La Chine sera-t-elle riche avant d’être vieille? edit

26 mars 2019

Alors que l’Union européenne considère dorénavant la Chine comme un « rival systémique », il est intéressant d’analyser les évolutions économiques internes de la seconde économie mondiale pour éclairer sa stratégie internationale. En un mot, pour rester au pouvoir, le Parti Communiste, cette nouvelle dynastie impériale, pour reprendre l’analyse de l’ancienne ambassadrice de France à Pékin Sylvie Bermann, doit être capable de tenir la promesse qui est au cœur du pacte social chinois : parvenir à une prospérité « modérée » – ce sont les mots de Xi Jinping – avant que le poids de la population âgée ne devienne écrasant. Pour cela, le parti a besoin des ressorts de l’économie de marché et de la technologie, même si ces deux puissantes forces sont de nature à le remettre en cause. Dans un pays où le matérialisme dialectique reste à l’honneur, le moins qu’on puisse dire est que les contradictions ne manquent pas.

Le coup de frein à la croissance n’est pas que conjoncturel

La croissance chinoise a subi fin 2018 un fort coup de frein, occulté par des statistiques officielles qui reflètent mal la volatilité de l’économie. Certes, des facteurs exceptionnels, comme l’effondrement des ventes d’automobiles après la fin d’un bonus fiscal et en attendant le suivant, ou la désorganisation des échanges commerciaux dans le secteur technologique, pris en tenaille dans l’affrontement commercial avec les États-Unis, ont joué. Mais des tendances de fond sont aussi à l’œuvre : le début de baisse de la population active, la pression des autorités pour ralentir l’endettement privé et l’usage immodéré des circuits de financement courts, la fin des gains de productivité « faciles » ou encore l’engouement des Chinois pour les emplettes à l’étranger.

Commençons par la démographie. En 2018, pour la première fois depuis la catastrophe du « Grand Bond en avant » au début des années soixante, l’emploi total a diminué (-0,1%). Ce ne fut pas dû à une augmentation du chômage, mais à la baisse de la population en âge de travailler depuis son pic de 2013, une tendance qui va s’accentuer au cours des vingt prochaines années, avant que la relaxation récente de la politique d’enfant unique n’atténue le rythme de baisse. Reflet des transformations structurelles de l’économie, l’emploi dans les secteurs primaires et secondaires baisse depuis plusieurs années (-2,7% en 2018), tandis qu’il croit vigoureusement dans les services (3,2%), mais, au total, l’emploi baisse.

Le vieillissement a commencé, et le niveau de vie moyen est encore bas

La baisse de la population active n’est pas un problème en soi ; ce qui compte au fond est l’accroissement de richesse par habitant, pas la taille absolue de l’économie. Le vrai problème, bien connu du Japon et de la plupart des économies développées, c’est que la population âgée de plus de 65 ans croît de 6% par an, tandis que celle de moins de 15 ans a recommencé à croître, à un rythme plus faible (1% par an). Autrement dit, le taux de dépendance augmente rapidement, à cause du vieillissement, alors que le niveau de vie moyen en Chine est encore 40% plus bas que celui de l’UE (données du FMI 2018 en parité de pouvoir d’achat), même s’il est le double de celui de la moyenne des pays émergents. La Chine est loin d’être riche – d’autant que beaucoup de ses zones rurales sont restées franchement pauvres-- mais elle a commencé à vieillir.

Pour le Parti, tout repose donc sur la productivité

Puisque le réservoir de main d’œuvre commence à se tarir, la croissance ne peut venir que de la productivité. Comme celle-ci est plus élevée dans les zones urbaines (60% de la population) que rurales, l’urbanisation offre encore de solides perspectives, selon un schéma qu’ont connu les pays occidentaux, et qui s’est déroulé à un rythme extraordinairement rapide en Chine depuis 1990. Cependant, les autorités chinoises l’ont volontairement ralenti, par crainte des troubles sociaux que les migrations intérieures, déjà considérables (la population « flottante » est estimée à 240 millions en 2018), pourraient entraîner, d’autant plus que la multiplication des méga-agglomérations pose d’épineux problèmes de développement urbain, en matière de pollution et de transports en particulier.

