Saclay, une histoire française edit

21 avril 2020

Acteur et observateur, sociologue et planificateur urbain, dirigeant de grande école et défenseur de l’université de recherche, Pierre Veltz se penche sur un cas emblématique dans un livre d’entretiens paru récemment : Saclay. Genèse et défis d’un grand projet (Parenthèses, 2020). L’ouvrage comporte les limites inhérentes aux témoignages d’acteur à la mémoire parfois sélective, qui grossissent ou sous-estiment tel ou tel événement. Mais là n’est pas le plus important. En retraçant l’histoire de ce grand projet scientifique et urbain il tend en fait un miroir à la France prise entre volontarisme politique et décentralisation administrative, planification scientifique et particularisme de petits appareils de formation, une tête en Europe et dans le système mondial et des pieds dans la glaise des micro-territoires.

Dans ce livre il livre sa vision d’un grand dessein en cours de réalisation.

Sa thèse, s’agissant de la dimension urbaine, s’énonce clairement : malgré les vicissitudes d’un grand projet longtemps enlisé et empêtré il est en cours de réalisation et se compare même avantageusement avec des projets équivalents en Allemagne comme l’aéroport de Berlin ou la gare de Stuttgart qui souffrent mille et un retards.

Sa thèse, s’agissant de la dimension universitaire, est que là aussi le grand projet Saclay d’université de recherche, au-delà de vicissitudes fortement médiatisées, se réalise aussi même si c’est sous une forme dédoublée. L’échec du Paris Saclay initial, pôle de regroupement des grandes écoles et des universités du plateau en une seule entité, n’est que la reconnaissance tardive qu’un éléphant blanc de 60 000 étudiants n’était ni nécessaire ni souhaitable.

Pour établir cette double thèse il importe de revenir sur le cheminement de Saclay qui donne à voire le fonctionnement du grand projet à la française.

Saclay avant Saclay c’est une logique d’enclaves sur un plateau, effet de la fragmentation des écoles et des tutelles, un chaos scientifique et urbain au sud de Paris. L’État ne s’avère guère stratège tant ses diverses expressions fonctionnent de manière segmentée, autonome pour ne pas dire autarcique.

Pour faire d’un amas d’implantations scientifiques, universitaires et industrielles un écosystème d’innovation il fallait un grand dessein volontariste.

Christian Blanc sera le démiurge de cette cité savante, avec l’aide de Nicolas Sarkozy.

La vision héroïque de l’ancien patron d’Air France est fondée sur une analyse des ressorts de la croissance dans une économie d’innovation. Elle est surtout en rupture avec le graviérisme qui avait fondé la politique d’aménagement du territoire. Pour sortir de l’idéologie Paris et le désert français, il fallait établir le rôle des métropoles dans la nouvelle croissance. Il fallait concevoir les réseaux de la nouvelle métropole. Il fallait avoir l’audace de penser développement urbain et pas seulement implantation d’unités d’enseignement et de recherche.

Pour passer de la planche à dessin au lancement du grand projet il fallait convaincre, enrôler le pouvoir politique, saisir les opportunités budgétaires… Rien n’aurait été possible sans le  volontarisme monarchique du président Sarkozy qui fera du projet Saclay l’étendard de sa politique économique et urbaine avec le Grand Paris.

Mais le mérite de Pierre Veltz est de montrer de manière éclairante qu’en France, lorsque la décision est prise, les débats commencent ! La multiplicité des parties concernées fournit autant d’occasions à empêcher, freiner, dévier voire annuler le grand projet.

Pour qu’il prenne forme il fallait déplacer des établissements d’enseignement (le plan Pécresse devait y aider en finançant les bâtiments), amener des infrastructures de transport (le métro du grand Paris devait y pourvoir), rapprocher des écoles et des universités pratiquant le patriotisme institutionnel sans mesure (les Idex du grand emprunt devaient faciliter la tâche), et enfin penser ville nouvelle sur le plateau en échappant au modèle des villes nouvelles rejeté par les élus…

La réalisation met à nu nombre de traits familiers du modèle français mais qui à l’épreuve menacent chaque jour de faire dérailler le projet.

