Au raz des rails : le réformisme par le bas edit

25 avril 2006

Depuis 2002, les régions sont pleinement responsables de la gestion des TER. Cette évolution permet-elle de faire l'hypothèse que la décentralisation s'apparente à une forme instituée d'expérimentation et d'innovation publiques ? L'hypothèse mérite discussion tant elle heurte frontalement une certaine tradition politique française.

En confiant aux régions le gestion des TER, l'Etat s'est engagé à nouveau sur la voie de l'expérimentation pour relancer le transport ferroviaire régional et pour faire face à la crise de confiance qui oppose les régions à la SNCF, cette tension étant liée à une forte baisse de fréquentation dans les trains régionaux ainsi qu'à des désaccords croissants sur les responsabilités financières des deux parties. L'Etat propose donc en 1997 une nouvelle politique d'expérimentation sur six régions. Ces dernières prennent provisoirement en charge la compétence transport sur le ferroviaire régional et engagent, pendant trois ans, un travail approfondi de codification, dans leur "schéma régional de transports", des nouvelles conditions de gestion des lignes et des gares régionales. Cette période d'expérimentation est parallèle à d'importantes réflexions de planification inscrites dans les contrats de plan Etat-région (1994-1999). Elle correspond à un contexte national de remise en cause du "tout routier" et débouche sur plusieurs lois décisives. En 1999, les transports intègrent le cadre global du développement durable et des "schémas de services collectifs" (loi Voynet). En 2000, les régions deviennent officiellement des "autorités organisatrices de transports" à part entière (loi SRU).

Mais le bilan de cette dialectique entre l'expérimentation et la décentralisation apparaît, avec le recul, assez paradoxal. L'idée que l'expérimentation soit un préalable et un moteur pour la décentralisation est à la fois vérifiée et inexacte. Vérifiée parce que l'Etat a testé, par deux fois (dans un système déconcentré puis dans un système décentralisé), des évolutions visant à faire progresser la coopération entre les régions et la SNCF. Inexacte cependant parce que ces deux épisodes nous montrent que l'expérimentation relève plus de la stratégie que de la méthode. La décentralisation entérine une option de gestion publique qui tolère des ajustements départementaux et régionaux, mais l'Etat n'envisage qu'à la marge la possibilité pour les régions de penser souverainement leur doctrine ferroviaire. C'est sur ce point que les années 2000 marquent un tournant capital, avec une étonnante conjonction d'événements qui entraîne dorénavant des acteurs très divers (la SNCF, RFF, des groupes d'usagers, des mouvements politiques) à concevoir la décentralisation comme un processus à part entière d'expérimentation publique.

La période qui s'ouvre depuis 2000 en matière de transports ferroviaires régionaux annonce en effet des innovations majeures dans deux domaines : la remise en cause du monopole de l'expertise SNCF et de nouvelles méthodes d'évaluation de la demande. La prise de compétence des régions sur les TER met en débat le monopole d'expertises de la SNCF sur les objectifs et les besoins en matière de programmation et de desserte ferroviaire. Il est trop tôt pour tirer des enseignements de cette réorganisation des expertises à quatre voix (la direction régionale de l'Equipement, la SNCF, RFF et la direction Transport de chaque région).

Néanmoins, on peut d'ores et déjà souligner deux évolutions qui révèlent des mutations en cours. D'une part les hauts fonctionnaires susceptibles d'organiser les négociations entre ces institutions semblent moins dépendants que par le passé de leur formation d'origine et de leur itinéraire professionnel, ce qu'atteste par exemple l'étonnante mobilité des cadres entre les postes de responsabilité à la SNCF, dans les régions et dans les villes, à RFF et dans les administrations de l'Etat. Cette mobilité favorise des innovations multiples sur des dossiers habituellement verrouillés par quelques cercles spécialisés et hermétiques (la tarification, le cadencement, les correspondances avec les lignes à grande vitesse...).

D'autre part, à chaque région semble correspondre une culture administrative singulière du compromis, du consensus ou du conflit. Cette différenciation entraîne des situations très contrastées de gestion des partenariats et des orientations stratégiques. Certains conseils régionaux construisent leur capacité d'expertise en rejet explicite de toute pensée SNCF ou RFF tandis que d'autres adossent au contraire leur stratégie à ces référents pour calculer leurs marges de manœuvre et pour asseoir leur philosophie d'intervention. Il faut noter à ce sujet que la gestion des TER entre en connexion subtile avec des dossiers hétéroclites comme la périurbanisation, les politiques de pays, les déplacements métropolitains, les réseaux routiers et autoroutiers, l'intermodalité, les modes doux, l'emplacement des zones d'entreprises, soit autant de dossiers qui mobilisent d'autres sources d'expertise et d'autres critères d'évaluation de la performance publique.

Le second impact visible de la régionalisation concerne l'attention portée par les différents responsables des politiques de transports aux " usagers ". Les TER deviennent un enjeu politique à part entière, constituant pour beaucoup de régions le premier poste budgétaire et une occasion de visibilité de leur action. Comme les hausses de fréquentation et de satisfaction sont régulières voire spectaculaires depuis quelques années, l'attention portée aux voyageurs est soutenue, avec une politique de communication souvent offensive et attractive qui décline et valorise la modernité du service public régional. Cette modernité passe aussi par les dispositifs de consultation des usagers. Existant déjà dans les régions pilotes, ces structures de concertation sont institutionnalisées avec des comités de lignes qui quadrillent l'ensemble des gares et des dessertes régionales. Là aussi, chaque collectivité investit cette dynamique participative selon sa propre philosophie du dialogue social (les associations, les syndicats, les maires, des tirages aléatoires d'usagers...). Ces instances possèdent une fonction d'apprentissage à deux niveaux : d'une part elles obligent une communauté d'acteurs et d'opérateurs à formaliser des problèmes concrets et des solutions visibles, instituant des règles d'organisation et de traitement de la demande en vue de l'amélioration des services proposés ; d'autre part elles permettent aux élus régionaux d'avoir un contact direct avec leurs électeurs et de remplir cette fonction, si prisée par les élus départementaux, du dialogue dans la proximité. Il faut enfin citer l'inscription des enjeux de transports dans une problématique plus vaste de développement régional et de durabilité. Les responsables des TER expliquent volontiers que la valeur ajoutée de la régionalisation est contenue dans des objectifs à la fois performatifs et vertueux. On perçoit, au fil des enquêtes, que la portée symbolique exemplaire des projets engagés occupe une place centrale dans les motivations. Dans chaque contexte régional, les élus cherchent à construire un grand récit sur l'intérêt général en harmonie avec une histoire et des valeurs locales, en adéquation avec un état d'esprit sur le vivre ensemble régional.

Ainsi, à toutes les échelles de l'action publique, les " grandes " collectivités locales ne se contentent pas de mettre en œuvre des réformes et de " territorialiser " des politiques publiques . Elles font beaucoup plus que cela : elles expérimentent des partenariats hybrides, réinterprètent des règles et transforment des doctrines.