Les jeunes, l’univers de la défense, et l’ordre régalien: une vision inattendue et peu connue edit
Les relations des jeunes avec le monde des institutions et des forces régaliennes sont généralement appréhendées par le prisme de certains stéréotypes solides, dont certains ne sont pas dénués de fondement, mais dont d’autres ne véhiculent qu’une interprétation très partielle de la réalité. Si, à l’instar de leurs aînés, les jeunes entretiennent un rapport chargé de défiance avec les institutions et le personnel politiques, s’ils se sentent éloignés et circonspects à l’égard de l’ordre judiciaire, en revanche les forces responsables de l’ordre public et de la défense bénéficient de jugements plus nuancés. Des études récentes sur les dispositions des jeunes Français à l’égard du champ professionnel de la sécurité et de la défense viennent combler la relative méconnaissance scientifique quant aux rapports que ceux-ci entretiennent avec les institutions régaliennes. Le monde de la sécurité ne les rebute pas et est loin de les laisser indifférents. Celle-ci fait partie du contrat social et du pacte démocratique. La « sûreté » est du reste, depuis plus de deux siècles, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme l’un des droits naturels et imprescriptibles, avec la liberté, la propriété, et la résistance à l’oppression (art. 2). La sécurité, sa version moderne, est un droit fondamental pour tout citoyen. Les jeunes en ont bien conscience, et leur regard en la matière fait souvent preuve de maturité, tout en n’étant pas dénué d’esprit critique et de vigilance démocratique.
Leurs opinions à l’égard des acteurs de la sécurité, et plus largement en matière d’ordre public et d’enjeux de défense ne sont évidemment pas univoques tant la jeunesse est plurielle, traversée par les fractures sociales, culturelles et politiques qui sont à l’œuvre dans l’ensemble de la société française. Néanmoins, certains traits d’attitudes dominants méritent d’être mentionnés.
L’armée et la jeunesse: une relation forte
Tout d’abord l’ampleur de la confiance dont bénéficie l’institution militaire témoigne de la disparition de l’antimilitarisme qui dominait dans les décennies qui ont suivi 1968 et qui pouvait être encore actif dans certains segments caractéristiques de la population, notamment marqués à gauche, dans les générations précédentes. Aujourd’hui, l’armée est l’institution qui suscite une opinion quasi unanimement favorable dans la jeunesse. Neuf jeunes Français sur dix (90%) lui font confiance, parmi lesquels 51% tout à fait confiance[1]. Et un jeune sur deux (49%) pourrait éventuellement envisager de s’y engager, parmi lesquels 18% en sont même certains[2]. L’armée indéniablement offre des opportunités de formation et de carrière attractives dans une période de précarisation des emplois. Mais au-delà elle peut répondre aussi à la quête de sens et aux valeurs d’engagement qui participent aux changements repérables des attentes des jeunes dans leur relation au travail. C’est en partie ce qui peut expliquer son attractivité, notamment dans les segments de la jeunesse les plus démunis en matière de formation et de diplôme.
Un regain de patriotisme est observable. Plus des deux tiers des jeunes (67%) affirment qu’en cas de péril pour le pays, ils seraient prêts à se battre y compris jusqu’au sacrifice de leur vie, dont 29% le sont certainement et 38% peut-être[3]. Et si cette disposition est plus prononcée parmi les jeunes hommes (79%), les jeunes femmes ne sont pas en reste (55%).
Les jeunes générations ont intégré les menaces pouvant à plus ou moins long terme peser sur la sécurité et la cohésion nationale : 60% pensent que dans les années qui viennent il existe beaucoup et assez de risques pour qu’ait lieu une guerre civile en France, 58% une guerre mondiale, et 47% une guerre mondiale sur le sol français. Et pour la première fois, une large majorité d’entre eux se prononce pour un retour du service militaire obligatoire (66% des jeunes hommes et 42% des jeunes femmes[4]. Enfin, l’institution militaire est considérée par une proportion significative de Français, un quart (23%), comme la plus à même de gouverner le pays, et les jeunes se rallient à cette perspective en plus grand nombre : 32% % des 18-35 ans (contre 15% des 65 ans et plus)[5].
