La sublimation de l’ethos populaire dans les quartiers de gentrification edit

9 mai 2019

Rituel des samedis, la mobilisation parisienne des Gilets jaunes a tout pour saisir d’effroi le bourgeois. Ironie de la vie : le style popu rustique et débonnaire, venu tout droit des terroirs de la France profonde, celle des « vrais gens », émerge comme une tendance prisée des quartiers investis par les couches intellectuelles. Tel est l’un des bijoux d’information révélé par No fake, le livre de Jean-Laurent Cassely, qui entreprend une exploration esthétique et anthropologique des centres urbains remodelés par la gentrification. « L’arrivée d’artistes, de créatifs et d’intellectuels, de professionnels de la culture et de cadres du privé dans ces quartiers modestes s’accompagne d’une réécriture hyper française du folklore local populaire, largement perturbé par ces arrivées. Cette transformation est particulièrement palpable dans les quartiers de l’est parisien, dans lesquels tout bistrot ou restaurant sophistiqué se doit de rendre hommage aux traditions populaires autochtones ». En 2014, dans le 11e arrondissement, 32% des ménages avaient pour personne de référence un cadre supérieur ou une profession libérale, contre 30% en 2009.

Le glamour de la culture populaire

Point central des recherches de Jean-Laurent Cassely, qui de livre en livre, se dévoile comme un critique gastronomique contrarié (son étude sur La Révolte des premiers de la classe s’intéressait aux nouveaux artisans des métiers de bouche, voir le compte rendu sur Telos du 30 mai 2017) : la restauration et les modes du bien manger. Ainsi dans le 11e arrondissement, à l’initiative de jeunes entrepreneurs, se répand une mode culinaire à la Jean Gabin qui vénère le jambon-beure, l’œuf mayo, l’andouillette, le chou braisé et la tête de veau, le tout servi sur des nappes vichy à petits carreaux rouge et blanc, jouxtant un comptoir en zinc. Ces restaurateurs ont saisi le parti à tirer de l’imaginaire d’une France fantasmée auprès d’une population en quête d’une expérience authentique et humaine : « Il faut que je sente que le lieu peut répondre à certaines descriptions comme « dans son jus », « indépendant », « incarné ». Et là je sens que c’est incarné, c’est quand l’ambiance du lieu tient à la personne qui en est le gérant, ou alors à un salarié qui est particulièrement drôle, fantasque ou sympathique. Quand c’est l’humain qui est mis en avant », dit l’un d’eux, ayant scanné mentalement l’éventail de détails qui attise la curiosité et l’appétit sur un diaporama d’Instagram.

Parmi les enseignes recensées qui ont fleuri récemment entre Bastille et Belleville, l’auteur met à l’honneur un restaurant datant de 2017. Aux bons crus, un relais routier dont l’exacte réplique existe dans le 16e arrondissement, relève de l’initiative de deux jumeaux tout juste trentenaires. Il n’a jamais probablement accueilli un seul « authentique » routier et ses clients y déboulent en vélo, en transport en commun ou en Uber. Le lieu est un hymne historique au bistrot populaire des années 60, exaltant les saveurs de la cuisine de ménage, roborative certes mais fleurant les produits locaux (y a toutefois été ajouté un pot-au-feu végétarien), avec son décor reconstitué minutieusement -miroir, moulures des appliques, carte des vallées viticoles. Cet établissement fournit une version plausible d’un routier de l’époque des Trente Glorieuses, sauf qu’ici on pratique des prix conformes aux standards parisiens.

L’appropriation par les couches cultivées de signes appartenant aux couches populaires, chemises achetées chez des artisans ou des friperies, parfois l’adoption du bleu de travail ou de la casquette, l’installation de pistes de pétanque, l’ensemble introduit un brouillage symbolique entre modes de vie des classes moyennes et ceux des familles modestes. En 2013, Karen Bettez Halnon[1] inventoriait dans un livre (The Consumption of Inequality) le chic du pauvre comme une tendance « sympa » de la mode et les médias – un élément qu’elle rapproche de l’angoisse du déclassement assaillant une partie des couches moyennes.

