L’écologie politique nous amène-t-elle sur la route de la servitude? edit

1 avril 2021

Friedrich Hayek fit paraître La Route de la servitude[1] en 1944 alors que la Seconde Guerre mondiale n’était pas encore arrivée à son terme. Cet ouvrage soutenait la thèse iconoclaste que, malgré leurs divergences sur d’autres points, le nazisme et le communisme avaient une racine commune dans leur haine du libéralisme et de l’individualisme. Il valut quelques déboires à son auteur et l’isola un temps de ses pairs avant qu’il obtienne finalement le prix Nobel d’économie en 1974[2]. Si le nom et l’œuvre de Hayek restent controversés, il mérite d’être lu. La Route de la servitude en particulier est un grand livre, qui peut nous aider à penser notre époque.

Les principes individualistes auxquels Hayek est attaché et qu’ont combattus le nazisme comme le communisme ne sont pas équivalents à l’égoïsme. Ils consistent, dit Hayek, à « respecter l’individu en tant que tel », à « reconnaître que ses opinions et ses goûts n’appartiennent qu’à lui » et à « croire qu’il est désirable que les hommes développent leurs dons et leurs tendances individuels ». Sa pensée s’inscrit dans la défense de l’autonomie du sujet. Combattue par différentes formes de totalitarisme au XXe siècle, ce courant philosophique issu des Lumières n’a fait que s’étendre et se développer par la suite dans les sociétés occidentales.

Dans son ouvrage, Hayek veut avertir ses contemporains des dangers que font courir aux sociétés libérales et aux individus partageant ce goût de la liberté les programmes politiques qui visent, parfois avec les meilleures intentions du monde et au nom d’idéaux élevés, à « une refonte totale de la société », en ne cherchant pas à « augmenter ou améliorer l’outillage existant » mais en décidant « de le mettre tout entier au rebut et de le remplacer ». Il cite en exergue d’un de ses chapitres cette phrase du poète Friedrich Hölderlin : « Ce qui fait de l’Etat un enfer, c’est que l’homme essaie d’en faire un paradis ».

Nazisme et communisme avaient rêvé un « homme nouveau », une société purifiée et régénérée. Ces expériences ont défini une bonne partie, la pire, du XXe siècle. Elles pourraient sembler derrière nous. Mais l’ambition qui les animait n’est pas née avec elles et ne s’arrête pas avec elles. C’est en cela que la lecture de Hayek a du sens aujourd’hui, quand resurgissent des programmes politiques prônant un virage radical des sociétés contemporaines. Tout un pan de l’écologie politique est concerné, sans qu’on sache bien s’il s’agit des dernières traces d’une radicalité activiste et marginale ou si c’est le début d’une vague nouvelle, plus inquiétante. Hayek n’est évidemment pas un oracle et il a certainement pu se tromper sur certains points. Mais beaucoup de ses arguments sont affutés et méritent d’être passés au crible de la situation contemporaine, dans une sorte d’exercice intellectuel.

Notons au passage qu’Hayek aurait pu être aujourd’hui un économiste de l’environnement. N’écrit-il pas (p. 44) qu’il y a des cas où « il y a une divergence entre les éléments qui entrent dans les calculs individuels et ceux qui affectent le bien-être social » ; et il poursuit que « chaque fois que cette divergence devient importante, il faut peut-être imaginer une autre méthode que la concurrence pour fournir les services en question ». À cet égard, il prend l’exemple « des effets funestes du déboisement, de certaines méthodes agricoles, de la fumée et du bruit des usines », dommages pour lesquels il faut « imaginer quelque chose qui remplace le mécanisme des prix ».

Mais l’écologie politique est loin de n’être qu’un programme environnementaliste. Son programme va bien au-delà de la préoccupation de réparer ou de prévenir les dégâts causés à l’environnement par les sociétés modernes. Il vise explicitement à une transformation radicale de ces sociétés, en renversant la plupart des tendances qui les ont fait évoluer jusqu’à présent. Les tenants de ce programme affirment que cette radicalité est absolument indispensable pour atteindre les objectifs environnementaux qui sont visés. On n’est pas forcé d’être d’accord avec cette idée ; en tous les cas elle peut être discutée, mais ce n’est pas l’objet de ce papier. Supposons simplement que le programme politique de transformation sociale puisse être indépendant et puisse être dissocié des objectifs purement environnementaux, ou si l’on pense que cette dissociation est impossible convenons qu’il faut étudier lucidement les conséquences politiques de ce choix.

