce brouillage, Postman se pose explicitement en « ennemi du 20ème siècle », c’est-à-dire un adversaire d’une époque durant laquelle l’innovation technologique est devenue synonyme de progrès social et moral. On n’ose pas imaginer ce qu’il penserait d’un 21e  siècle qu’il aura peu connu.

Jeter ses écrans par la fenêtre !

Postman décrit la télévision comme une drogue qui étouffe la pensée personnelle et l’engagement politique, qui présente seulement des fragments de réalité, qui remplace une culture à vocation encyclopédique par une culture mosaïque immédiate. Dans une large mesure, il annonce la société « stroboscopique » de Patino.

Le problème, pour l’Américain, n’est pas tant la télévision en elle-même ni les émissions de divertissement, c’est que tout avec la télévision devient divertissement et dérision. Plus rien n’est sérieux. La distraction triomphe de la réflexion. La télévision a ainsi dénaturé la vie politique car on y débat plus d’images que d’enjeux.

Les programmes télévisés, par ailleurs, communiquent la même information à tout le monde. Tous les secrets des adultes – sexualité, criminalité, dissensions politiques, corruption, sadisme – sont révélés aux enfants. Devenue « grand éducateur », la télévision rend l’innocence et l’éducation impossibles.

Il est certain que les parents ont beaucoup perdu, notamment pour ce qui relève du contrôle de l’information de leurs enfants. La télévision a depuis longtemps été présentée comme le deuxième parent, les enfants passant plus de temps en face d’elle qu’avec leurs parents, notamment leur père. Les médias ont ainsi de plus en plus fortement concurrencé la place de la famille et de l’école dans la socialisation des jeunes. Selon Postman, si les parents veulent préserver de l’intimité et de l’autonomie dans leurs relations avec leurs enfants, ils doivent concevoir leur rôle comme une rébellion face à la société de l’information.

Alors que parents et enseignants s’inquiètent de l’ampleur de la violence à la télévision, de l’incapacité des enfants à distinguer la réalité de la fiction, Postman ajoute des craintes quant à l’infantilisation de la population et à la manipulation du public. Conclusion qui s’impose – et la couverture du livre publié en 1999 y incite - on doit jeter la télévision par la fenêtre. Il est plus que probable qu’il ajouterait les ordinateurs portables, les tablettes et autres appareils dits intelligents.

Faut-il prendre l’invitation au pied de la lettre ? Probablement pas. Mais à lire Patino, techno-enthousiaste devenu technophile inquiet, et à relire Postman, technophobe revendiqué, il faut, individuellement, se maîtriser, et, collectivement, reconquérir l’espace public. Vastes programmes !

 

[1]. Bruno Patino, La Civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention, Grasset, 2019.

[2]. Neil Postman, Building a Bridge to the Eighteenth Century. How the Past Can Improve our Future, New York, Alfred Knopf, 1999.

[3]. Postman écrit qu’il n’est pas un « dinosaure », mais il se plait à rappeler que ceux-ci ont survécu des millions d’années…