Du pluralisme et de quelques détails démocratiques edit
Dans une tribune du journal Le Monde, Chantal Mouffe, l’une des inspiratrices de Jean-Luc Mélenchon, explicite le projet politique du leader de la France insoumise. L’enjeu du populisme de gauche, fondamentalement différent du populisme de droite qui, lui, est autoritaire, est de mettre fin à la domination du système oligarchique qui est le produit de l’hégémonie néo-libérale, non au travers d’une révolution « qui détruirait les institutions républicaines, mais grâce à ce que le philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937) appelle "une guerre de position", qui conduise à la transformation des rapports de force et à l’établissement d’une nouvelle hégémonie en vue de récupérer l’idéal démocratique et de le radicaliser ». C’est une façon particulière de construire « le « peuple », le « nous » qui réclame une voix », écrit-elle. La révolution citoyenne souhaitée par Jean-Luc Mélenchon est ainsi, selon Chantal Mouffe, « une perspective qu’on pourrait qualifier de "réformisme radical", fidèle à la grande tradition démocratique. Il est assez ironique, ajoute-t-elle, qu’un tel projet soit accusé d’être antipluraliste par ses détracteurs».
Il n’est pas étonnant, pensons-nous, que la stratégie consistant à opposer « eux » et « nous », « le peuple » aux « élites», soit vue comme antipluraliste. Il y a au contraire plusieurs raisons, tant historiques que théoriques, pour considérer qu’elle l’est en effet. Cette stratégie contient en elle un instrument potentiel d’exclusion. Pour ses tenants, les adversaires politiques ne sont pas seulement des citoyens aux opinions et aux volontés différentes des leurs, ils sont des adversaires du « peuple ». Or dans le langage ordinaire, le terme de peuple peut avoir deux significations distinctes. Il peut désigner un segment de la population (disons, les couches populaires). Mais il peut aussi signifier la collectivité politique tout entière, l’ensemble de ceux qui ont voix au chapitre dans la décision commune et constituent la source de sa légitimité. En déclarant adversaires du peuple ceux qui ne partagent pas une orientation politique donnée, on facilite le glissement vers l’idée qu’ils n’appartiennent pas pleinement à la collectivité politique. Au minimum, on rend cette interprétation possible et on ouvre la voie à son invocation par les acteurs.
Le pluralisme insiste, au contraire, pour maintenir une distinction catégorique entre le désaccord politique et la non appartenance à la collectivité. Il tient qu’être en désaccord ne doit jamais affecter le droit à faire entendre sa voix. Une fois les opinions entendues et les volontés exprimées, il faut certes décider. Tous les citoyens ne sont sans doute pas d’accord avec la décision prise. La minorité doit donc obéir à une décision dont elle ne voulait pas. Mais cette minorité n’est pas, pour autant, placée à l’extérieur de la collectivité, ni à sa périphérie. La décision prise aujourd’hui sera réversible demain, à la prochaine élection. La minorité d’aujourd’hui aura alors sa chance de prévaloir. Pendant même qu’une décision est en vigueur, ceux qui n’en voulaient pas conservent un rôle et des moyens d’action. Ils peuvent, et doivent même, surveiller ceux qui gouvernent, examiner leurs actions et les soumettre à la critique. Toutes ces dispositions sont fragilisées si ceux qui se trouvent aujourd’hui dans la minorité ont été présentés comme des « adversaires du peuple » dans la confrontation précédant la décision.
Sans doute, les populistes de gauche protestent-ils souvent de leurs convictions pluralistes. Admettons ici la sincérité de ces convictions. La difficulté n’est pas levée pour autant. Le respect des pratiques pluralistes est exigeant. Les majorités n’aiment en général pas beaucoup voir leurs pouvoirs bornés par ceux des minorités, ni dans le temps, ni en étendue. Il est donc bien mal avisé, pour des pluralistes, d’employer un mode de mobilisation qui puisse servir à affaiblir les minorités et à contourner leurs droits, quelles que soient les intentions de ses initiateurs.
