Pologne-France: l’esprit de Nancy à l’épreuve des faits edit

26 juin 2025

Le 9 mai dernier, les relations bilatérales franco-polonaises ont connu un nouvel élan notable : le président Emmanuel Macron et le Premier ministre Donal Tusk ont en effet solennellement signé un traité bilatéral d’amitié à Nancy, la ville (symboliquement) la plus polonaise de France en raison de l’empreinte historique laissée par Stanislas Leczynski en Lorraine.

Clause d’assistance mutuelle en matière de défense, célébration des grandes figures franco-polonaises, coopération énergétique et nucléaire, affinités personnelles affichées, etc. : la séquence diplomatico-médiatique a été d’autant plus forte que les deux pays sont en froid depuis une décennie sur le plan européen en raison de l’opposition partisane entre le parti Droit et Justice (PiS) et les libéraux proeuropéens de la présidence Macron.

Toutefois, l’esprit de Nancy a été presque immédiatement été tempéré, le 1er juin, par la courte victoire du candidat du PiS, Karol Nawrocki, le « Trump polonais », aux élections présidentielles polonaises. Ceci a été perçu comme un revers pour la relance des relations franco-polonaises. En ce qui concerne Varsovie, Paris est en effet toujours prise entre l’espoir d’un nouvel axe pro-européen et la crainte d’une Pologne compulsivement atlantiste, indépassablement souverainiste et ouvertement réactionnaire.

Comment et pourquoi ce changement de pied dans les relations bilatérales ? Quelles sont les promesses (et les limites) de cet esprit de Nancy pour la France, pour la Pologne et pour l’Union européenne ? Et peuvent-elles résister à une nouvelle présidence PiS ?

Rattraper une décennie perdue

Entre France et Pologne, les relations bilatérales ont été longuement entravées par l’opposition entre les gouvernements PiS et les gouvernements Renaissance depuis une décennie sur des sujets essentiels.

D’un point de vue idéologique, électoral et partisan, les deux pays ont suivi des trajectoires divergentes. Pendant que la France passait de la présidence Hollande à la première présidence Macron, la Pologne, elle, donnait la victoire aux eurosceptiques réactionnaires et souverainistes du PiS. En 2015, l’élection du candidat du PiS, Andrzej Duda, à la présidence de la Pologne, puis, la même année, l’accession à la primature de Beata Sydlo et enfin, en 2019, la victoire du PiS aux élections générales, portant à la primature Mateusz Morawiecki, ont fait de la Pologne eurosceptique et réactionnaire la cible politique de la présidence Macron. Et réciproquement. Ainsi, durant les campagnes électorales européennes de 2019 puis de 2024, le PiS a constitué, aux côtés de la primature Fidezs de Viktor Orban, le repoussoir des europhiles libéraux. Et la France de Macron a été la cible désignée des campagnes du PiS.

Durant cette période, la France a porté le combat sur le plan institutionnel de plusieurs façons et notamment en soutenant le déclenchement, en 2017, de la procédure prévue par l’article 7, paragraphe 1 du Traité sur l’Union européenne contre la Pologne. En effet, les gouvernements PiS ont lancé des réformes du système judiciaire et des médias polonais qui constituaient pour Bruxelles et Paris des menaces sur le pluralisme, l’état de droit et la division des pouvoirs.

En réponse, la Pologne du PiS a mobilisé contre les pays fondateurs en général et contre la France en particulier son groupe parlementaire Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) durant la mandature 2019-2024 dont tout parlementaire français était absent. Remobilisant dans un sens souverainiste le groupe de Visegrad (V4), la Pologne du PiS a également déclenché plusieurs campagnes contre l’accueil des réfugiés syriens par les États membres, contre le concept, cher à la présidence Macron, d’autonomie stratégique européenne et contre le développement des capacités ou compétences fédérales de l’Union européenne.

Cela s’est traduit sur le plan économique par un recul des échanges bilatéraux franco-polonais. En 2024, la Pologne n’était plus que le 10ème partenaire économique de la France et, réciproquement, la France se classait au rang de 5ème partenaire économique de la Pologne. Le « miracle économique » polonais n’a donc pas bénéficié aux entreprises et aux intérêts français, classés loin derrière l’Allemagne. Bien souvent, les grandes entreprises étatiques françaises (Airbus hélicoptères, EDF), ont même eu l’impression d’être sanctionnées par le gouvernement polonais.

Autant dire que la brève décennie 2015-2025 peut, à bien des égards, être considérée comme une période de tensions entre les deux pays. Comment expliquer la « pentecôte politique » de l’esprit de Nancy ?

