Pourquoi les jeunes ne se révoltent-ils pas? edit

23 juin 2015

Pourquoi les jeunes ne se révoltent-ils pas ? Si l’on additionne leurs raisons de s’insurger –chômage, précarité de l’emploi, difficulté à se loger, ou à passer le très coûteux permis de conduire – on s’interroge. Deux raisons se confortent mutuellement. Dans une société hyper individualiste, où la sphère politique a perdu son pouvoir de séduction, qui a envie de s’impliquer en politique, à l’exception des quelques-uns qui souhaitent en faire un métier ? En balance, les jeunes ont développé de multiples formes de solidarité et d’activités qui permettent de résister vaillamment au sort qui leur est fait.

Sondage après sondage, le désenchantement à l’égard des partis politiques ou des élus nationaux ne cesse de prospérer, les jeunes ayant pris la tête de l’armée des désillusionnés : 13% de confiance pour le personnel politique, 22% pour le gouvernement. Parallèlement, les banques (52%) et les entreprises privées (78%) progressent dans le cœur des citoyens, les associations (82%) occupant la cime de ce baromètre de la confiance (Credoc, 2014). Les Français et les jeunes en particulier marquent de plus en plus leur déception et leur manque d’attente vis à vis du modèle social et de ses éléments de protection : ils adhèrent massivement à l’idée selon laquelle « Les efforts de chacun pour vivre ensemble » constitue le premier levier de la cohésion sociale (35% d’adhésion chez les 18-24 ans, 40% chez les étudiants). Par un mouvement progressif que n’a pas enrayé la venue au pouvoir de la gauche, ils accordent davantage de crédit à eux-mêmes et à leurs capacités d’auto organisation pour surmonter leurs difficultés qu’à une inflexion politique. On pourrait presque dire que par rapport à une époque où la tendance portait à réclamer sans cesse plus d’Etat, ou à miser sur les changements politiques, le désarroi à l’égard de la puissance publique est frappant. Si l’on n’attend rien ou si peu, on comprend que s’émousse l’énergie pour aller manifester ou même voter. Seulement un tiers des moins de 35 ans ont voté aux départementales en 2015, contre 50% de l’ensemble des Français, l’argument « massue » de cette désaffection étant que « cela ne changera rien à ma situation ».

Le point Godwin de l’individualisme est peut être inéluctablement le dépérissement de l’intérêt pour la chose publique. L’accent mis sur le bonheur privé constitue paradoxalement l’effet de cet Etat protecteur qui multiplie les droits au bénéfice de l’individu et qui l’encourage à cultiver son particularisme – comme l’écrit Marcel Gauchet dans La Démocratie contre elle-même. Néanmoins dans une société qui historiquement a le goût de la joute partisane, qui continue de se passionner pour les événements du monde, il faut imputer cette prise de distance au sentiment que transmet la scène politique : un théâtre d’ombres dans lequel se disputent ambitions et rivalités, et où les enjeux collectifs semblent à peine perçus et ne sont pas affrontés. Le citoyen est davantage orphelin d’un État qui s’implique que déserteur par choix.

Par ailleurs, les jeunes prouvent, par leurs choix de vie et d’engagement, leur appétence pour l’autonomie. Mais cette aspiration à plus d’indépendance et de liberté individuelle, se combine avec l’intensité des interactions entre eux.

Pour le meilleur comme pour le pire, Internet a profondément transformé les formes de sociabilité. Certes, pour certains internautes, cet outil constitue un moyen d’enfermement dans un monde virtuel, mais le plus souvent il offre surtout un relais, un prolongement et un dynamiseur pour des relations et des rencontres dans le monde réel. Les individus d’aujourd’hui cherchent à développer des liens au-delà du cercle familial et des proches, à enrichir et intensifier leur sociabilité, à fonctionner en tribus affinitaires et accueillantes, un mode de vie que le modèle communicationnel d’Internet accompagne et permet de satisfaire. Curieusement, alors que le temps passé devant des écrans ne cesse de s’allonger (plus de quatre heures par jours en moyenne), les jeunes n’ont jamais autant pratiqué les sorties, notamment les sorties entre amis, et n’ont jamais autant multiplié les interactions directes, de la plus ludique à la plus utilitaire.

