Un nationalisme qui ne dit pas son nom. Sur le Front populaire de Michel Onfray edit

16 juin 2020

Michel Onfray présente la création (en avril dernier) de sa nouvelle revue, Front populaire, comme un projet pour les jours d’après. Il s’agit, écrit-il, de réunir des auteurs venus de divers horizons, « convaincus qu’il faut plus que jamais mener le combat des idées pour retrouver notre souveraineté ». Il démontre ce qu’il faut entendre par ce combat dans le dernier numéro du Point (4 juin 2020), en s’en prenant à tous ceux « qui insultent, invectivent et salissent en traitant de fasciste, de vichyste, de pétainiste, d’antisémite quiconque ne pense pas comme eux ». Pour bien montrer qu’il n’est pas de ceux-là, que le soupçon d’alliance rouge-brun évoqué à propos de sa revue Front populaire est illégitime, il ne trouve rien de mieux, en utilisant la stratégie bien connue de retournement du stigmate, que d’accuser ses adversaires, dont Le Monde, d’en être d’ardents propagateurs. D’ailleurs, ajoute-t-il, avec le sens des nuances qui a fait sa réputation, « le fascisme étant partout, il n’est plus nulle part, le mot antisémite ne veut plus rien dire ». Ah si, pardon, « il existe un antisémitisme chez les musulmans radicaux et un fascisme chez ceux qui contrôlent l’information planétaire ». Il faut dès lors créer un organe de presse autour des solides valeurs de la terre et du sang, qui, elles, ne sauraient mentir (cette dernière phrase est la conclusion que je tire de ce qui précède).

On pourrait ne pas accorder d’importance à ces déclarations à l’emporte-pièce, son auteur étant totalement discrédité dans le champ intellectuel. On aurait tort. Comme s’en réjouit Henri Peña-Ruiz, Front populaire, auquel le philosophe, spécialiste de la laïcité, participe, bénéficie d’un « engouement paradoxal », et il conviendrait de comprendre pourquoi. Comment, en effet, peut-on se réclamer de la gauche républicaine, se dire fidèle à Jaurès, prétendre avoir un engagement laïque, écologique et social et se réjouir de ce projet ? Comment ne pas percevoir que la droite identitaire cherche à consolider, par une alliance avec des intellectuels généralement classés à gauche, le magistère culturel qu’elle a patiemment bâti, notamment en banalisant les discours de méfiance, voire d’hostilité, envers l’altérité ? Dialoguer avec Zemmour, comme n’hésite pas à le faire Peña-Ruiz, est une illustration de ce processus, processus dont le gramscien (que Peña-Ruiz déclare être) ne peut, sauf à invoquer une insondable naïveté, ignorer la nature.

Le nom de la revue est en lui-même une insulte à la vérité historique (mais est-elle, pour Onfray, une véritable valeur ?) car, rappelons-le, le Front populaire était, en 1936, une alliance entre forces de gauche pour contrer, en réponse à février 1934, la menace de l’extrême droite. Or, en l’espèce, dans un esprit totalement opposé au Front populaire, s’allient des représentants de la droite identitaire et extrême, se réclamant du néo-maurrassisme. Il s’agit bien de créer un mouvement cherchant à fédérer gauche souverainiste et extrême droite anti-mondialiste et poutiniste. On ne peut, au nom du pluralisme,  appuyer le projet d’un front commun de la gauche souverainiste avec la droite de Valeurs actuelles, proche de Marion Maréchal.  Comment, en toute conscience, « faire front » avec cette droite-là ?

Une des hypothèses possibles nous est fournie par la réunion dans cette « belle équipe » d’intellectuels qui ne cessent d’alerter sur l’islamisation de la France et ses supposés dangers. Car, pour ceux-là, tout musulman est susceptible de se radicaliser. Mais, bien entendu, comme le serine H. Peña-Ruiz, il convient de bien distinguer l’islamophobie, autorisée au nom de la liberté de penser, du racisme antimusulman. Mais la question de savoir comment la phobie de l’islam parviendrait à éviter de nourrir la crainte des musulmans est passée sous silence. Conférer le droit d’avoir peur n’est-ce pas pourtant légitimer la haine envers des groupes placés en situation de subordination et perçus comme culturellement différenciés ? Si, pour faire bonne mesure, on s’efforce de construire, en toute méconnaissance (notamment celle des importants travaux de Ali Amir-Moezzi et de tous ceux qui ont participé au Coran des historiens), une figure de l’islam comme figée dans une lecture littéraliste du Coran, on réduit cette religion à un passé glorieux, à une régression progressive vers l’obscurantisme. La méfiance serait donc légitime, comme serait indigne le soupçon de xénophobie, notamment lorsqu’il s’adresse à des progressistes revendiqués. Faut-il préciser que les remarques précédentes ne signifient aucunement que le danger de l’islamisme ne soit pas réel ? Mais l’endiguer suppose ne pas tomber dans le piège que nous tendent les fanatiques : instaurer les conditions intellectuelles d’une guerre civile en sommant les musulmans de choisir entre vivre leur foi et affirmer leur citoyenneté. Dichotomie que rien ne justifie si l’on comprend la laïcité comme elle doit être comprise : une doctrine de neutralité qui fonde la paix religieuse par la séparation entre l’Etat et les églises.