L’augmentation du stock de capital par tête, qu’il s’agisse d’infrastructures ou de capital directement productif, est l’autre grand moteur de la productivité, d’ailleurs lié à l’urbanisation. De ce point de vue, la Chine a battu tous les records, surtout après les mesures de relance massive de 2009, avec un taux d’investissement moyen de 45% du PIB de 2009 à 2014, et, symétriquement, une baisse de la part de la consommation des ménages, tombée à 36% en 2011. L’approfondissement capitalistique, l’intensité dit-on parfois, augmente la productivité, certes, mais avec deux limitations importantes. D’une part, le lien capital-productivité n’a rien d’automatique : si le capital est alloué à des infrastructures ou des projets industriels non rentables – les fameux éléphants blancs— la productivité n’augmente pas et l’épargne aura été gaspillée. D’autre part, le produit marginal du capital décroît avec son accumulation, c’est la dure loi des rendements décroissants.

La Chine ne fait pas exception. Là comme ailleurs, les projets d’infrastructures sont souvent décidés au gré des bras de fer politiques entre autorités locales, régionales et centrales, ce qui est inévitablement source de gaspillage. De plus, les investissements productifs les plus à même de générer de forts gains de productivité ont été le fait des entreprises étrangères du secteur technologique. Or les transferts de technologies qu’ils ont entraînés sont devenus une telle source de tension avec les États-Unis, l’Europe, mais aussi le Japon quoique de façon plus discrète, que leur rôle comme source de productivité n’est plus garanti.

Les réformes économiques sont au cœur de la stratégie du Parti

Avec une offre de travail en baisse, une accumulation du capital dont les fruits s’étiolent et des transferts de technologies dorénavant dans la ligne de mire des Occidentaux, la Chine doit rendre son économie plus efficace et plus innovatrice pour continuer à élever son niveau de vie. C’est bien le sens de la stratégie « Made in China 2025 » lancée par le Premier ministre Li Keqiang en 2015, et qui liste dix secteurs, de l’informatique (intelligence artificielle, internet des objets…) aux nouveaux matériaux en passant par les véhicules électriques et le matériel médical, où la Chine vise le leadership mondial. Les investissements publics en faveur de la recherche sont impressionnants, en croissance de 16% par an ces dernières années pour la seule recherche fondamentale, par exemple. Mais la dépense publique et les grands objectifs ne suffisent pas. Pour une bonne allocation de ses ressources, la Chine a besoin de marchés plus efficients, qu’il s’agisse des règles de concurrence et des obstacles administratifs sur le marché intérieur, ou des marchés financiers.

Le loup financier invité dans la bergerie

C’est sous cet angle qu’il faut comprendre l’insistance paradoxale de Xi Jinping sur les réformes économiques. L’approfondissement de la réforme des marchés financiers est au cœur de cette stratégie, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Pour que l’épargne chinoise soit à la fois mieux rémunérée et mieux employée, le Parti en appelle à son meilleur ennemi, le capitalisme financier, en désignant la « stabilité financière » comme l’une des « trois batailles critiques » à mener et en invitant le loup dans la bergerie.

Le marché d’actions, d’abord : entré partiellement dans l’indice MSCI, référence mondiale des investisseurs institutionnels, le marché d’actions chinois doit devenir plus transparent et moins sujet aux à-coups de la politique de liquidité de la banque centrale. La connexion entre Shanghai et Hong Kong, qui va de pair avec l’ouverture progressive aux investisseurs et gestionnaires d’actifs étrangers, va dans ce sens.

Le marché obligataire ensuite : déjà troisième du monde avec un encours pratiquement équivalent à celui du second, le marché japonais, il est encore dominé par les obligations d’État, des collectivités locales et des banques publiques. En son sein, les titres de dette des entreprises (prêts et obligations) se montaient à 6600 milliards de dollars fin 2018, un montant proche de celui de l’UE (7400 milliards de dollars) et sa modernisation est encouragée par les autorités. Ainsi, l’agence de notation Standard & Poor’s a obtenu l’autorisation d’opérer à Pékin pour jauger la qualité de la dette des entreprises domestiques – une extraordinaire reconnaissance de l’efficacité des marchés financiers occidentaux, où les analystes spécialisés sur les actions ou les dettes des entreprises sont indépendants du pouvoir politique, ce qui n’est pas le cas des agences chinoises, et jouent un rôle critique dans la valorisation des actifs financiers.

