L’Europe selon Macron: Jacques Fayette revient sur les analyses de Charles Wyplosz qui lui répond edit

11 octobre 2017

Charles Wyplosz a publié dans Telos deux analyses critiques des institutions européennes (la première le 6 septembre, la seconde le 28 septembre). Pour Jacques Fayette, ces critiques sont excessives et suggèrent la tentation du retour à un système purement intergouvernemental. Procès d’intention, répond Charles Wyplosz !

La critique de Jacques Fayette

Les 6 et 28 septembre dernier, notre excellent collègue genevois a publié dans Telos une analyse critique des institutions européennes et des propositions d’Emmanuel Macron pour en améliorer le fonctionnement et procéder à une véritable relance du projet européen. La première publication fait suite au discours d’Athènes et la seconde au discours dit de la Sorbonne.

Bien des points soulevés mériteraient des développements comme par exemple sa véritable hargne contre les fonds structurels et la PAC : « Les aides régionales sont plus destinées à acheter un soutien politique qu’à effacer les disparités ou accélérer la croissance ». Dans un pays comme le Portugal, les financements du FEDER (Fonds de Développement Économique Régional) ont permis de doter le pays d’un réseau routier moderne, de voies ferrées fiables, de réseaux d’alimentation en eau, de ports efficaces… souvent pour le plus grand bien de sociétés françaises ayant gagné les appels d’offre ouverts sur financement communautaire. Certes, dans certains pays ces aides sont mal utilisées voire détournées mais la faute en revient principalement aux États (maintenant aux Régions) et non pas aux services de la Commission. Quant à la Politique agricole commune, il écrit « la logique serait de renationaliser la PAC, laissant chaque pays libre de faire ce qu’il souhaite ». Si demain les politiques agricoles étaient purement nationales, il n’y aurait probablement plus de marché commun, et chacun demanderait des mesures à la frontière pour compenser les avantages dont auraient bénéficié les voisins. Cela ne signifie pas que la politique commune actuelle n’ait pas besoin d’une sérieuse refonte.

Charles Wyplosz soutient la proposition d’Emmanuel Macron voulant réduire le nombre de commissaires en affirmant que la règle existante est « un pays, un commissaire ». Mais la règle, en occurrence l’article 17§5 du Traité sur l’Union européenne (TUE), prévoit que le nombre est égal aux deux tiers du nombre d’États membres. Ce n’est qu’en juin 2008 qu’il a fallu céder (à l’unanimité) au diktat de l’Irlande pour organiser un second référendum sur le Traité de Lisbonne. On verra si ce principe est, comme prévu, remis en cause en 2019 pour la prochaine Commission ; il est vrai que d’ici là l’Irlande va avoir d’autres occasions de se frotter à l’UE…

L’affirmation « depuis toujours les Commissaires reçoivent des instructions de leurs gouvernements nationaux et n’hésitent pas à agir en fonction des intérêts de ces derniers » s’avère caricaturale. L’article 17§3 du TUE dispose que « les membres de la Commission ne sollicitent ni n'acceptent d'instructions d'aucun gouvernement, institution, organe ou organisme. » Certes les liens entre un commissaire européen, son pays et sa famille politique ne sont pas abolis et l’on peut déplorer que la présence de certains dans les vies politiques nationales soit excessive. C’est le caractère gouvernemental croissant qui pollue aussi la répartition des postes de responsabilité dans la Commission.

La critique de la bureaucratie bruxelloise est un sport à la portée de tous et la Commission Juncker a renoncé à plusieurs règlements nouveaux à la grande colère d’une partie du Parlement européen et de certains États. L’absence d’un règlement européen se traduira par 27 règlements nationaux et tout fabricant de jouets devra être conforme à chacun d’entre eux ; à charge pour les douanes nationales de le vérifier, d’où un retour à la situation antérieure à l’Acte unique. En tout état de cause, c’est « Bruxelles » la coupable. Il y a quelques années, un terrible accident d’autobus avait provoqué de nombreuses victimes en Grande-Bretagne, la presse anglaise avait mis en cause « Bruxelles » faute d’un règlement rendant obligatoires les ceintures de sécurité ! Cependant la Commission ne retient pas toutes les propositions ; ainsi n’a-t-elle pas retenu celle de Florian Philippot proposant d’interdire le meulage des dents des porcs.

