La réciprocité dans le commerce international: une fausse bonne idée edit

19 mars 2019

Donald Trump aime manifestement les idées simples. En matière de politique commerciale, une ligne de conduite paraît s’imposer à lui : la réciprocité. Plus précisément, lorsqu’un partenaire commercial taxe davantage les importations d’un bien en provenance des États-Unis que les États-Unis eux-mêmes ne taxent les importations de ce même bien en provenance de ce même pays, il exige que ce pays baisse son droit de douane. Dans son Discours sur l’état de l’Union de 2019, il demandait une augmentation de ses pouvoirs en matière de politique commerciale, un ‘US Trade Reciprocal Act’ et déclarait :  “If another country places an unfair tariff on an American product, we can charge them the exact same tariff on the same product that they sell to us.” Il tweetait le 24 juin 2018 : « le commerce international doit être équitable et ne doit plus être une rue à sens unique. »

Les États-Unis utilisent la menace d'une augmentation de leurs droits de douane sous couvert de réciprocité afin d'inciter tous les pays plaçant des barrières commerciales additionnelles sur les produits américains à les enlever. En juin 2018, il menaçait ainsi les voitures européennes de surtaxes douanières sous le prétexte que les voitures européennes entrant aux Etats-Unis sont taxées à 2,5 pour cent, alors que les voitures américaines entrant en Europe le sont à 10 pour cent. Le 4 mars 2019, il menaçait l’Inde de retirer la préférence commerciale appelée Système Généralisé de Préférences (SGP) que lui accordent les États-Unis, au motif que l’Inde taxe excessivement les importations de produits américains.

Cette idée de réciprocité provient d'une vision mercantiliste du libre-échange : si on a un surplus avec un pays, on gagne ; sinon, on perd. D'où le souhait de Donald Trump de réduire le déficit commercial et de prôner un commerce équitable (« fair trade »). 

La réciprocité peut-elle constituer un principe de base des politiques commerciales ? Ce qui est a priori une bonne idée (du « bon sens »), souffre, si on l’examine de manière approfondie, d’un manque de cohérence.

Il existe en fait trois formes de réciprocité commerciale.

(i) La réciprocité « à la marge » est un principe accepté par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il implique que lors d’une négociation multilatérale sur la libéralisation commerciale, des pays s’offrent des concessions équivalentes en termes d’ouverture des marchés et donc de croissance potentielle de leurs exportations respectives. Ce principe était même un fondement de la politique commerciale américaine depuis la seconde guerre mondiale.

(ii) La réciprocité bilatérale va plus loin. Elle correspond à une réciprocité en niveau, et non en variation. Elle exige le même niveau de protection globalement (donc sur l’ensemble des biens importés) chez les partenaires commerciaux que le niveau de protection qu’on applique aux partenaires.

(iii) La réciprocité bilatérale et sectorielle va encore plus loin puisqu’elle implique que chaque partenaire commercial des Etats-Unis applique, par secteur, le même niveau de protection douanière aux exportations américaines que les États-Unis appliquent aux exportations de ce pays dans le même secteur.

Donald Trump exige alternativement la réciprocité bilatérale (quand il menace l’Inde de lui retirer son statut SGP) et la réciprocité bilatérale et sectorielle (dans les cas des voitures européennes). Il utilise pour cela des menaces de représailles, en prétextant qu’il ne s’agit que de réparer une injustice. Evidemment, puisqu’il s’agit du marché le plus important au monde, les partenaires commerciaux sont tentés de céder.

Il y a une vieille tradition aux États-Unis, celle des Reciprocitarians, qui revendiquent la réciprocité dans les échanges commerciaux : elle a été défendue par Ronald Reagan, Bruce Babbit ou encore Walter Mondale. Elle a été théorisée par la science politique américaine, notamment par Robert Axelrod, dans The Evolution of Cooperation, qui explique la supériorité de la stratégie du talion (« tit for tat ») dans les relations sociales et politiques, pour susciter des comportements coopératifs.

Or d’un point de vue économique, peu d’arguments défendent le principe de réciprocité bilatérale.

Primo, les gouvernements du monde entier ont tendance à penser que la libéralisation commerciale d’un pays dépend de son degré de compétitivité : un pays compétitif, riche, performant, pourra ouvrir ses frontières aux produits étrangers alors qu’un pays pauvre, peu compétitif, ne pourra pas affronter la concurrence étrangère et s’en remettra donc à la protection qu’offrent des barrières douanières. Parallèlement les pays riches ouvrent leurs frontières aux pays les plus pauvres en leur accordant des régimes préférentiels. Donc, en règle générale, les pays pauvres  se protègent davantage des importations étrangères qu’ils ne sont pénalisés par le protectionnisme du reste du monde (c’est le cas, en 2016, de 82% des 47 pays les moins avancés), alors que les pays riches rencontrent sur leurs exportations vers le reste du monde un protectionnisme plus important que le protectionnisme qu’ils imposent à leurs frontières (c’est le cas, en 2016, de 75% des 36 pays de l’OCDE[1]).