Il faut également insister sur les risques d’une défense du souverainisme (évidemment très éloignée de celle de la souveraineté européenne, quelle que soit la couleur politique de ses partisans), le plus souvent par une référence à un peuple mythifié, lequel préexisterait à la construction des nations. Cette conception primordialiste ne peut éviter d’exalter les racines, de chérir les traditions, supposées contenir la vérité de l’identité. Les influences postérieures, étrangères forcément, ne sont alors que dénaturation. Onfray ne dit-il pas préférer Proudhon à Marx, le premier « étant issu d’une lignée de laboureurs francs », alors que le second est « issu d’une lignée de rabbins ashkénazes » ? Participer à cette aventure, c’est oublier la leçon de Rome. Ainsi que le conte Plutarque dans Vie de Romulus, en évoquant la fosse dans laquelle chacun jette une poignée de terre apportée du pays d’où il vient et, une fois l’ensemble des poignées mêlé, désigne la fosse du nom de mundus pour y tracer tout autour, en forme de cercle, le périmètre de la ville, ce n’est pas la terre qui engendre les hommes, « ce sont les hommes qui fabriquent la terre ». Le véritable Romain est donc « un étranger, grandi dans une terre lointaine, venu avec une poignée de sa terre natale pour la mélanger avec celles des autres, de même qu’il se mélangera lui-même avec les autres » (Maurizio Bettini, Contre les racines, 2017, p. 171).

Faire front avec Onfray, « le Monsieur Poujade de la philosophie », lequel a « introduit le tabloïd dans l’histoire de la philosophie », selon les mots suggestifs de Patrice Maniglier (La Philosophie qui se fait, 2019, p. 116), c’est manifester, comme l’écrit magnifiquement Klaus Mann dans Contre la barbarie, « une sorte de répugnance physique contre la vérité ». Avec Front populaire, sous couvert du pluralisme, le rapport entre démocratie et vérité est en effet sans pertinence. L’époque est à l’extension du marché du bavardage au sein duquel règne l’indistinction. Aussi certains intellectuels ne savent-ils plus toujours si les propos antisémites, sexistes, homophobes font partie des opinions ouvertes à la discussion ou, à l’opposé, sont condamnables au nom des droits humains ou, plus simplement, des principes de la démocratie. Mais cette « justification » ne peut s’énoncer qu’en raison d’une incompréhension fondamentale sur la nature de cette dernière. Tocqueville avait utilement alerté sur cette question : dans une société démocratique, expliquait-il, les individus vouent un véritable culte à l’égalité qui constitue une passion dominante. Ainsi, le fondamental principe d’égalité se corrompt trop souvent dans le désir, plus ou moins avoué, d’indistinction. Cette pente est particulièrement redoutable puisqu’elle incite au scepticisme radical, et elle tend à considérer l’éthique et l’épistémologie comme des illusions. La démocratie, qui, à beaucoup d’égards, peut être définie comme une organisation des séparations (par exemple du politique et de l’ethnico-religieux), a tout à perdre à promouvoir l’indistinct. C’est à l’aune de l’indistinction que nous pouvons comprendre l’apparition d’un phénomène nouveau : l’antisémitisme sans antisémites. Il est en effet frappant de constater le déni ou l’euphémisation (généralement par l’affirmation d’un antisionisme radical) devant le procès en antisémitisme (sur ce point, on lira avec grand profit Isabelle Kersimon et Jean-Yves Pranchère, « Onfray et les Juifs »).

Le Front populaire, si mal nommé, constitue une occurrence de ce brouillage généralisé des catégories. En cela, il manifeste une véritable haine de la pensée. De cette aventure, rien de bon pour nos libertés ne peut advenir.