Fraternité edit

Sept. 25, 2024

On a craint le désastre. Quand, pendant la nuit précédant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, des attentats coordonnés sur les lignes de la SNCF ont interrompu le trafic de certains trains vers Paris, on a envisagé le pire, la France allait s’exposer devant le monde entier comme un pays incapable de mener à bien une organisation lourde, que les Chinois et les Japonais avant elle avaient su parfaitement maîtriser. Conjuguée avec une crise politique qui avait sidéré les Français comme le reste du monde depuis le 9 juin, qu’allait devenir l’image de la France ? Même les cieux paraissaient ligués contre nous, ce n’était plus la célèbre reprise « Il neigeait. » « Il neigeait » de Victor Hugo évoquant la retraite de Russie de la Grande Armée, c’était : « Il pleuvait », « Il pleuvait ».

Le brio de la cérémonie d’ouverture changea d’un coup l’atmosphère. La pluie devint chaleureuse. Paris se révéla dans toute sa beauté historique, ouverte, humoristique et émouvante quand la Marseillaise fut chantée par la jeune chanteuse guadeloupéenne Axelle Sainte-Cirel du haut du grand palais et que Céline Dion, de la Tour Eiffel, conclut la soirée par L’hymne à l’amour d’Edith Piaf.

Ce fut, selon l’avis presque unanime, une « parenthèse dorée ». Ce qui apparaît comme le plus frappant, c’est la communion du public autour des champions des Jeux olympiques et des Jeux para-olympiques. Le public était patriote plutôt que chauvin, il applaudissait ses vedettes, il agitait des drapeaux tricolores, il inscrivait les trois couleurs sur son visage, il les portait sur ses sacs et sur ses casquettes, il encourageait par ses hurlements les athlètes français. Mais il restait bienveillant et ne manifestait pas d’agressivité ou de haine à l’égard des autres. Jamais il n’y eut de violences ou de gestes déplacés, et je n’ai pas entendu siffler les actions des adversaires (mais je suis bien loin d’avoir tout vu…). C’était une fête de la fraternité retrouvée autour des athlètes français et étrangers, valides et en situation de handicap. Ce fut particulièrement frappant lors des épreuves réservées à ces derniers. Qui oubliera l’image de cet unijambiste dansant avec ses béquilles sur la place de la concorde et, parmi tant d’autres, celle de ce champion de natation sans bras ?

Mes étudiants m’ont souvent critiquée pour avoir analysé les principes de la citoyenneté à partir de la liberté et de l’égalité de tous les citoyens : et la fraternité inscrite dans la devise républicaine ? D’ailleurs la fraternité est souvent invoquée dans les discours quand on ne sait comment résoudre les problèmes concrets et les choix douloureux auxquels sont soumis les gouvernants : comme la confiance, elle aurait la faculté de résoudre les rivalités et les conflits qui caractérisent les démocraties et en particulier la nôtre. Notre nouveau Premier ministre dont personne ne peut sous-estimer la difficulté de la mission l’a mentionnée lors de son entretien sur France 2 au soir du 22 septembre. Les penseurs de l’éducation, de leur côté, se proposent de retrouver ou de créer l’École de la fraternité. Qui pourrait s’opposer à ce beau projet ? Mais comment faire ?

La devise républicaine – qui par définition est de l’ordre du politique – met sur le même plan les deux principes – la liberté et l’égalité – qui fondent et organisent la citoyenneté et la vie publique et la fraternité qui en est à la fois la condition et la conséquence. Les premiers furent proclamés dans l’histoire française lors de la Révolution de 1789 qui construisit la modernité démocratique, la fraternité fut proclamée à la suite de la Révolution de 1848, en même temps que le suffrage universel masculin, comme une réponse à la « question sociale » née des premières décennies de la révolution industrielle.

Condition parce qu’un minimum de solidarité entre les citoyens est nécessaire pour que chacun d’entre eux reconnaisse la liberté des autres et acceptent la redistribution des richesses nécessaire pour pallier les inégalités les plus fortes. Condition parce que la démocratie suppose de remplacer la violence par les débats argumentés et qu’il faut partager la même langue et le même langage pour arriver aux compromis qu’impose la vie publique. Si ce n’est pas de la « fraternité » au sens moral, c’est en tous cas la nécessité de la reconnaissance de l’autre comme aussi également libre que soi.

Conséquence parce qu’un régime qui se fonde sur l’égalité des droits civils et politiques, comme cela avait été analysé dès 1790, a pour effet de nourrir la revendication sinon à l’égalité des conditions sociales, du moins à des conditions matérielles qui assurent à tous la dignité du citoyen. Là encore, il s’agit moins d’une fraternité ressentie morale que la reconnaissance d’une solidarité objective, conséquence des principes politiques de la liberté et de l’égalité.

La solidarité qu’assure l’État providence est objective et elle est inévitablement bureaucratique. Elle ne répond pas au besoin de solidarité concrète et de partage qui permet de tisser des liens réels entre les membres d’un collectif. Les fêtes religieuses ou, dans un autre ordre, les fêtes républicaines, ou même carnavalesques, les fêtes qui suivent les victoires électorales ou les manifestations contre les projets politiques en sont aujourd’hui les formes les plus courantes. Les êtres humains ont besoin de s’inscrire aussi dans un collectif uni par une croyance, une conviction, un espoir, une indignation ou simplement le plaisir d’être ensemble. Les individus démocratiques ont aussi besoin de se sentir les membres d’une communauté et pas seulement de la communauté de citoyens. Ce besoin s’exprime aujourd’hui en particulier lors des événements sportifs. Les cloches de Saint-Sulpice ont sonné lors de la victoire des Bleus en 1998, la première fois depuis la libération de Paris en 1944.

Les victoires des équipes de foot sont parfois suivies par des nuits de joie, mais aussi par des nuits de saccage. Les Jeux olympiques de Paris ont échappé à toute violence, laissant la place à une forme de fraternité, de communion et de joie partagée. Oui, ce fut une parenthèse dorée.