Autorité, sécurité, civisme: des valeurs qui ont pris un coup de jeune
Si la liberté reste une valeur cardinale pour les générations nouvelles, on observe depuis quelques années une demande croissante d’ordre et d’autorité dans l’espace public. Plusieurs travaux, notamment ceux d’Olivier Galland et de Pierre Bréchon, ont montré que si la progression d’un libéralisme culturel et permissif dans le renouvellement générationnel se confirme, la demande d’ordre public et de protection se fait entendre y compris dans la jeunesse[6]. L’ampleur de la défiance envers les institutions et les responsables politiques ainsi que l’effritement du socle de la confiance démocratique contribuent à cette propension. Certains signes sont révélateurs de cette inclination pour l’ordre public. À la suite de la conférence du Président Macron le 16 janvier 2024, les Français ont plutôt réagi favorablement aux différentes mesures proposées relevant d’une attention portée à l’éducation civique et à la cohésion nationale, et la majorité des jeunes a assenti à celles-ci, même si c’est moins que l’ensemble de la population : 56% des 18-24 ans et 65% des 35-34 ans sont favorables au doublement du nombre d’heures d’éducation civique à l’école (77% de l’ensemble des Français), 64% des 18-24 ans et 72% sont pour l’apprentissage de la Marseillaise à l’école primaire (75% dans l’ensemble de la population) , respectivement 58% et 66% pour la généralisation du Service national universel en classe de Seconde (72% dans l’ensemble de la population), enfin 62% et 69% pour l’expérimentation de la tenue unique à l’école dans une centaine d’établissements (69% dans l’ensemble de la population)[7].
L’univers de la sécurité hors du champ militaire n’est pas sans attractivité non plus. Dans le contexte d’une société française où la défiance institutionnelle caractérise le rapport d’une large majorité de citoyens, la confiance des jeunes à l’égard des métiers de la sécurité dénote. Les deux tiers d’entre eux (65%) ont confiance dans la police et les trois quarts (76%) dans la gendarmerie. Et ces dernières ne sont pas sans compter dans leurs projets professionnels : 37% des jeunes pourraient envisager un métier dans la police et 41% dans la gendarmerie. Quant à la sécurité privée, elle attire professionnellement 37% d’entre eux[8].
Les jeunes Français ont donc intégré l’univers de la sécurité comme un pourvoyeur d’emplois et d’engagement. Pour justifier une possible attirance pour ces métiers, les jeunes mettent d’abord en avant des raisons ayant une dimension morale où l’altruisme est un moteur premier : la défense et la protection des citoyens est une motivation qui s’impose (59% des réponses). Les motifs d’ordre régalien sont aussi présents, mais à un moindre degré. Le respect de la loi et le maintien de l’ordre sont cités par un tiers des jeunes (34%), et plus souvent par les étudiants de l’enseignement supérieur (37% contre 31% des jeunes ne disposant pas du bac). Les aspects liés à l’action et à l’enquête qui peuvent être au cœur des métiers de la sécurité les séduisent aussi (respectivement 37% et 28%)[9]. En revanche, les motifs liés à la carrière ou à la rémunération ne figurent qu’au second plan. Ainsi les métiers de la sécurité attirent-ils beaucoup plus en raison de leur finalité qu’au travers des bénéfices dont ils sont éventuellement porteurs. On retrouve là un certain idéalisme et une quête de sens qui caractérisent les jeunes générations actuelles dans leurs engagements professionnels.
Jeunesse et police: une relation tout en nuance
Contrairement à ce qui est souvent dit, la jeunesse et l’univers de la sécurité ne sont pas des mondes séparés et entretiennent plus d’interactions qu’on ne le croit. Les idées reçues dans ce domaine sont battues en brèche tout particulièrement en ce qui concerne les relations entre les jeunes et la police dès lors que l’on examine les appréciations des jeunes eux-mêmes en la matière. C’est une question éminemment sensible qu’il faut aborder non seulement avec précaution, mais aussi à partir de données recueillies auprès d’un échantillon suffisamment large et représentatif pour disposer d’une certaine validité et dépasser le champ complexe des faits divers tragiques, aux conséquences délétères[10]. La perception globalement positive que les jeunes ont de la police n’exclut pas leurs interrogations quant à l’usage de la force par celle-ci. Plus des deux tiers d’entre eux (68%) considèrent que la police est trop violente dans certaines situations qui ne le méritent pas, et une même proportion qu’elle ne sanctionne pas ses agents lorsqu’ils agissent de manière fautive. La perception d’une police qui est trop violente eu égard à des situations qui ne le mérite pas est plus saillante parmi les jeunes femmes (72%), les habitants de la région Île de France (73%), les jeunes qui se situent à gauche de l’échiquier politique (84% des jeunes se positionnant à gauche contre 70% de ceux qui se classent au centre et 58% à droite). Les jeunes d’origine extra-européenne sont aussi plus nombreux à partager cet avis (79%). Enfin, seul un gros tiers des jeunes (37%) s’accorde sur l’idée que la police traite de manière équitable tous les citoyens. Ces proportions témoignent de la sévérité avec laquelle les jeunes peuvent juger la police. C’est indéniable. Toutefois, la lucidité et les capacités de réflexivité sur ces sujets les conduit aussi à se montrer clairvoyants sur d’autres éléments de perception les relations de la police avec la population. Ils ont conscience des difficultés auxquelles sont confrontées les policiers pour faire respecter l’ordre public. Ainsi les trois quarts d’entre eux (77%) acquiescent-ils à l’idée qu’ils font l’objet d’agressions et d’insultes, et une proportion quasi équivalente (73%) considère qu’elle n’est pas assez reconnue pour son dévouement. Les deux tiers jugent qu’elle est efficace et compétente, mais qu’elle n’a pas assez de moyens. Du reste, sept jeunes sur dix considèrent que la police par exemple est présente sur le terrain et accessible[11].