Le populisme de gauche, il est vrai, propose aussi des moyens alternatifs pour limiter et contrôler le pouvoir des gouvernants. Il place, en particulier, beaucoup d’espoir dans la révocabilité permanente des élus pour atteindre ce but. Mais le moyen est mal choisi. Supposons une assemblée, locale ou nationale, dans laquelle une majorité gouverne à la suite d’une élection. Supposons en outre que plusieurs élus soient révoqués et remplacés au cours du mandat de cette assemblée. Rien ne peut assurer que le nombre de ces révocations sera suffisamment petit pour ne pas changer l’équilibre politique interne de l’assemblée et forcer la formation d’une nouvelle majorité, différente de la première. Si les révocations sont nombreuses, il pourra se faire qu’une majorité gouverne en début de mandat tandis qu’une autre domine en fin de mandat, avec encore, peut-être, plusieurs autres majorités successives dans l’intervalle, à mesure que change la composition de l’assemblée du fait des révocations. Si cela se réalise, les électeurs ne sauront pas, au terme du mandat, à qui exactement imputer les décisions prises. Ils auront le plus grand mal à demander, et obtenir des comptes sur les politiques effectivement menées. Contrairement à ce que prétendent les populistes de gauche, la révocabilité permanente des élus ne renforcerait pas le contrôle des citoyens sur les politiques menées, elle l’affaiblirait.
Le populisme de gauche ne contient pas seulement des potentialités antipluralistes, il affirme aussi parfois positivement son rejet du pluralisme. Le fait d’opposer « nous, le peuple » et « l’oligarchie néolibérale » construit deux adversaires qui ne peuvent être, dans cette vision, que des ennemis dont l’un doit triompher de l’autre. Ce qui n’est pas « le peuple » doit être considéré comme « ennemi du peuple ». On ne peut pas entendre autrement la référence à la « guerre de position ». Une guerre, même de position, est toujours une guerre.
L’ennemi est en réalité un bouc émissaire, présenté comme la source de tous les maux et qui sert à construire par fusion et mise en convergence des revendications, un peuple uni dont la volonté doit s’imposer sans réserves. Mais imposer sans réserves une volonté n’a rien de pluraliste. On retrouve ici les racines jacobines de la pensée de Mélenchon. Le problème est que le peuple n’est jamais spontanément ni durablement uni. Ce sont les dirigeants et les activistes qui, par leur travail de mobilisation, mettent en convergence certaines revendications plutôt que d’autres, et adaptent ces convergences aux circonstances changeantes. Dès lors, ce sont les dirigeants et les activistes du moment qui décident qui est du côté du peuple et qui est hors de lui et donc contre lui. Est alors considéré comme faisant partie du peuple celui qui par son comportement politique s’est révélé du côté du peuple, évaluation qui change au gré des circonstances et des intérêts des gouvernants. « Ce qui constitue une République, proclamait Saint-Just, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé ».
Certes, nos réformistes radicaux ne prônent pas explicitement l’usage de la violence pour mener ce combat. Mais ils appellent cependant à une révolution qui n’aura pas pour seul but de mettre fin à l’oligarchie néolibérale mais, logiquement, à tout un système économique, l’économie libérale. Or l’histoire montre que pour mener à bien un tel projet, la violence est indispensable si les ennemis du peuple résistent, fût-ce seulement dans les urnes. Et ils finissent toujours par résister, sauf à ce que le pouvoir se donne les moyens de les en empêcher. La dictature jacobine nous a montré pourquoi la Terreur était intimement liée à ce type de projet. Car en définitive, c’est la Terreur qui crée le peuple. Elle permet de donner corps à cette abstraction dont les dirigeants se réclament dans la mesure où elle masque les conflits d’intérêts réels qui traversent la masse des citoyens. Soutenant la révolution, elle matérialise d’une certaine façon l’idée d’une nation une, d’un peuple debout contre ses ennemis. Dans ces conditions, le peuple ne se constitue que d’exclure.
