Medef: de la panne d’idées au renouveau? edit

31 octobre 2018

Geoffroy Roux de Bézieux a pris en juillet dernier les rênes du Medef et assure vouloir le changement en surfant notamment sur les mutations qu’impliquent les réformes menées par Emmanuel Macron. Et surtout installer un vrai « débat d’idées voire un combat d’idées ». Derrière ces mots, il y a un constat. Après une période que certains dirigeants du Medef voulaient flamboyante, tout se passe comme si l’organisation patronale était, depuis plusieurs années déjà, entrée dans une sorte d’atonie sur le terrain intellectuel. Pour mieux rendre compte de ce long cheminement, une mise en perspective s’impose.

Dans un ouvrage publié au milieu des années 1980, Henri Weber expliquait que le CNPF (devenu depuis Medef) connaissait une mutation profonde face aux évolutions du capitalisme mais aussi face à plusieurs années d’exercice du pouvoir par la gauche. De pur « groupe de pression » porteur d’un corporatisme d’entreprise, il se transformait en organisation voulant agir à un niveau sociétal et politique d’où la notion de « parti des patrons » qui donnait son titre à l’ouvrage (Le Seuil, 1986). Depuis d’autres ouvrages se sont à divers degrés ralliés à ce constat. Et de fait, il est vrai qu’à compter des années 1980, les ambitions sociétales du patronat allaient être toujours plus affirmées. Dans les années 1990, c’est Jean Gandois – alors « patron des patrons » – qui pense que l’entreprise ne doit plus se situer seulement sur le terrain du seul profit mais devenir une « entreprise citoyenne ». Et à l’époque, Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, de dire : « Lorsqu’il (Jean Gandois) parle d’entreprise citoyenne, je le crois sincère » (L’Express, 23 mai 1996).

Plus tard, la décision gouvernementale concernant les « 35 heures par semaine », entraîne une crise ouverte entre le pouvoir politique et le patronat. Mais le CNPF d’alors ne se limite pas à des attitudes protestataires. Sous la houlette de Ernest-Antoine Seillière et Denis Kessler, un nouveau discours se met en place. Il affirme vouloir mettre l’entreprise au cœur de la société française – d’où le changement de nom, du CNPF au Medef – et réussir la mondialisation. Surtout, il défend l’idée de redéfinir tout l’univers des relations professionnelles en donnant plus de place à la négociation collective, au contrat et à l’autonomie des acteurs face à un Code du travail issu de la Libération et que le patronat souhaite alléger profondément pour « s’adapter à l’économie du XXIe siècle ». C’est dans ce cadre que se mettent en place les « Chantiers de la Refondation sociale » qui réunissent l’ensemble des partenaires sociaux sur des thèmes divers – formation, négociation, chômage, santé au travail, égalité professionnelle, rôle de l’encadrement, protection sociale, certains de ces « chantiers » donnant lieu à des accords. Dans les années 2000, en lien avec les deux principaux syndicats – la CGT et la CFDT – Laurence Parisot réussira à donner plus de poids à la démocratie sociale dans l’entreprise. Jusqu’alors définie par la seule administration du travail, la représentativité des syndicats procédera désormais, et pour la première fois en France, du vote direct des salariés.

Replacer l’entreprise au cœur de la société, réhabiliter une approche contractuelle des relations sociales fondée sur l’autonomie des partenaires sociaux face à l’État, renforcer la représentativité démocratique de l’acteur syndical en la fondant sur le vote des salariés, il s’agit là d’efforts (d’ailleurs partagés par certains syndicats) qui impliquèrent alors une réelle production d’idées et de thèmes visant à prendre en compte les grandes évolutions de l’économie et de la société française.

Une sorte d’âge d’or suivi d’une baisse manifeste de la vitalité intellectuelle de l’organisation centrale du patronat ? C’est au fond ce qui ressort des dernières années liées au quinquennat de François Hollande. Face à ce dernier et notamment à sa politique fiscale, l’opposition du Medef n’est en rien comparable à celle menée par le tandem « Seillière-Kessler »  à l’encontre de Lionel Jospin. Le sentiment que l’on en a renvoie plutôt à un patronat défensif, frileux sur le terrain contractuel et sans idées marquantes à propos des grandes évolutions du capitalisme alors que beaucoup de choses devenaient pressantes comme la transition numérique ou la transition écologique. Et ce n’est pas « le pin’s pour un million d’emplois nouveaux » qui devait ou pouvait changer quoique ce soit. Problème d’hommes ou problème de contexte ? Il est difficile d’en juger au vu du caractère récent de la période.