Les entreprises technologiques entrent dans le jeu

L’autre grand levier destiné à accroître la productivité chinoise est la technologie. Outre l’investissement massif dans la R&D et la pression qu’il exerce pour les transferts de technologie occidentale, l’État chinois a favorisé l’émergence de groupes privés de taille mondiale, comme Baidu, Alibaba, Tencent, Didi, Huawei ou Xiaomi, vainqueurs d’une concurrence impitoyable sur le marché chinois dans un premier temps – encore un emprunt au capitalisme occidental. Or ces entreprises ne peuvent continuer à se développer et justifier leurs valorisations boursières souvent stratosphériques qu’en se développant sur les marchés mondiaux. Elles bénéficient donc de l’appui de l’État, aussi bien pour que leur part de marché intérieur ne soit pas trop contestée par des rivaux étrangers que par leur financement à des conditions avantageuses par les banques publiques. On a tendance à voir dans l’agressivité commerciale de Huawei ou d’Alibaba la manifestation d’une stratégie chinoise teintée d’impérialisme. Il y a probablement une part de vérité dans cette vision, comme si l’humiliation du sac du Palais d’été en 1860 par un raid franco-britannique n’était pas encore essuyée, mais, en réalité, il s’agit principalement d’une nécessité politique intérieure.

C’est là qu’à nouveau, la contradiction chère à Mao Zedong apparaît : les entreprises technologiques chinoises ambitionnent de devenir les principales sources de financement de l’économie, grâce à la puissance et la capacité innovatrice de leurs plateformes. Ce qui n’est évidemment pas du goût des banques, ni des autorités en charge de la supervision financière, pour des raisons toutefois différentes : les premières y voient une menace sur leur quasi-monopole, les secondes craignent de perdre le contrôle du financement de l’économie. Il est d’ailleurs probable que les derniers soubresauts de l’économie intérieure aient été en partie causés par la bataille entre superviseurs/régulateurs et plateformes. Étant donnée la puissance du lobby technologique, il serait bien hasardeux de pronostiquer le vainqueur de l’affrontement, le plus probable étant un compromis entre les trois modes de financement, bancaire, de marché, ou court-circuité par les plateformes technologiques, avec droit de regard des superviseurs. Que ce compromis soit pérenne n’est en revanche aucunement garanti.

L’excédent courant chinois a fondu au soleil du tourisme

L’assainissement des circuits de financement de l’économie va devenir encore plus important dans les années à venir, car l’accumulation d’avoirs extérieurs, aisément mobilisables par les autorités, est en train de se tarir. En effet, l’excédent de balance courante de la Chine, qui avait atteint 420 milliards de dollars en 2008 (9% du PIB) est tombée à 98 milliards de dollars en 2018 (0,7% du PIB, estimation du FMI). Il a fondu comme neige au soleil d’un autre aspect de la mondialisation, le tourisme : le poste « voyages » de la balance des capitaux, encore légèrement excédentaire en 2008, est aujourd’hui très déficitaire (-225 milliards de dollars en 2017), tant les nouvelles classes moyennes chinoises sont désireuses de voir à quoi ressemble le vaste monde et d’y faire ses emplettes. À moins d’un changement de politique, il est probable que la balance courante devienne légèrement déficitaire dans les années à venir. L’enrichissement d’une grande partie de la population a donc des implications capitales : non seulement la Chine doit impérativement continuer à réformer ses marchés financiers pour assurer une meilleure allocation de l’épargne, mais elle devra également attirer les investissements étrangers, pour compenser les importantes sorties de capitaux générées par ses grandes entreprises, et peut-être même pour financer sa balance courante.

Le pari est loin d’être gagné

La Chine réussira-t-elle son pari d’être riche avant de vieillir ? Jusqu’à présent, la stratégie de Deng Xiaoping, dont la « pensée Xi Jinping » est la version moderne, a réussi au-delà de tout pronostic et il est donc tentant de donner à la Chine le bénéfice du doute. À court terme, c’est l’option la plus raisonnable. Mais à long terme, les contradictions entre le rôle des marchés et de la technologie d’un côté, la maîtrise du pouvoir et le contrôle de l’opinion de l’autre, ne peuvent que s’aiguiser. Qu’on songe par exemple à la « grande muraille électronique » dont la Chine s’est entourée : une réussite technologique et politique impressionnante, certes, mais également une entrave majeure à la créativité des chercheurs et des innovateurs, qui n’ont pas accès aux ressources que leurs concurrents occidentaux ou indiens utilisent quotidiennement. Le pari est donc loin d’être gagné, ce que l’Union européenne ne devrait pas oublier lorsqu’elle négocie avec ce grand partenaire devenu rival.