Charles Wyplosz affirme dans les deux articles que le Parlement européen n’a pas été élu sur les sujets qu’il aura à débattre. Dans le premier : « Il faudrait une légitimité démocratique et donc un Parlement élu sur ces questions ce qui est malheureusement utopique par les temps qui courent ». Dans le second : « ce sont les bons vieux débats domestiques qui dominent les campagnes électorales. Les députés européens arrivent […] avec des mandats démocratiques qui ne concernent pas les sujets qu’ils auront à traiter. »

On se demande si notre collègue a suivi une campagne électorale européenne[1] et s’il est au fait des pratiques françaises concernant ce Parlement. Lors de la première élection au suffrage universel en 1979, sur liste nationale, le parti gaulliste dominant avait inventé la règle « du tourniquet » ; autrement dit chaque candidat élu n’effectuait qu’une partie du mandat pour laisser la place au suivant sur la liste, chacun devenant député européen l’espace d’une quinzaine de mois. Cette initiative eut pour effet de priver les élus français de tout poste important au Parlement et dans les commissions. De même, lors des élections de 2014, l’établissement des listes a vu les deux principaux partis français privilégier les candidats battus aux élections nationales, parfois incapables de s’exprimer dans une langue étrangère, au détriment de personnalités reconnues. Ce qui fit dire à un candidat non renouvelé, Gilles Savary : « on considère le Parlement européen comme un mandat d’attente, un lot de consolation ou une récompense de congrès… »

Quant aux campagnes électorales, les sujets débattus étaient bien des sujets européens, parfois pour contester des politiques menées et pour prendre connaissance des arguments échangés par les concurrents. Les médias ont certes marginalisé le sujet, une des principales émissions politiques ne lui ayant consacré aucun débat. Le ministère de l’Intérieur avait même envisagé un moment, par souci d’économie, de ne pas faire parvenir aux électeurs les professions de foi des candidats, au motif que cela n’intéressait pas grand monde !

Le Parlement européen produit des rapports de qualité, auditionne régulièrement des chefs d’État, des experts voire des responsables religieux, ce n’est donc pas « une institution en partie hors-sol ». Les milliers de jeunes qui le visitent en ressortent impressionnés, si bien que le procès qui lui est fait paraît singulièrement injuste. Certes le partage géographique entre Strasbourg, Luxembourg et Bruxelles entraîne des frais considérables, mais cela résulte du sommet d’Édimbourg en 1992 et du traité d'Amsterdam en 1999. D’ailleurs, lorsque le Parlement a voulu augmenter le nombre de ses sessions à Bruxelles, la France n’a pas manqué de saisir la Cour de justice. Ce gaspillage s’ajoute à celui du saupoudrage des agences européennes dans l’espace communautaire, effet direct du caractère intergouvernemental de l’institution.

Une idée d’Emmanuel Macron, reprise par notre auteur, soulève beaucoup d’interrogations : celle de listes transnationales aux élections européennes. La possibilité existe pour un candidat de se présenter sur une liste dans un autre pays que celui dont il a la nationalité (Maurice Duverger fut élu à Rome), mais on voit difficilement un électeur se passionner pour une liste sur laquelle pourrait ne figurer aucun candidat parlant sa langue, l’abstention qui en résulterait achèverait de discréditer l’institution.

Au total notre collègue semble pencher pour une Europe prônée en France par ceux qui veulent réduire le nombre des membres pour revenir à un système purement intergouvernemental. Ce serait se rapprocher d’une autre institution ayant siégé sur les bords du Léman et éviterait les surprises, car la SDN, on sait comment cela s’est terminé.

Jacques Fayette

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Réponse de Charles Wyplosz : un procès d’intention!

Jacques Fayette me fait un procès d’intention : “Au total notre collègue semble pencher pour une Europe prônée en France par ceux qui veulent réduire le nombre des membres pour revenir à un système purement intergouvernemental”. Je ne dis rien de tel et pour cause. Je ne cesse de regretter l’évolution intergouvernementale de l’UE. En réalité, je ne vois aucun désaccord de fond entre nous.