S’agissant du volet urbain, Pierre Veltz nous fournit un tableau de l’incroyable complexité des procédures administratives étatistes compliquée par la décentralisation et le fonctionnement du millefeuille institutionnel territorial. Au passage on redécouvre non seulement le syndrome du NIMBY (not in my back yard) mais plus encore les ravages de l’écologisme paré des vertus éternelles de la ruralité préservée. Le tableau fait de l’enchevêtrement des compétences des différents niveaux du millefeuille territorial, des batailles d’ego entre élus, les interférences permanentes entre acteurs accrochés à leurs prérogatives tracent un tableau kafkaïen de la décision locale. Mais le niveau central ne vaut guère mieux, les palinodies sur la desserte du plateau par les transports collectifs, les mesures de report interfèrent avec les calendriers déjà compliqués du projet urbain et du projet académique.

Et pourtant le dossier avance, la manie procédurière alimentée par les autorités rivales et les groupes de pression divers n’est à tout prendre pas si différente de ce qui se passe ailleurs dans les pays européens.

S’agissant du volet scientifique et universitaire Paris Saclay va porter à incandescence les guerres entre grandes écoles et universités, marqué par le déclin relatif du modèle français attesté par les classements de Shanghai.

Pour les planificateurs publics la question est simple à énoncer, moins à résoudre : comment faire d’un amas d’institutions recroquevillées sur leur gloire passée un écosystème d’innovation vibrant en intégrant les trois pôles de l’enseignement de la recherche et de l’entreprise ? Comment simplifier l’offre, la hiérarchiser, la rendre plus lisible pour rendre le projet attractif au niveau mondial ? Après avoir tenté d’accoucher d’une solution à coup de bleus de Matignon, d’incitations pas les jurys du Grand Emprunt et de missions auprès d’établissements récalcitrants, les pouvoirs publics finissent par céder comme ils l’avaient fait déjà avec ParisTech…. Non, décidément même un gouvernement volontariste ne peut pas contraindre l’École Polytechnique à coexister avec une université !

Au total, le cas Saclay a cette vertu non seulement de retracer la dynamique de la réforme mais aussi de mettre à nu les ressorts du système.

S’agissant de la réforme, on l’a vu, elle ne peut passer ici que par la révolution. La réforme progressive, négociée par petits pas successifs, n’est décidément pas à notre portée. Et pourtant les analyses n’avaient pas manqué sur l’inadaptation progressive de notre organisation universitaire, de l’obsolescence du modèle de grandes écoles coupées de la recherche, et sur l’organisation en silos de nos grands organismes de recherche… Il faudra recourir au Grand Paris, au Grand Emprunt et à la création d’un établissement spécifique pour lancer l’opération. La France dispose d’un État centralisé mais qui est en fait déconcentré et décentralisé.

Dans le détail l’hypercentralisme de la décision ne dispense pas de l’hyperpointillisme des procédures et surtout des coûts d’une décentralisation capillaire. La France n’est plus cet État centralisé jacobin qu’on a longtemps décrit, les pouvoirs publics locaux n’ont cessé de monter en puissance, armés d’une double prérogative : les investissements locaux, supérieurs à l’investissement public national et la délivrance des permis de construire qui confère un pouvoir exorbitant aux maires.

Le mérite du travail de Pierre Veltz est aussi de nous donner à voir les coûts de l’absence de confiance. C’est la défiance instituée à tous les niveaux qui nourrit l’inflation des procédures.

De même l’État fort à la française est impuissant face aux castes d’anciens. Pire aucune décision arbitrée politiquement ne résiste longtemps à l’action des coteries d’anciens et à leurs puissants relais dans les ministères et les cabinets ministériels.

Ces constats faits, la question démocratique se pose donc à nouveaux frais, non pas au sens où on l’entend habituellement lorsque l’on dénonce la monarchie républicaine, mais plutôt à cause des effets du millefeuille territorial qui a progressivement distendu le lien entre élus directs et élus indirects des communautés de communes des syndicats intercommunaux.