Poutine à la dérive edit

29 septembre 2022

On ne sait pas quand et dans quelles conditions s’achèvera la guerre en Ukraine mais il est déjà clair que les importantes décisions prises récemment par Vladimir Poutine, qui semblent dictées par un sentiment de panique, ne peuvent qu’accroître dangereusement les enjeux multiples du conflit et en prolonger la durée. Alors que son armée est réduite à la défensive en Ukraine, sauf dans une petite partie du Donbass où ce sont les mercenaires de Wagner, l’armée privée venue en renfort des troupes régulières, qui tentent de contre-attaquer, Poutine, faisant feu de tout bois, a pris dans l’urgence ces décisions qui risquent fort de se retourner contre lui, tant à l’intérieur de la Russie qu’au niveau international.

Ces trois décisions, capitales, sont la mobilisation en Russie, les pseudo-référendums dans les territoires occupés devant déboucher sur leur annexion et la menace d’utiliser l’arme nucléaire.

La première de ces décisions, peut-être la plus dangereuse pour lui, va pousser l’opinion russe à s’interroger enfin sur les raisons réelles de l’invasion de l’Ukraine et à comprendre qu’il s’agit non pas d’une « opération spéciale », qui ne la concernerait pas directement, mais d’une véritable guerre voulue par Poutine. L’exode de milliers voir de centaines de milliers de Russes pour échapper à la mobilisation et les nombreux actes de rébellion dans différentes régions de la Fédération ne peuvent que rompre le pacte non écrit entre le pouvoir et la population selon lequel Poutine faisait ce qu’il voulait à l’extérieur pourvu que celle-ci ne soit pas directement impliquée. Cette mobilisation, par ailleurs organisée dans les pires conditions, crée un malaise profond que le dictateur aura du mal à apaiser. La guerre a désormais atteint la Russie, ce que Poutine voulait initialement éviter à tout prix. Certes, il peut espérer que la fibre patriotique des Russes va être réveillée par son appel à défendre la nation contre « l’agression néo-nazie » : à ce titre la mobilisation s’inscrit dans le récit d’une guerre défensive et l’imaginaire d’une Russie attaquée de toutes parts. Mais la propagande a ses limites, et déjà apparaît une coupure générationnelle entre les anciennes générations qui peuvent adhérer au projet impérial grand-russe et les générations plus jeunes menacées par la mobilisation et moins sensibles à l’appel au patriotisme dans ces conditions. En outre, l’envoi au front de ces nouveaux conscrits mal préparés et peu motivés se traduira nécessairement par des pertes importantes qui ne peuvent qu’accroître le trouble de l’opinion. Rejouer dans ses conditions la « grande guerre patriotique » contre l’occupant nazi paraît difficile dans la Russie d’aujourd’hui.

La seconde décision est l’annexion prochaine des territoires occupés après les faux référendums organisés à la sauvette. Cette manœuvre ne peut qu’isoler un peu plus la Russie de la communauté internationale et, si l’Ukraine en récupère tout ou partie, pousser Poutine à accélérer sa fuite en avant, en prétendant que c’est la Russie elle-même qui est attaquée. Certes, en voulant opérer rapidement cette annexion, l’appel du pouvoir poutinien à défendre des territoires, désormais russes, attaqués par les « nazis ukrainiens » est censé là encore favoriser le réveil du patriotisme et renforcer l’imaginaire de la défense de la patrie. Mais c’est en réalité sur le sol ukrainien que ces conscrits se battront. Cette annexion, comme l’a déclaré le président ukrainien, interdit pour longtemps tout négociation et donc toute perspective de mettre fin au conflit. 

La troisième décision est la menace d’utiliser l’arme nucléaire. Si la mobilisation peut  diviser sa propre population, cette menace l’a d’ores et déjà isolé dans la communauté internationale. La récente réunion du Conseil de sécurité a montré la réalité de cet isolement. En particulier, la Chine et l’Inde, qui n’avaient pas condamné l’agression russe, viennent de prendre plus clairement leur distance avec la guerre de Poutine. De même que l’annexion des territoires occupés contredit les principes du droit international que ces deux puissances n’entendent pas renier publiquement, la menace nucléaire rompt le pacte international non-écrit en vigueur depuis Hiroshima, selon lequel l’arme nucléaire est essentiellement une arme de dissuasion. Son utilisation provoquerait un bouleversement complet du système international tel qu’il fonctionne depuis la dernière guerre et ne pourrait qu’isoler encore davantage la Russie, produisant une montée aux extrêmes du conflit.

Cet isolement de la Russie ne se manifeste pas uniquement par l’opposition d’un nombre croissant de gouvernements à la fuite en avant de Poutine mais aussi par celle des opinions publiques nationales. Dans les pays démocratiques, en particulier, les enquêtes internationales montrent que la popularité de la Russie et de Poutine se sont effondrées, y compris chez les sympathisants des partis d’extrême-droite. Les nations occidentales, unies pour défendre l’Ukraine, peuvent donc compter dans la période actuelle sur le soutien de leurs opinions publiques pour appuyer l’Ukraine. Ces évolutions sont sans doutes liées à la révélation des horreurs commises par l’armée russe, qui constituent des crimes contre l’humanité. La Russie poutinienne n’est pas celle de Staline et l’information circule malgré tout. La Russie portera longtemps les stigmates des actions catastrophiques de ses dirigeants… d’autant que les horreurs commises  ne peuvent que se multiplier dans le court terme puisque Poutine est dans les cordes et que la victoire de l’Ukraine n’est probablement pas pour demain.

Paradoxe de cette guerre, alors que Poutine y voyait le moyen de rétablir la puissance de l’empire soviéto-russe, de récupérer son statut de grande puissance et d’affaiblir un peu plus l’Occident démocratique, le contraire est en train de se produire : un Occident remobilisé, réarmé, renforcé et déterminé et une Russie à la dérive dont il deviendra clair aux yeux de tous qu’elle n’est plus une grande puissance et que son système politique, fondé sur la culture du mensonge d’État et sur l’usage de la force et de la terreur, aura prouvé son incapacité à faire de la Russie un grand pays jouant son rôle dans le concert des nations. L’Allemagne a porté durant plusieurs décennies le poids de son passé nazi. Le pouvoir russe, qui se comporte aujourd’hui comme le pouvoir nazi hier, subira le même sort et pour les mêmes raisons. Pauvres Russes et pauvre Russie !