Comment « l’esprit de Nancy » a commencé à souffler

Le changement d’état d’esprit est discrètement préparé par la convergence entre France et Pologne dans le soutien à l’Ukraine à partir de l’invasion russe de février 2022. Très souvent qualifiée de pro-russe et naïve en Pologne, la France se rapproche des positions de Varsovie sur la nécessité d’aider l’Ukraine à assurer son autodéfense et sur le besoin de renforcer militairement le flanc est de l’OTAN comme de l’UE. Mais le tournant politique bilatéral est partisan et personnel.

Les élections législatives polonaises de 2023, immédiatement après la réélection d’Emmanuel Macron à la présidence française, avaient conduit à une courte victoire du PiS : celui-ci avait obtenu 35% des voix contre 30% à la Coalition civique de Donald Tusk. Mais, suite à la constitution d’une coalition parlementaire contre le PiS, c’est Donald Tusk qui, en décembre 2023 redevient Premier ministre de Pologne après un mandat comme président du Conseil européen. A Paris, c’est un soupir de « soulagement polonais » en voyant disparaître un gouvernement ouvertement hostile sur le plan politique et institutionnel.

La priorité de Donald Tusk n’est pas le réchauffement des relations avec la France mais bien plutôt le rétablissement de la place de la Pologne dans les institutions de l’Union européenne : malgré une courte majorité parlementaire, il réalise rapidement les réformes nécessaires pour que la Commission européenne déclare close la procédure de l’article 7 dès mai 2024. Pilier du Parti populaire européen (PPE) au Parlement européen, il obtient de la présidente de la Commission le portefeuille du budget, de la lutte anti-fraude et de l’administration publique pour Piotr Serafin dans la nouvelle équipe issue des élections de 2024.

L’esprit de Nancy et le rapprochement avec la France est la conséquence de ce nouveau cours pro-européen du gouvernement Tusk, de la dégradation des relations germano-polonaises durant le mandat d’Olaf Scholz à la Chancellerie et de l’élection de Donald Trump à la présidence américaine. Les deux partenaires cherchent en effet des appuis continentaux pour affronter ces temps de crise, surtout au moment où la Coalition civique, début 2025, lance sa campagne électorale pour les présidentielles polonaises contre le PiS.

Le traité d’amitié matérialise la recherche de ces relais. Et il est ambitieux car il prévoit une assistance militaire mutuelle au-delà des accords multilatéraux de l’UE et de l’OTAN. Et, gage de solidité pour les Français, il comprend un volet nucléaire.

Autrement dit, l’esprit de Nancy est moins pionnier qu’il n’y paraît : il procède autant d’ambitions conjointes que des faiblesses respectives des deux partenaires. Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas d’une alliance par défaut en période électorale. Les intérêts stratégiques des deux partenaires sont avérés et substantiels : la Pologne a besoin de diversifier ses alliances, ses débouchés et ses relais. Et la France espère bénéficier de la prospérité, du renouveau militaire et du poids institutionnel de la Pologne.

Reste à mesurer si et comment « l’esprit de Nancy » peut s’incarner.

Pallier les handicaps et surmonter les divergences

Pour que l’esprit de Nancy prenne corps, plusieurs pierres d’achoppement doivent être écartées et plusieurs handicaps doivent être palliés. Mais surtout, des résultats concrets doivent être produits à court terme.

La relance des échanges économiques civils et militaires, énergétiques et industriels est la pierre de touche essentielle de cette relance. Si la France et la Pologne ne la réalisent pas comme elles l’avait fait au tournant des années 2010, alors le traité restera lettre théorique ou acte de fois... Autre épreuve de vérité : la capacité de Paris et Varsovie à s’aligner sur la question ukrainienne et donc sur l’attitude à l’égard des Etats-Unis. Si un axe Paris-Varsovie peut entraîner Berlin et Bruxelles vers la table des négociations, un dissensus peut, lui, ruiner l’investissement stratégique européen en la matière. Une contribution franco-polonaise à un plan de cessez-le-feu serait une pierre essentiel à l’édifice de la posture stratégique de l’UE.

Les écueils sont avérés malgré l’alignement politique des dirigeants et les nécessités de l’environnement stratégique : la présidence polonaise dispose de nombreux outils pour contrecarrer ou suspendre les initiatives gouvernementales ; en outre, une offensive diplomatique américaine en Pologne est à prévoir en août au moment où le nouveau président PiS prendra ses fonctions ; et l’installation de l’équipe du chancelier Merz à Berlin peut de nouveau ressouder les relations germano-polonais au détriment du troisième pôle du « Triangle de Weimar » ce format trilatéral franco-germano-polonais.

L’incarnation de l’esprit de Nancy demande encore bien du travail…