UE: la guerre des voisinages européens n’aura pas lieu edit

6 septembre 2011

La chute du régime de Kadhafi va-t-elle faire basculer durablement le centre de gravité géopolitique du voisinage européen de l’Est vers le Sud, après deux décennies dédiées prioritairement à l’élargissement et l’espace post-soviétique ? Rien n’est moins sûr.

La vision de l’Union comme « jeu à somme nulle » dans lequel les Européens s’affronteraient pour répartir des ressources financières devenues rares ne peut être écartée d’un simple revers de manche, particulièrement après les multiples crises du système financier. D’ailleurs, la crainte d’une division des Européens a été ravivée récemment à plusieurs occasions, notamment lors d’une lettre signée en février 2011 se prononçant en faveur de transferts de fonds de l’Est vers le Sud par six Etats-membres, la France, l’Espagne, la Grèce, Chypre, Malte et la Slovénie. Cette opposition apparente entre l’Est et le Sud n’est pas nouvelle, puisqu’elle est apparue avec la disparition des systèmes communistes. Dans les années 1990, la question tournait autour de l’arbitrage entre l’élargissement européen et la politique méditerranéenne : l’Allemagne était le soutien inconditionnel des pays de l’Est de l’Europe, tandis que la France souhaitait conserver ses relations privilégiées avec le Sud de la Méditerranée. Le processus euro-méditerranéen du milieu des années 1990 se voulait ainsi une réponse à la politique d’élargissement. L’adhésion des pays d’Europe Centrale a par la suite produit une dynamique propre, qui, quand bien même ces pays ont parfois des intérêts divergents, devait amener nécessairement à la prise en compte des pays de l’espace post-soviétique, Ukraine, Azerbaïdjan et Géorgie en tête, pour différentes raisons. C’est en ce sens et afin d’éviter de nouvelles lignes de fracture que la politique européenne de voisinage incluant le Sud et l’Est a été créée en 2003-2004, alors que le projet initial ne concernait que les pays d’Europe Orientale.

L’équilibre à trouver entre le Sud et l’Est reste donc un champ de forces perpétuel, tant les perspectives divergent au sein de l’UE. Cette concurrence apparaît plus feutrée à la Commission que parmi les Etats-membres : la première est avant tout soucieuse de maintenir la cohésion d’ensemble de ses politiques et d’encourager l’émergence d’une approche commune. Les seconds sont quant à eux divisés selon un jeu assez prévisible, les Allemands et les Polonais poussant pour offrir davantage à l’Ukraine et aux voisins orientaux, tandis que les Français et les Italiens souhaitent réorienter la politique européenne vers le Sud. L’hypothèse de marchandages et de frictions lors de futurs sommets européens pour définir les grandes lignes du budget 2014-2020 s’avère donc plus que vraisemblable, les sommes allouées à la politique extérieure faisant en outre l’objet de débat par rapport aux autres priorités du moment. Les partisans d’une politique à l’Est pointent du doigt l’aide par tête pour demander davantage de fonds, alors que les partisans d’une politique au Sud estiment qu’il s’agit d’une fausse perception, due au coût exorbitant du conflit israélo-palestinien. Le montant d’aide par tête pour un Tunisien sous Ben Ali ou un Égyptien sous Moubarak s’élevait à moins de deux euros, un chiffre plusieurs fois inférieur à celui de la Moldavie.

Pourtant, en dépit de ce tableau potentiellement maussade, les Européens devront bel et bien trouver un terrain d’entente, à l’heure où les incertitudes s’accumulent. D’une part, les évolutions politiques vers davantage de pluralisme pourraient s’avérer réversibles dans les pays où les manifestants ont mis à bas leurs gouvernants (Tunisie, Egypte) ou ont suscité des réformes (Maroc). D’autre part, les évolutions de l’après guerre civile libyenne depuis la victoire du Conseil national de transition sont lourdes de risques, à tel point que l’on parle d’un possible « Afghanistan de proximité ». Ceci sans parler du régime syrien, dont les perspectives restent difficiles à appréhender. Il ressort de ces situations différenciées un sens de l’urgence bien légitime en faveur du Sud, qui ne peut susciter qu’un sentiment d’impuissance pour la présidence européenne polonaise.

Toutefois, faire des négociations budgétaires l’alpha et l’oméga de la politique européenne conduit à penser qu’il s’agit du seul véritable enjeu européen pour les pays concernés. Or, les avantages liés aux politiques européennes ne sont tous liés aux aides directes : la sensible question des visas, déliée des questions budgétaires, en est l’illustration la plus flagrante. De manière similaire, l’accès au marché européen est souvent un facteur d’incitation aux réformes plus puissant que l’attribution d’aides, qui, si elles sont mal distribuées, peuvent être captées par les élites et n’avoir aucun effet bénéfique réel pour les populations concernées. L’aide européenne doit donc aller aux Etats les plus à même de progresser sur le chemin des réformes, en premier lieu, favoriser l’esprit des réformes, renforcer les institutions de l’Etat de droit ou encore façonner un environnement socio-économique propice au développement durable.

Ainsi, c’est sur leurs mérites et non sur leur appartenance géographique que les pays concernés doivent être évalués et aidés. Le paradoxe veut qu’au moment où les pays du Sud s’ouvrent vers davantage de pluralisme, les pays d’Europe Orientale connaissent des trajectoires très mitigées. L’Ukraine de la « révolution orange », ce grand moment de protestation de décembre 2004, voit l’une de ses héroïnes, Ioulia Timochenko, en proie à une détention provisoire depuis le 5 août pour un motif que beaucoup jugent de nature politique. La Biélorussie reste fidèle à son modèle politique autocratique, et quant au Caucase, il n’offre que peu de garanties. Les partisans d’une politique pro-Est, qui affichait il y a encore quelques mois une certaine suffisance face à une frange Sud considérée en marge de l’histoire démocratique récente, voit là s’affaiblir l’un de leurs principaux arguments. A contrario, la politique française, volontiers négligente sur la question des réformes politiques qui constituait pour les concepteurs de l’Union pour la Méditerranée un obstacle politique au développement de relations équilibrées entre les deux rives, marque également le pas.

Dès lors, il convient de se mettre d’accord sur des règles communes et un sens des priorités afin de définir une allocation des ressources européennes optimales afin de participer à la transformation de son voisinage. C’est à cette condition que l’UE pourra réellement peser sur son environnement stratégique immédiat.