L’improbable culture hipster

L’auteur part aussi à la découverte de la culture hipster. Figure sociale peu usitée en France, le hipster jouit d’une résonnance dans le contexte américain bien que le terme soit ceint d’un nuage conceptuel tant il recouvre des goûts et des comportements variés. On peut le saisir à travers sa culture vintage : tour à tour fan de groupes de rock dissidents, adeptes de disques vinyle et autres technologies datées comme les montres–calculatrices Casio. Il se remarque parfois par son appartenance au milieu des créateurs de l’alimentation artisanale comme le brasseur de bière, le boulanger bio ou le spécialiste de boissons au café composées à partir de l’expresso (le barista). On trouve aussi des hipsters, toujours des hommes, au sein de la galaxie de l’Internet occupant des postes de journaliste, community manager ou développeur. Le signe le plus frappant, pourtant, c’est son apparence, image inversée du cadre fringant : barbe, moustache, casquette de camionneur américain, chemise à carreau de bûcheron, jogging Adidas et bonnet en toute saison. Autrement dit, le hipster est un rat des villes qui met en scène une rusticité de bon aloi et pince les cordes de la nostalgie d’une époque enchantée – n’importe laquelle, celles des hippies ou celle des années 60 (les tables de formica) ou celles des années 80 (le minitel).

Le hipster a fait son nid à Brooklyn, manifestant son dédain de la culture mondialisée et des lieux où se concentrent les milieux d’affaires et les foules de touristes, comme Manhattan. Loin de l’esthétique Airspace, ces univers qui diffusent une esthétique générique où l’on a l’impression d’être nulle part (les aéroports, l’hôtellerie de luxe concurrencée par Airbnb dont les offres d’appartements se sont adaptées à ce style neutre épuré, les espaces d’autoroute, etc.), le hipster a transformé des entrepôts et des usines à l’abandon en troquets, en galerie d’art ou salles de spectacles : du neuf qui se glisse dans l’habit du vieux. Le brooklynisme réhabilite les matériaux bruts, le style néo artisanal, les formes rétro et les espaces « cosy ». Ici pullulent les petits cafés indépendants et les bistros gourmands ainsi que les enseignes dédiées à la culture vegan et bio : bref des endroits chaleureux pour la restauration et les loisirs de la creative class, ces acteurs des économies modernes estampillés par le géographe urbaniste Richard Florida.

Revival de l’authenticité du village ou le marketing sans cesse réinventé

Jean-Laurent Cassely mène son enquête sur les quartiers de la gentrification au fil d’une méditation sur le vrai/faux, la quête d’une authenticité qui puise son ressort dans la reconstitution frénétiquement réaliste d’un univers révolu, instillant d’ailleurs par là l’idée que « c’était mieux avant ». Pour ce faire, il emboite le pas de deux sémiologues, Umberto Eco (La Guerre du faux) et Jean Baudrillard (avec son concept d’hyper réalité), qui ont pensé la modernité et la culture du regard reconfigurées au prisme des nouvelles technologies de la communication et de la puissance de l’image.

No fake invite aussi à une réflexion sur la classe créative. Bien sûr, la réinvention de formes culturelles d’une époque sur l’autre est le mouvement de balancier presque éternel de l’histoire de l’esthétique, et dans un cadre marchand, elle dérive des techniques habituelles du marketing. On peut toutefois s’interroger sur le sens à attribuer à ce revival du passé, cet imaginaire d’un village fantasmé conçu par et pour les classes cultivées, celles dont, précisément, le levier d’action proclamé est souvent l’innovation, voire la disruption avec l’ancien monde – le rêve des techis les plus en pointe, c’est de transposer la vie sur Mars ou de vaincre la mort.

Un des paradoxes de la modernité, c’est que le numérique, qui place l’internaute dans un brouillard solitaire, active en retour la recherche de liens, de relations de face à face, de communautés ancrées dans un territoire. La creative class l’a vite compris : la vie médiatisée par les écrans atteint rapidement ses limites, le bien être repose sur un art de vivre hédoniste, dont la conversation, la bonne chère et la convivialité constituent l’essence. Les politiques urbaines se sont adaptées à cette demande et les espaces pour se rencontrer, pour organiser des événements intellectuels ou festifs, et pour délivrer toutes sortes de services remodèlent les quartiers, créant autant d’îlots dans lesquels se fabrique un entre-soi nonchalant – une ambiance connotée bohème, attractive aussi pour les touristes. Des unités mixtes pour le travail, pour la culture et pour l’échange, poussent comme des champignons, et des lieux de co-working, hacker spaces, makerspaces, tech shops, media labs, et autres incubateurs de startup se substituent aux ateliers d’autrefois. Des habitacles pour des pratiques alternatives et des salles de sport se multiplient.

Les familles populaires sont progressivement chassées des centres villes, mais dans les rénovations urbaines, on réinvente, plus vrai que vrai, l’innocence du village et une culture sans façon, on chante les produits authentiques du terroir, et on encense une agriculture sans pesticides. Un autrefois réenchanté.

 

[1] Karen Bettez Halnon, The Consumption of Inequality: Weapons of Mass Distraction, Palgrave McMillan US, 2013.