La société américaine est malade edit

9 mars 2018

L’attentat du 14 février dernier dans une école de Floride, qui a entraîné la mort de 17 personnes, en majorité des adolescents, victimes d’un tueur fou de 19 ans, a entrainé une série de réactions aussi contradictoires que spectaculaires. Ces réactions ont servi de révélateur de la crise profonde qui frappe l’Amérique. Elles constituent aussi un avertissement pour les Européens tant les risques de contagion sur notre continent sont importants à l’heure d’Internet et des plateformes numériques.

Fake news et réaction imprévue des victimes

Deux phénomènes se sont manifestés dès l’annonce de la tuerie. Ils ont profondément agité la société américaine et ont été abondamment commenté par les médias. Tout d’abord, et dans les heures qui ont suivi l’information, des sites participatifs liés à l’extrême droite et coutumiers des thèses complotistes ont commencé à nier l’événement, le qualifiant de fake news. Or, ces sites, 4-Chan, 8-Chan ou Reddit, ont une large audience qui leur accorde un certain crédit comme l’a souligné, dans le cadre d’une longue enquête, le Washington Post du 28 février dernier.

C’est alors que c’est produit le second phénomène, tout aussi significatif. Alors que lors des précédentes tueries, les victimes survivantes s’étaient tues et avaient accepté sans trop de contestation les bonnes paroles des élus républicains les assurant de leurs prières et de leur compassion, cette fois les jeunes qui avaient frôlé la mort se sont exprimés devant les caméras. Avec une grande énergie, ils ont mis en cause la classe politique, lui reprochant sa passivité, son incapacité à légiférer sur le contrôle des armes à feu et son hypocrisie en faisant croire que des prières suffiraient à régler un problème d’ampleur nationale. Les chaînes de télévision, à l’exception de la très conservatrice Fox News, ont offert une large couverture à ces adolescents, très à l’aise devant les caméras, qui ont adressé à leurs ainés un message de bon sens : pourquoi ne faites-vous rien face aux meurtres de vos enfants et au lobbying indécent de la NRA (National Rifle Association) ?

La désinformation des sites extrémistes

Les réseaux extrémistes qui avaient dû admettre l’évidence, c’est-à-dire que la tuerie avait vraiment eu lieu, ne restèrent pas longtemps muets. Le 19 février, quatre jours plus tard, ils propagèrent l’information selon laquelle, les jeunes qui avaient tenu l’antenne avec succès étaient en fait des acteurs payés par de mystérieux opérateurs et donc dénués de toute crédibilité. Ils attaquèrent en particulier un des lycéens, David Hogg, en soulignant que son père était un ancien agent du FBI et que, par conséquent, le FBI, ennemi notoire du président Trump avait monté une machination pour affaiblir la Maison Blanche et les Républicains ainsi que leurs fidèles amis de la NRA.

Ces pseudo-révélations furent relayés par Fox News, la plus écoutée des chaînes d’information avec 2 millions de téléspectateurs quotidiens, et reprises massivement par les réseaux sociaux. Dans une intéressante étude publiée dans Wired, le 28 février, on estime que dans l’heure qui suivit leur publication il y a eu 660 retweets dont 30% portaient sur des comptes ayant plus de 45 000 abonnés. De ce fait les principales plateformes numériques furent rapidement débordées et Facebook et YouTube placèrent ces sujets en tête de leur offre numérique.

Ce fut manifestement un échec des algorithmes et modérateurs censés bloquer les fake news. Comme le montre Frédéric Filloux dans sa Monday Note du 25 février, le fait que les deux plateformes proposent en permanence à leurs millions d’abonnés des tendances ou trending news les rend vulnérables face à une information très populaire qui s’impose d’elle-même, y compris quand elle contient une grande part de contrevérité.

À la suite des protestations des familles des lycéens et de nombreux usagers, les réseaux sociaux furent obligés de s’excuser et d’effacer précipitamment les milliers de textes et d’images qui affirmaient contre toute évidence qu’un acteur anonyme avait pris la place des victimes.

L’analyse de Wired va cependant plus loin dans l’examen des chiffres. Elle démontre qu’en retweetant pour les condamner les informations mensongères, des opérateurs libéraux comme le New York Times ou Chelsea Clinton ont involontairement accru l’audience de celles-ci et cela dans des proportions considérables.

Les leçons d’un traumatisme national

Le massacre du 14 février comporte donc plusieurs leçons importantes même si les conséquences de ce traumatisme national peuvent orienter le pays dans des directions différentes voire opposées. L’exploitation rapide de cet événement par de nombreux sites idéologiquement très marqués à l’extrême droite, racistes, antisémites ou néonazis, mais qui conservent des liens avec une frange du parti républicain au pouvoir et soutiennent Donald Trump, est un fait à prendre sérieusement en considération. Il existe désormais un bloc de médias alternatifs qui dispose de financements non négligeables et qui est apprécié par des millions d’usagers qui les consultent par le biais de Facebook ou de You Tube. Comme le remarquent les observateurs les plus lucides, les responsables de ces dangereuses divagations ne sont pas des Russes malfaisants mais des citoyens de l’Amérique profonde. Ces derniers combinent leur haine de l’establishment avec l’appât du gain grâce à la publicité qui apprécie encore trop souvent leur audience.

Pourtant les manifestations pathétiques des lycéens de Floride ont eu un retentissement que personne n’avait prévu et que les médias traditionnels, presse écrite et télévision ont amplifié. Les élus républicains, de Floride largement financés par la NRA, ont été contraints eux aussi d’en tenir compte et de reculer légèrement sans pour autant rompre avec le puissant lobby des armes.

Plus préoccupantes pour l’industrie des armes à feu ont été les décisions de plusieurs chaînes de magasin de restreindre les ventes des armes les plus dangereuses et de tenir compte de l’âge des acquéreurs. Elles n’avaient d’ailleurs pas le choix car elles étaient menacées de boycott par de nombreux parents soucieux de la protection de leurs enfants. Même Trump, ce grand ami de la NRA a esquissé une timide proposition de réglementation pour apaiser une colère dont l’impact sur les midterm elections de novembre 2018 risque d’être dangereux, surtout dans un Etat clef comme la Floride.

On peut affirmer sans exagérer que l’avenir politique des Etats-Unis repose sur l’issue d’un affrontement entre un ensemble solide et prospère de systèmes de communication utilisant surtout les réseaux sociaux et diffusant une vision manichéenne d’un pays menacé par les migrants, les libéraux et la finance internationale et qui doit donc rester armé jusqu’aux dents. En face, se développe un mouvement exprimant la colère de nombreux citoyens lassés de la passivité des politiques qui refusent de résister aux lobbies des armes et de l’activisme de riches libertaires qui rêvent d’un Etat faible, incapable de protéger les jeunes et les plus démunis.

Le vote de novembre permettra sans doute de décider lequel de ces deux camps assumera le sort de la société américaine.