La violence reste un sujet qui clive. L’opinion des jeunes est partagée quant à l’acceptabilité des violences commises par les policiers dans l’usage de leur fonction. Une moitié d’entre eux (48%) pense que ce n’est jamais acceptable parce que les policiers se doivent d’être exemplaires même s’ils se sentent menacés, tandis qu’une autre moitié admet que ces violences peuvent être acceptables en raison de la violence à laquelle les policiers sont confrontés. Sur cette question les jeunes de gauche se distinguent fortement. Bien que les trois quarts d’entre eux (75%) se disent conscients du fait que les policiers font l’objet d’insultes et d’agressions, seuls 18% considèrent que les violences en retour peuvent être acceptables.
La légitimité de l’usage de la force est un autre point qui fait débat. L’un des fondements de l’Etat moderne démocratique est qu’il a le monopole de la contrainte physique légitime et de l’usage de la force pour faire respecter l’ordre public. L’institution policière est l’un des acteurs essentiels qui en a la charge. La reconnaissance de cette légitimité régalienne divise là encore la jeunesse. Une majorité (54%) partage cette vision, mais une minorité conséquente (46%) la conteste, et chez les jeunes de gauche, c’est une large majorité (76% de ceux qui se positionnent très à gauche et 65% à gauche).
Si la quasi-unanimité des jeunes (92%) acquiesce à l’idée qu’il existe de graves problèmes entre les jeunes et la police, leur jugement à ce sujet n’est pas celui que l’on croit. Ils sont plus nombreux à considérer que c’est la faute des jeunes (23%) plutôt que la faute de la police (6%), et une large majorité se range à l’idée que les torts sont partagés (64%). Quels que soient les segments de la jeunesse, c’est toujours une petite minorité qui retient la thèse de la seule responsabilité policière, y compris parmi les jeunes se positionnant à gauche (11%). S’ajoute à cela que leur optimisme quant à la possibilité d’améliorer les relations entre les jeunes et la police domine très largement. Plus de huit jeunes sur dix (87%) en sont convaincus. Le désamour entre les jeunes et la police est donc loin d’être une fatalité[12].
Dans une période où la confiance institutionnelle est mise à mal, où les antagonismes sociaux et politiques se polarisent fortement, la façon dont les jeunes considèrent et se représentent les métiers de la sécurité, leurs principes de fonctionnement comme leurs limites, apparaît originale. La jeunesse, souvent soupçonnée de déficit civique et de désaffection pour l’intérêt général, a une perception nuancée et équilibrée des forces et des enjeux de sécurité. Les avis circonstanciés qu’elle exprime sur des sujets souvent difficiles à arbitrer, invitent à la considérer sous un visage renouvelé qui est insuffisamment pris en compte par les pouvoirs publics et même au-delà.
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[1] Anne Muxel, Les Jeunes et les métiers de la sécurité et de la justice. Images, représentations et attractivité, Continuum Lab, Groupe Intériale, www.continnumlab.fr, octobre 2023.
[2] Idem.
[3] Idem.
[4] Enquête Les jeunes et la guerre, DGRIS/CESA/IPSOS.
[5] Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF, vague 15, février 2024.
[6] Olivier Galland, « Y-a-t-il un décrochage générationnel sur les valeurs en Europe ? », dans Pierre Bréchon (dir), Les Européens et leurs valeurs, Entre individualisme et individualisation, Grenoble, PUG, 2023, p. 221-235.
[7] Sondage ELABE « Les Français et la conférence de presse d’Emmanuel Macron », 17 janvier 2024.
[8] Anne Muxel, Les Jeunes et les métiers de la sécurité et de la justice. Images, représentations et attractivité, op. cit.
[9] Idem.
[10] Idem.
[11] Idem.
[12] Idem.