Un programme anticapitaliste

Car le programme de l’écologie politique, du moins le programme français, est bien radical[3]. Beaucoup d’électeurs n’en ont probablement pas conscience car il n’est pas mis en avant dans le débat public qui porte avant tout sur les questions du climat et de l’environnement, constat sur lequel il y a un large consensus (à part quelques climato-sceptiques déconsidérés et très isolés). Ce programme est explicitement anticapitaliste, et d’une façon moins pensée il est aussi anti-individualiste. Pour s’en convaincre il suffit de se rendre sur le site d’Europe Ecologie les Verts et, dans la rubrique « Le projet », de consulter l’onglet « Bien vivre 2017 » qui « actualise le projet écologiste ».

La dénonciation du capitalisme y est omniprésente : « Le capitalisme, productiviste et consumériste, impose la marchandisation générale du vivant et du non-vivant. (…) Tous ces signaux sont inquiétants et nécessitent de déconstruire l’imaginaire capitaliste qui domine la planète et impose sa «volonté de puissance», son rapport de prédation à la nature, ses choix économiques, sociaux, politiques... »

Cette dénonciation conduit au choix d’une « société de post-croissance » où il sera « indispensable de prévoir et de planifier » en engageant une « politique volontariste » menée par « un État stratège face aux lobbys et aux puissances financières qui refusent de prendre le virage d’une société post-croissance ». Ce type d’orientation politique est ce que Hayek appelle le « planisme » qui veut se  substituer à la concurrence pour organiser toute la société en vue d’un but donné. Cette politique, dit Hayek, en prenant l’exemple de l’Allemagne du dernier tiers du XIXe siècle, a recours au protectionnisme et à la création, par incitations puis par contrainte, de monopoles.

Le programme de « Bien vivre 2017 » prévoit ainsi que des activités comme l’éducation, la santé, la protection de la nature et de l’environnement, mais aussi la culture, les transports, l’énergie ou les télécommunications « doivent demeurer sous maîtrise d’ouvrage publique et pouvoir déroger à l’exigence de rentabilité financière ». D’une manière plus générale, on lit dans le document qu’il « s’agit ‘d’écologiser’ l’ensemble des secteurs de l’économie », sans qu’on sache quel sera le sort des récalcitrants. Mais il ne fait guère de doute que le principe de la libre entreprise aura vécu puisque les « nouveaux principes de management » prévoient « la mise en place d’un processus permettant de passer de la soft law (mesures incitatives) à la hard law (mesures contraignantes) et d’accompagner les entreprises dans leur progression afin d’inscrire dans le dur de la loi les progrès réalisés ».

Un nouveau collectivisme?

Mais le plus important dans le programme de l’écologie politique, et ce que Hayek aurait probablement dénoncé avec le plus de vigueur, est son orientation clairement anti-individualiste. Hayek écrit des pages très pénétrantes au sujet du planisme et de la démocratie, qui trouvent un écho avec le projet de l’écologie politique. Son argument est que le collectivisme (qui découle de la volonté d’orienter toute la société de manière unilatérale, projet de ceux que Hayek appelle les « idéalistes unilatéraux »), fait faire à la société un formidable retour en arrière, la fait revenir à l’état des sociétés prémodernes où l’homme « était entravé par d’innombrables tabous » et « pouvait à peine concevoir la possibilité d’agir autrement que ses semblables ». Or il s’agit bien de cela dans le projet de l’écologie politique, rien de moins que de « changer de logique sociale et de système de valeurs, qui enferment dans le consumérisme, le ‘toujours plus’, les effets délétères de la compétition et la recherche de puissance ». Il faut mettre fin à « la multiplication des besoins matériels inutiles » et « en finir avec cette foi quasi religieuse dans le progrès ».

Mais comme l’explique Hayek, « il n’existe pas, ou de moins en moins, de ‘code moral complet’ qui indiquerait à chacun la façon de se conduire ». Au contraire, poursuit-il, « la morale a de plus en plus tendu à devenir une simple limite autour de la sphère à l’intérieur de laquelle l’individu peut faire ce qui lui plaît ». Et il conclut : « L’adoption d’un code éthique assez complet pour déterminer un plan économique unitaire signifierait un renversement assez complet de cette tendance ». N’est-ce pas quelque chose de ce genre que propose l’écologie politique en France ?