Sur « Bruxelles », il oppose les textes et la pratique. Je ne fais que déplorer la pratique, la pléthore de Commissaires et le fait que chacun d’entre eux reçoive des « conseils » de son gouvernement national, deux aspects qu’il ne contredit pas. La Commission est censée défendre les intérêts européens face à la tendance naturelle des États à défendre leurs prés carrés. Pour cette raison, les pro-européens veulent depuis toujours étendre les compétences de la Commission. C’est à courte vue et même contreproductif. Les gouvernements nationaux sont les premiers à en faire un bouc émissaire, y compris sur des décisions qu’ils ont explicitement approuvées, voire réclamées. C’est pour que l’Europe fonctionne mieux que j’appelle de mes vœux une clarification et une simplification du fonctionnement et des prérogatives de la Commission. Ce devrait être aujourd’hui la priorité des pro-européens.

Sur le Parlement Européen, je trouve navrant le contenu des campagnes, y compris en France. Les partis politiques restent focalisés sur les débats nationaux. Quand ils parlent d’Europe, ils prennent des positions qui leur permettent de se distinguer les uns des autres au niveau national, mais beaucoup de ces positions sont incompatibles avec celles défendues dans les autres pays par leur propre camp politique. C’est extrêmement rare que les partis nationaux harmonisent leurs positions pour la campagne électorale européenne, ce qui leur donnerait un mandat démocratique. En fait, ce n'est qu'une fois élus qu'ils négocient, au sein de leurs groupes parlementaires respectifs, leurs positions qui diffèrent souvent de celles qu’ils ont défendues durant leurs campagnes nationales. C’est en ce sens que j’ai employé le terme « hors sol » les concernant. C’est aussi pour cela que je souhaite que leurs positions soient négociées avant les élections. La logique voudrait des listes transnationales, et non quelques candidats venus d’un autre pays. Ce serait la naissance de vrais partis européens. Quant à la très coûteuse farce des deux sièges du Parlement européen, je n’en ai pas parlé, mais nous semblons être d’accord.

Il reste ma critique des fonds structurels et de la PAC, et là nous sommes en désaccord. Jacques Fayette nous rappelle que les fonds structurels ont grandement amélioré les infrastructures au Portugal. Il aurait pu mentionner d’autres pays, la Grèce par exemple. La question est celle de l’efficacité économique de ces dépenses, qui atteignent parfois 5% du PIB des pays récipiendaires. La recherche économique n’est guère encourageante. Quant à ma proposition de renationaliser la PAC, Jacques Fayette considère que « si demain les politiques agricoles étaient purement nationales, il n’y aurait probablement plus de marché commun et chacun demanderait des mesures à la frontière pour compenser les avantages dont auraient bénéficié les voisins ». C’est vrai que des aides nationales créeraient des distorsions sur le marché agricole, qui est une toute petite partie du marché commun, mais des garde-fous peuvent être aisément imaginés. Jacques Fayette admet que « ceci ne signifie pas que la politique commune actuelle n’ait pas besoin d’une sérieuse refonte ». C’est bien là la question. Toute réforme se heurte à un blocage net des pays récipiendaires, dont la France et la Pologne, et c’est pour cela que depuis des décennies les réformes ont non seulement été timides mais qu’elles ont surtout conduit à remplacer des mesures inefficaces et distorsionaires par d’autres mesures inefficaces et distorsionaires. Le résultat paradoxal est que les agriculteurs français et polonais, et bien d’autres, ne cessent de se plaindre de la PAC. Combien de temps allons-nous garder un système économiquement et politiquement coûteux ? Si Jacques Fayette a une meilleure idée politiquement faisable, je serai très intéressé.

Charles Wyplosz

 

[1] Jacques Fayette, professeur honoraire à l’Université Lyon 3, a enseigné pendant trente ans les grands problèmes européens, il a été consultant pour les Nations Unies, l’OCDE et la Commission européenne. En 2014, il a été candidat aux élections européennes dans le Grand Sud-Est, sur la liste menée par Sylvie Goulard.