En outre l’OMC n’est jamais avare de flexibilité et le principe de réciprocité « à la marge » s’est accommodé d’un traitement spécial et différencié qui prévoit que les pays les moins avancés n’aient pas de concessions à faire lors des négociations commerciales et les pays à revenu intermédiaire en aient moins à faire que les pays riches.

La réciprocité bilatérale semble de toute façon difficile à appliquer dans un monde où le niveau global moyen de droit de douane par pays s’échelonne de 0% à Hong Kong et Macao, à 27% dans les Bermudes.

Secundo, le niveau des droits de douane imposé par un pays globalement et dans chaque secteur dépend non seulement de facteurs économiques, mais aussi historiques et politiques. Facteurs économiques parce qu’une économie est plus ou moins compétitive macroéconomiquement (niveau des salaires, des taux d’intérêt, du prix de la terre, prix des matières premières et des biens intermédiaires, taux d’inflation, taux de change, infrastructures, …) et a des avantages comparatifs dans certains secteurs et pas dans d’autres (technologie disponible, richesses dans certains facteurs de production, …). Facteurs historiques parce que certains pays ont une histoire qui structure leur politique commerciale actuelle. La politique commerciale de l’Union européenne est évidemment marquée par son passé colonial. Dans son livre Clashing over Commerce : A History of US Trade Policy, Douglas Irwin montre bien comment les faits économiques de l’histoire des États-Unis ont façonné sa politique commerciale. On peut aussi citer les pays d’Amérique du Sud qui ont généralement des droits de douane peu différents d’un secteur à l’autre, en grande partie conséquence de leur gestion macroéconomique dans les années 1970. Enfin, la structure par secteur d’une politique commerciale reflète des conditions politiques intérieures : par exemple l’influence politique des producteurs de coton et de sucre aux États-Unis…

Tertio, comme souligné précédemment, les droits de douane ne sont pas les seuls facteurs de compétitivité : il y a aussi le niveau des salaires, le niveau des taux d’intérêt, la qualité des infrastructures… Pourquoi niveler les droits de douane seulement ? Si les États-Unis ont dans certains secteurs des droits de douane inférieurs à ceux imposés par leurs partenaires, ils ont souvent une productivité du travail supérieure, des infrastructures de meilleure qualité, un meilleur accès au capital…

Voyons maintenant l’impact potentiel de l’application de ce principe. Il n’est pas négligeable. Appliquer la réciprocité bilatérale et sectorielle augmenterait les niveaux de protection aux Etats-Unis de manière significative : vis-à-vis de la Chine, le droit de douane moyen des Etats-Unis augmenterait de 30% globalement et la protection moyenne des États-Unis vis-à-vis de la Chine serait multipliée par 2,5. Vis-à-vis de l’Union européenne, ces chiffres sont de 22% et de 1,9.

En comparant les niveaux actuels de protection par secteur aux États-Unis et en Europe, appliquer une réciprocité conduirait les États-Unis à augmenter leur protection sur l’Europe dans les secteurs des viandes et produits laitiers, des produits alimentaires transformés, de la pêche, et des véhicules à moteur. Cependant, l’Union européenne, en appliquant le même principe pourrait augmenter sa protection contre les produits américains dans l’habillement et le cuir, et les minéraux. En ce qui concerne la Chine, selon le même principe, les États-Unis pourraient accroitre leur protection dans les secteurs des véhicules à moteur, des animaux, de la pêche, des produits alimentaires transformés, des viandes et produits laitiers, mais si la Chine faisait de même, elle pourrait augmenter sa protection sur les importations en provenance des États-Unis dans les secteurs de l’habillement et du cuir, du textile et des biens d’équipement pour le secteur du transport.

Tout ceci au risque non seulement d’enclencher de nouvelles guerres commerciales, mais aussi de mettre en péril toutes les chaînes de valeur internationales !

En conclusion, il semble que Donald Trump utilise toutes les ruses de la rhétorique et du populisme, pour éviter de parler de l’essentiel. Son premier combat était la réduction du déficit commercial américain. Mais celui-ci s’accroit depuis le début de sa présidence : en 2018, il a atteint 621 milliards de dollars, soit une augmentation de 69 milliards en un an, et avec une croissance de plus de 10% du déficit avec la Chine !  C’est le plus important déficit depuis 10 ans. C’est normal car dans une économie, le déficit extérieur reflète un excès de dépenses privées et publiques par rapport au produit intérieur brut. Creuser le déficit public américain par des baisses d’impôt implique quasi mécaniquement de creuser le déficit extérieur. Appliquer des droits de douane vis-à-vis d’un pays n’aura pas d’effet sur le déficit global. C’est comme, face à la montée des eaux, enrocher l’accès à la mer devant une maison : cela ne fera que faire passer l’eau par le côté plutôt que par la façade.

 

[1] Tous les calculs effectués dans cette note l’ont été à l’aide de la base MacMAP-HS6 du CEPII.