Hayek reconnaît néanmoins que les « fins individuelles » peuvent coïncider avec des « fins sociales », mais il limite cette idée au cas « où les idées individuelles coïncident ». Ce qu’on appelle alors des fins sociales « sont simplement des fins identiques d’un grand nombre d’individus ». Mais Hayek ajoute que « plus une action a de portée, moins il est probable qu’ils se mettront d’accord à son sujet ». Or, le problème avec l’écologie politique c’est qu’elle entend changer fondamentalement les modes de vie et les modes de consommation. Elle entend donc s’introduire dans la vie intime de chaque individu et transformer fondamentalement son orientation au regard de ce qu’elle est depuis des siècles.

Un rapport ambigu à la démocratie

Que risque-t-il de se passer alors ? Hayek l’explique de façon très claire. On risque de s’engager dans une voie « dont l’exécution requiert plus d’accord qu’il n’en existe en fait ». On aura, dit-il, défini le but par un terme vague, « comme par exemple ‘bien-être général’ qui ne fait que dissimuler l’absence d’un véritable accord sur le but du plan ». Et ce flou risque de conduire au discrédit des institutions démocratiques : « On en vient à considérer les parlements comme d’inutiles parlotes, incapables d’accomplir les tâches en vue desquelles ils ont été élus. » On sera de plus en plus conduit à penser que « pour arriver à un résultat il faut libérer les autorités responsables des entraves de la procédure démocratique ». Les tenants de l’écologie politique ont d’ailleurs par avance anticipé cette faiblesse, à leurs yeux, des institutions de la démocratie représentative, puisqu’ils proposent de développer hardiment la « démocratie directe » et de « généraliser les conventions de citoyens ».

L’idée de Hayek est qu’un projet politique fondé sur un plan total d’orientation ou de réorientation de la société dans tous les domaines ne peut trouver l’accord de tous sauf à rester vague sur le but à atteindre. Cette impossibilité d’un accord, un moment camouflée, finit par déboucher sur des mesures autoritaires imposées par une minorité qui elle, est bien d’accord sur les finalités. Pour lui, « lorsque le régime est dominé par une doctrine collectiviste, la démocratie finit inévitablement par se détruire elle-même ». Il remarque aussi fort justement « qu’il est au moins concevable que sous le gouvernement d’une majorité homogène et doctrinaire, la démocratie soit aussi tyrannique que la pire des dictatures ».

L’objet de ce papier n’est pas de prédire que la mise en œuvre du programme de l’écologie politique débouchera inéluctablement en France sur une formidable régression démocratique. Hayek lui-même aurait détesté cette sorte de déterminisme historique. Mais il vise à pointer les risques que fait courir aux libertés individuelles un projet politique (qui n’est pas simplement un projet écologique) visant à réformer fondamentalement les comportements et les désirs humains, tels qu’ils se sont manifestés depuis plusieurs siècles « avec le développement du commerce » qui a permis, dit Hayek, « de satisfaire des désirs sans cesse plus étendus » et d’enraciner chez les hommes la « croyance en la possibilité illimitée d’améliorer leur sort », désirs et croyance que l’écologie politique voudrait freiner ou réorienter.

Ceux qui sont attachés à la fois à la préservation de l'environnement et à la préservation des libertés individuelles doivent réfléchir aux moyens de rendre ces objectifs conciliables, ce qui n'est certainement pas une tâche impossible si l'on croit à l'ingéniosité humaine et aux progrès de la science mise au service de l'environnement.

 

[1] Friedrich A. Hayek, La Route de la servitude, PUF, « Quadrige », 2020, 1ère édition française 1946.

[2] Dans son excellent essai L’Appel de la tribu (Gallimard, 2021), Mario Vargas Llosa consacre un chapitre à Friedrich Hayek, un de ses mentors intellectuels.

[3] Ce n’est pas le cas des Grünen allemands qui défendent l’économie de marché et reconnaissent que les « échecs du marché » comme la pollution au sens large (y compris CO2), peuvent être corrigés par des mécanismes de marché (ils prônent une extension du système ETS).