Pourtant, nous rétorquera-t-on, il ne s’agit plus aujourd’hui de cela puisque précisément le populisme de gauche se distingue de celui de droite par son caractère antiautoritaire. Nous ne sommes plus en 1793, nous diront-ils. Nous devrions donc être pleinement rassurés. Nous ne le sommes pas, cependant, en particulier lorsque les populistes de gauche continuent à donner en exemple le socialisme sud-américain dont leur projet s’inspire et dont ils revendiquent les réussites. « L’hégémonie néolibérale a provoqué une régression, écrit Chantal Mouffe, et on a pu dire que nos sociétés étaient en train de se "latino-américaniser". L’intérêt de Mélenchon pour les expériences latino-américaines provient de sa conviction qu’elles peuvent nous aider à comprendre le défi auquel nous sommes confrontés. » « Bien sûr, ajoute-t-elle, il ne s’agit pas d’appliquer ces modèles chez nous, mais d’y trouver une source d’inspiration pour questionner certaines de nos certitudes ». Sans condamner l’ensemble de ce qu’a pu apporter ce socialisme aux pays concernés, et qu’il n’est pas possible d’analyser ici, une telle vision est extrêmement discutable pour au moins trois raisons.
D’abord, et quels que soient les nombreux problèmes et difficultés auxquels sont confrontées nos sociétés, comparer, en particulier du point de vue de la protection sociale et des inégalités, les sociétés latino-américaines et les sociétés européennes, et notamment la société française, lorsque l’on connaît la situation réelle des unes et des autres, ne peut que fausser gravement la réflexion. Ensuite, prendre pour modèle de conquêtes démocratiques de pays tels que Cuba ou le Venezuela laisse tout simplement pantois. Lorsque Mélenchon proclamait naguère haut et fort : Chavez « n’a pas seulement fait progresser la condition humaine des Vénézuéliens, il a fait progresser d’une manière considérable la démocratie. C’est sans doute sa contribution majeure à la lutte socialiste de notre siècle, ajoutant que l’exemple significatif à ses yeux de la supériorité de la démocratie chaviste sur nos vieux Etats de droit libéraux était l’adoption « des référendums révocatoires permettant de faire partir un député, un gouverneur (…) voire même le président de la République, on s’attendrait pour le moins à ce que, en reprenant aujourd’hui dans son programme présidentiel la proposition du référendum révocatoire, il s’interroge sur la manière dont les chavistes bloquent aujourd’hui, d’une manière totalement antidémocratique et par la violence et le viol de la Constitution, la volonté des Vénézuéliens d’utiliser cette merveille d’invention démocratique pour révoquer le président Maduro, dans un pays exsangue économiquement et privé désormais de libertés politiques élémentaires. Car ce qui fait une société démocratique n’est pas seulement l’invention d’une constitution mais son respect. Et, si les droits du peuple ne sont pas établis et respectés, ceux qui les violent pourront toujours dire, comme le fait le pouvoir vénézuélien aujourd’hui, qu’ils représentent le vrai peuple, contre les ennemis du peuple menés par les libéraux et la CIA. Ce qui confirme les réflexions ci-dessus sur la logique de la Terreur. Tant que Jean-Luc Mélenchon ne condamnera pas le régime de Maduro, nous aurons toutes les raisons de mettre en doute le caractère pluraliste et non autoritaire du régime constitutionnel qu’il se propose d’établir dans notre pays, et qu’il nomme la VIè République.
Enfin, et plus généralement, dans la vieille tradition communiste révolutionnaire, le discours de Mélenchon souffre de l’aporie générale qui résulte de la confusion de deux notions : le système économique et le régime politique. Selon lui, c’est le système « néolibéral » qui engendre les défauts et les tares des régimes politiques qui s’appuient sur ces systèmes économiques et les appuient. Pourtant, en Amérique latine comme ailleurs, une observation générale, même rapide, nous enseigne que ce ne sont pas d’abord les systèmes économiques qui sont responsables des défauts et tares des régimes politiques, mais les individus eux-mêmes, quelles que soient leurs orientations politiques et leurs préférences économiques. Il n’est que de constater la corruption des régimes poutinien, chaviste ou castriste ou le scandale Petrobras au Brésil. Il n’y a pas de relation directe et univoque entre un système économique et la réalité d’un régime politique. Ce n’est pas l’économie qui crée la corruption, mais le non respect des lois. C’est par l’élection de représentants que les citoyens peuvent espérer voir ces lois respectées, et non par un droit du peuple à l’insurrection que prise beaucoup Mélenchon mais qui historiquement n’aboutit le plus souvent qu’au chaos puis à la dictature d’un seul. De ce point de vue, dans le réformisme radical de Mélenchon l’aspect anodin et rassurant du substantif ne suffit pas à contrebalancer l’inquiétude suscitée par l’adjectif !
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