Le difficile aggiornamento du Maroc sur les femmes et les mœurs edit

26 février 2018

Le Maroc a récemment ouvert aux femmes la possibilité d’être « adoul ». Les adouls sont des auxiliaires de justice qui rédigent des actes authentiques dans les domaines relevant du statut personnel et des transactions immobilières. Leurs fonctions sont issues de la nébuleuse d’institutions se rattachant au « droit islamique », même si elles sont, désormais, définies par le droit positif marocain. L’ouverture de cette profession aux femmes a été voulue par le roi du Maroc. Elle est symbolique, car elle contredit le principe hérité du « droit islamique » selon lequel le témoignage d’une femme vaudrait moitié moins que le témoignage d’un homme. Concordance des temps, elle précède l’adoption, par le gouvernement, du projet de loi sur les violences faites aux femmes, qui vient d’être attaqué par une campagne du MALI (Mouvement alternatif pour les libertés individuelles) au motif qu’il ne pénalise pas le viol dans le mariage. Concordance des temps, encore, une pétition a été postée sur Change.org afin d’obtenir la libération d’une femme d’affaire marocaine condamnée et emprisonnée pour adultère.

Hind El Achabi se trouve, en effet, en prison depuis seize mois, et rien n’indique qu’elle en sortira avant le terme de sa condamnation : deux ans. Il ne s’agit pas, ici, de faire le chroniqueur judiciaire, d’entrer dans les détails de l’affaire ou de décrire la personnalité d’Hind El Achabi. Ces détails, discutés dans les médias marocains et, particulièrement, dans des « commentaires » souvent affligeant postés par les lecteurs, n’ont qu’un intérêt très relatif. Le fait essentiel est qu’elle a été condamnée au motif qu’elle aurait deux enfants adultérins et, partant, qu’elle aurait eu des relations sexuelles illicites. Au Maroc, les relations sexuelles sont passible d’une condamnation pénale lorsqu’elles ont lieu en dehors du mariage. Autrement dit, non seulement une personne mariée n’a pas le droit d’avoir de relations sexuelles avec une autre personne que sa conjointe ou son conjoint, mais une personne non mariée n’a tout simplement pas le droit d’avoir des relations sexuelles. En cas de relations sexuelles avec un partenaire du même sexe, la peine est aggravée.

Disons-le tout net, cette loi n’est pas appliquée de manière sourcilleuse, loin de là même. Tout d’abord, elle ne concerne pas (de facto) les étrangers. Ensuite, il est de notoriété publique que l’adultère et les relations sexuelles en dehors du mariage vont aussi bon train au Maroc qu’ailleurs. L’esprit libéral du pays s’exprime dans le fait que les autorités publiques ne cherchent nullement à s’immiscer dans la vie privée du citoyen. Récemment, le ministre de la Justice, Mohamed Aujjar, a déclaré que « les relations sexuelles entre personnes consentantes ne regardaient pas la société ». Il n’empêche que la résilience, dans le droit positif marocain, d’un interdit explicitement référé à l’islam contribue à limiter gravement le droit de tout un chacun à disposer de son corps, accompagne d’inquiétude les relations sexuelles hors mariage et, ponctuellement, affecte cruellement la vie des individus. C’est ainsi qu’il y a quelques années, l’affaire du « Baiser de Nador » avait conduit deux collégiens devant le Procureur du Roi de la ville parce qu’ils apparaissaient s’embrassant sur une photographie postée sur Facebook. Séparés de leurs parents, ils avaient passés plusieurs jours dans des institutions de rétention pour mineurs. L’affaire alla jusqu’à une juridiction de jugement où ils furent relaxés. On imagine, toutefois, l’impact d’un tel traitement chez des adolescents.

Bien évidemment, la loi ne distingue pas entre les genres lorsqu’elle pénalise les relations sexuelles illicites. Il arrive donc que des époux adultères se retrouvent, pour quelques heures, au commissariat de police, s’ils ont été surpris en flagrant délit. Ce n’est, toutefois, pas une condamnation à la prison ferme, comme dans le cas d’Hind El Achabi. Etre une femme semble ainsi constituer implicitement une condition aggravante. Un récent fait rapporté par la presse marocaine en offre un exemple significatif, bien que d’une gravité moindre. Une collégienne et un collégien avaient été surpris par une professeure en train de s’embrasser dans une salle de classe vide. Un conseil de classe réuni d’urgence décida du transfert du collégien dans un autre établissement et exclut purement et simplement la collégienne. La sanction du conseil de discipline fut annulée, mais il est évident qu’une partie du mal avait été fait. L’emportement vertueux du conseil de discipline montre que, spontanément, la conduite des filles et des femmes est jugée à une aune différente de celle des garçons et des hommes.