Reste qu’aujourd’hui, un discours très volontaire semble être à nouveau de mise à la tête du patronat français. Conforté il est vrai par les politiques économiques et sociales menées par le gouvernement actuel, le discours formulé par Geoffroy Roux de Bézieux, renoue avec certaines des ambitions d’hier[1]. Il se veut d’abord très clairement libéral sur le terrain de l’entreprise et il l’est de façon empirique mais aussi de façon plus conceptuelle. Mais outre, cette affirmation de principe, d’autres thèmes apparaissent avec force parmi lesquels : la responsabilité de l’entreprise dans l’insertion des individus dans la société grâce au travail ; l’insistance sur une « économie de la demande » qui renvoie aux évolutions concernant les rapports entre l’économie et la société voire les individus ; l’importance cruciale des « métiers de services » et de l’intelligence artificielle dans ce qui structure déjà bien des aspects de la vie sociale ; la nécessité de réfléchir plus qu’hier à la part de l’assurantiel dans les politiques de protection sociale.

Mais surtout, c’est à  propos des rapports conventionnels entre employeurs et syndicats que la ligne de Geoffroy Roux de Bézieux constitue une rupture face à certaines traditions du passé. Il ne s’agit pas seulement d’insister sur la place d’un authentique dialogue économique face au dialogue classiquement social dans l’entreprise. S’appuyant sur la réforme du Code du travail, il s’agit de privilégier un « nouvel ordre normatif » s’appuyant sur un système de  négociation décentralisé, ce thème étant d’ailleurs repris dans un courrier daté du 10 octobre dernier, envoyé par les organisations d’employeurs aux secrétaires généraux des cinq confédérations syndicales. Mais pour Geoffroy Roux de Bézieux, ce « nouvel ordre normatif » ne signifie pas forcément une décentralisation qui se ferait de façon indistincte entre la branche et l’entreprise. En l’occurrence, c’est sur cette dernière que doit porter l’essentiel des pratiques de décentralisation à venir ou déjà en cours, la branche devant plutôt s’en tenir à des « accords-cadres voire non obligatoires »[2].

On le voit, les propositions du nouveau dirigeant du Medef renouent avec une audace qui n’était plus forcément de mise au sein du monde patronal. Et ceci d’autant plus qu’elles mettent en cause certaines des prérogatives traditionnelles du Medef notamment dans le domaine des négociations interprofessionnelles. À l’évidence, si le cap fixé par Geoffroy Roux de Bézieux est maintenu, nul doute que le « combat d’idées » que celui-ci souhaite pourrait former l’un des traits majeurs des débats à venir.

Mais on le sait, dans le domaine social et économique, il n’existe pas de bonnes idées si elles ne se traduisent pas dans la réalité des choses et surtout dans le futur, un futur qui aujourd’hui renvoie au sein des entreprises à des mutations multiples, profondes et inédites. C’est ici que les propositions que portent le « patron des patrons » en matière notamment de nouvelle économie le condamnent à réussir et l’obligent à répondre à de multiples défis économiques certes mais aussi sociologiques : comment ouvrir l’organisation patronale aux nouvelles formes d’entreprenariat (start-up, économie collaborative, etc.) ? Comment réussir le renouvellement des générations d’entrepreneurs ? Comment le Medef peut-il collectivement porter des idées et des propositions novatrices ? Quelles sont les nouvelles formes de dialogue social qui peuvent prendre en considération les mutations sociétales actuelles ? À défaut de répondre à de telles questions, l’organisation patronale déjà affecté par l’évolution des négociations au niveau interprofessionnel, risquerait de rater sa mue sociologique, générationnelle et professionnelle et d’être à terme menacée dans son existence même.

[1]. Pour l’essentiel, nous nous référons ici aux propos tenus par Geoffroy Roux de Bézieux lors de deux débats récents ; le débat organisé par l’association Dialogues, à Paris, le 3 octobre 2018 ; le long entretien accordé à Europe 1 dans l’émission : « Le Grand Rendez-Vous », le 21 octobre 2018.

[2]. Débat « Dialogues », op. cit.