C’est sur cet humus culturel que la consommation collaborative a pris son essor. Cette nouvelle façon de produire et de consommer est axée sur la coopération entre pairs, en rupture avec le système hiérarchique bâti sur la loi de la compétition/élimination qui caractérise les sociétés modernes. Elle porte au pinacle l’éco-consommation en encourageant le troc, le recyclage d’objets usagés, les circuits courts de vente de produits agricoles (AMAP, La ruche qui dit oui), ou la meilleure rentabilisation du capital investi par des particuliers : le covoiturage, la location de voitures, d’outils, ou de logements pour des périodes courtes. Elle favorise les échanges d’expériences (Ouishare, Slideshare, et les sites d’éducation collaborative), de services, notamment dans le domaine financier (KissKissbankbank, Ulule) et le partage d’espaces pour s’adonner à du travail de production innovant (les hackerspaces, et les unités de coworking). Ses activités peuvent se situer dans le secteur associatif et solidaire, mais beaucoup de plateformes fonctionnent dans le pur pro-profit, inaugurant un capitalisme sympa qui enchante les valeurs du cool et de la convivialité.

Les évolutions du travail se dessinent en harmonie avec cet idéal de l’autonomie. Après avoir longtemps diminué, le nombre de non salariés a cru de 26% entre 2006 et 2011 (+70% dans le secteur spectacles et activités créatrices), en particulier grâce à l’autoentreprenariat, dont le statut a été créé en 2009. En mai 2014, 984 000 personnes détenaient un compte d’autoentrepreneur et 46% d’entre elles avaient moins de 39 ans – elles sont nombreuses dans les services, en particulier les secteurs de la communication, de l’information et de la culture. Seulement la moitié d’entre elles dégagent un chiffre d’affaires, et 88% dégagent moins de 4500 euros par trimestre. À ce chiffre il faut ajouter 950 000 travailleurs indépendants créés depuis 2009 et toujours en activité : ce groupe, plus âgé que les auto entrepreneurs, rassemble des catégories très hétérogènes, dont un quart de professions libérales. Certes, travailler en free-lance, en autoentrepreneur, en intermittent, ou en travailleur indépendant correspond souvent « à créer son propre emploi » face au chômage ou pour compléter des revenus salariés. Mais le statut d’indépendant est devenu davantage prisé, y compris pour des diplômés – même pour des sortants de grandes écoles puisque 4,5% des hommes sortants des écoles de management créent leur entreprise (Enquête Insertion 2014 de la CGE), plus qu’autrefois. Enfin, grâce aux plateformes numériques, fleurit une économie grise, assise sur le statut de bailleur ou de conducteur occasionnels – location d’appartement pour de courts séjours, ou covoiturage, par exemple – mais aussi sur quantité de services gratuits ou commissionnés.

Certes la jeunesse est éclatée entre de multiples groupes, la césure la plus importante séparant les jeunes qui passent par l’enseignement supérieur (42%) et les autres : ceux qui s’arrêtent au bac, ou ont suivi une formation professionnelle courte, ou n’ont aucun diplôme. Mais, dans son ensemble, elle fait feu de tout bois : des solidarités familiales et dispositifs étatiques (allocations diverses, emplois aidés, statut pour combiner études et entrepreneuriat, RSA pour terminer un cursus universitaires, etc.) qui accompagnent la post-adolescence, de la sociabilité exubérante par laquelle circule l’information et qui capte les affects, de la culture du « do-it-yourself » et de la débrouille.

Au fur et à mesure que ces interactions horizontales se sont intensifiées, les jeunes cherchent le salut chez leurs proches et chez leurs pairs, et pas du tout dans l’instance politique qui surplombe la collectivité. Ce retournement de perspective emporte l’attitude psychologique du nouveau jeune citoyen : il n’hésite pas à s’affirmer comme rebelle, forme expressive qui martèle la singularité et signale le « je ne suis pas dupe » ; il peut se désigner comme protestataire en son for intérieur ; mais il ne se définira pas comme insurgé. La révolution ? ça, c’était AVANT.