Pareillement, la non pénalisation du viol conjugal comme, du reste, l’interdiction de l’avortement viennent rappeler que les femmes n’ont que partiellement la maîtrise de leur corps. Elles n’ont aussi droit qu’à la moitié de l’héritage de leur parents (une part pour les frères, une demi-part pour les sœurs). L’une des raisons avancées pour justifier, au-delà du prescrit coranique, cette anomalie, et qui figure toujours dans les cours d’éducation religieuse dispensés dans les établissements scolaires, est que les frères devront prendre en charge leur famille alors que leurs sœurs seront prises en charge par leurs époux ou, si elles ne se marient pas, par leurs frères. L’ensemble délimite ainsi un dispositif de minorité féminine que la réforme modérément progressiste du Code du statut personnel de 2004, n’a pas éliminé mais à probablement et paradoxalement fortifié. Il en est, en effet, de certaines règles comme des cheveux sur la tête d’un presque chauve : moins il en reste, plus on tient à les conserver. Il en découle qu’on ne se préoccupe pas trop de savoir si les dispositifs médicaux dont on use à cet effet sont sains ou malsains, anodins ou dangereux. Maintenir une police des mœurs inconfortable et léser les femmes dans certains domaines, c’est afficher une identité islamique à laquelle s’attache, pour beaucoup de gens, la respectabilité et la civilité. Sur toutes ces questions – auxquelles il faudrait ajouter la dépénalisation de l’homosexualité –, le Maroc marque volontairement et obstinément le pas. Une part de ses élites par conviction que sa cohésion est en jeux dans ce refus d’aller plus avant et une autre, bien qu’affectant une posture libérale, par crainte que forcer le pas n’amène plus de maux que de biens. 

Ainsi, alors que le Maroc défend un islam tolérant – du « juste milieu » – et s’attache à construire une société pluraliste, son difficile aggiornamento sur les femmes et les mœurs vient prouver, une fois de plus, que les réformes incrémentales ne sont pas l’unique panacée des politiques de modernisation. Ecartons, d’abord, l’argument éthique à l’encontre de ce type de réformes, qui est qu’elles décident de maintenir dans une situation insatisfaisante ou franchement douloureuse un nombre important de personnes au bénéfice d’une amélioration soutenable et non destructrice de la cohésion sociale (ou de l’économie, selon les cas). Le choix de préférer la stabilité peut, jusqu’à un certain point, se défendre, s’il ne signifie pas l’immobilisme et s’il permet une amélioration constante. Toutefois, si elle ne produit que de l’immobilisme, cette défense apparaît difficile. Il est clair que les institutions gouvernementales marocaines ne veulent pas courir le risque d’une fragmentation de la cohésion sociale en prenant à contrepied l’identité islamique, telle qu’elle semble perçue par une partie clairement conservatrice de la population. De nombreux acteurs et commentateurs de la politique marocaine se plaisent, d’ailleurs, depuis des années, à souligner que les partisans de la modernisation des règles concernant les mœurs, les femmes et la liberté individuelle seraient perçus comme « occidentalisés » et donc illégitimes, ce qui est un argument supplémentaire pour ne pas lancer des réformes qui auraient du mal à être défendues. L’argument s’avère, toutefois, peu convaincant, car il sous-entend que leurs positions seraient audibles, s’ils étaient légitimes. C’est tout simplement faux. Ils ne sont pas légitimes parce que leurs positions heurtent les préjugés des conservateurs ; ce qui est en cause, ce n’est pas ce qu’ils sont mais ce qu’ils soutiennent. Aucune légitimité ne les préserverait s’ils prenaient à rebours le sens commun des conservateurs et des petits entrepreneurs de morale. Le fait d’être lui-même un alim (savant religieux) et d’être diplômé d’Al-Azhar n’a pas empêché le réformateur égyptien, Ali Abderraziq (1888-1969) de voir condamner son ouvrage, L’Islam et les fondements du pouvoir.

Sociologiquement, la politique des petits pas consistant à moderniser par petites touches, à ouvrir la profession d’adoul aux femmes ou à déclarer que « les relations sexuelles entre personnes consentantes ne regardaient pas la société » ne permet pas de lever l’obstacle que le conservatisme impose à l’autonomie des individus et à l’égalité entre hommes et femmes. Pourquoi ? Parce que le conservatisme en matière de mœurs comme, du reste, l’ensemble des préjugés ne sont forts que parce que les institutions sociales les protègent et les promeuvent. Dans son ouvrage Comment pensent les institutions (Paris, La Découverte, 2004), l’anthropologue Mary Douglas montre comment les institutions créent les jeux de catégorisations qui régulent les interactions sociales. C’est dire que les institutions ont un rôle central dans la résilience des règles et des préjugés. Si les institutions montrent qu’elles ne respectent pas ce qu’elles veulent conserver ou respectent ostensiblement ce qu’elles veulent changer, elles produisent, dans le premier cas, la fin de ce qu’elles cherchent à préserver et, dans le second, la perduration de ce qu’elles veulent modifier. Tocqueville a montré que la Révolution française avait notamment été rendue inéluctable pas la manière dont la monarchie et une partie de l’aristocratie critiquaient les privilèges qui soutenaient pourtant un ordre que ni l’une ni l’autre ne voulaient profondément changer. Le Maroc est en train de montrer que l’excessif respect pour les « constantes » du Royaume, autrement dit, dans le cas qui nous occupe, pour l’interprétation conservatrice (même si modérée) de la référence islamique, rend impossible le respect de la liberté individuelle et de l’égalité des droits pour les femmes qu’une partie de ses élites souhaite sincèrement promouvoir.

L’idée d’une réforme incrémentale du droit s’appliquant aux mœurs (les conduites, elles, ont déjà largement changé) bute, en effet, sur ce paradoxe : les institutions de gouvernement s’abstiennent de changer le droit par crainte de ce que pourrait penser et faire une partie de l’opinion et cette opinion ne change pas d’avis précisément parce que les institutions expriment de la déférence pour ce qu’elle croit. C’est la recette la plus courte et la plus efficace de l’immobilisme, lequel permet la tranquillité de presque tout le monde au prix d’une myriade de souffrances ponctuelles réputées supportables.