Écriture inclusive: la langue se défend-elle toute seule? edit

22 février 2021

Dans un article récemment publié sur Telos, Vincent Tournier suggère d’interdire l’écriture dite « inclusive » dans les concours et examens de recrutement. Il n’est pas certain qu’une telle mesure, de l’ordre du symbolique, soit suivie de beaucoup d’effets. Pourtant, les techniques d’écriture comme le doublet abrégé systématique avec point médian (les étudiant·e·s) sont effectivement discutables, et il faut souligner – ce qui n’est presque jamais fait – combien elles sont tout sauf inclusives. Quant à leur interdiction, il faut se méfier des effets pervers qu’elle pourrait avoir. Mais il est certain qu’une controffensive raisonnée serait bienvenue.

Dans les années 1980, l’absurdité consistant à employer un nom masculin pour faire référence à une femme – le médecin ou le ministre – a été ressentie de plus en plus vivement, en grande partie, sans doute, du fait de l’accession d’un nombre croissant de femmes à des professions où leur présence était jusque-là exceptionnelle ou inexistante et à des postes de responsabilité. On a alors commencé à promouvoir ce qu’on appelait à l’époque « l’écriture épicène », et, malgré des débats enflammés, on a fini par se rendre compte que l’illogisme n’était pas de parler d’une experte – alors que personne ne s’est jamais opposé à ce qu’on parle des vendeuses, des caissières et des femmes de chambre – mais bien d’employer, pour se référer à une femme, des expressions comme un expert ou une femme expert. La plupart de ces formes féminines vont aujourd’hui de soi, et c’est heureux.

La question des titres et des noms de fonction, comme ministre ou préfet, a suscité davantage de remous, au motif que les personnes concernées ne font qu’occuper une fonction qui, en elle-même, n’est ni « masculine » ni « féminine » ; mais on a fait remarquer que l’usage confond largement fonction et personne qui l’occupe, d’où des phrases comme la ministre est enceinte (titre d’un livre du linguiste Bernard Cerquiglini, qui montre à quel point le ministre serait incongru). Finalement, les formes féminines la préfète, la Première ministre, la déléguée générale… se sont répandues. Cela aussi, c’est heureux.

Aujourd’hui, la question de savoir quelle forme féminine employer ne pose plus guère problème, si ce n’est à la marge (ainsi une autrice remplace-t-il de plus en plus une auteur ou une auteure, ce qui est tout à fait justifiable sur le plan morphologique ; une chef tend à être remplacé par une cheffe, ce qui est moins heureux, toujours sur le plan morphologique). Si certains récalcitrants s’acharnent encore à s’adresser « au médecin » alors que celui-ci est en fait une femme (et que, de surcroît, elle a fait connaitre son souhait que soit employée la forme féminine), il est compréhensible que leur attitude suscite l’agacement de certaines – et de certains, dont je fais partie –, mais reconnaissons (et réjouissons-nous-en) qu’ils sont de moins en moins nombreux.

La démarche visant à promouvoir l’écriture « épicène » était authentiquement inclusive et on ne doute plus aujourd’hui qu’elle correspondait à un impératif de justice sociale : puisqu’on a toujours parlé sans ciller des « secrétaires administratives », il fallait bien reconnaître à la « secrétaire générale » son droit à ne pas être désignée comme « le secrétaire général ».

Dès lors, on pourrait croire que ce qui est présenté aujourd’hui comme « l’écriture inclusive » n’est que le prolongement de cette démarche, et que son développement est tout aussi inéluctable. C’est bien là que se trouve un grave sophisme, qui est rarement mis en évidence.

Car qu’est-ce que « l’écriture inclusive » ? Si c’est le nouveau nom (les modes changent, les mots aussi) de l’« écriture épicène » et qu’il s’agit d’employer un nom féminin pour désigner une femme, rien de nouveau, et cette écriture peut alors légitimement être dite « inclusive ». Mais, dans les faits, la situation est très différente : ce qui est appelé « écriture inclusive » recoupe un ensemble de techniques, à la définition d’ailleurs flottante, au premier rang desquelles se trouve l’usage de doublets abrégés systématiques avec points médians (les chercheur·euse·s concerné·e·s sont prié·e·s de…). Or ces techniques ne sont pas « inclusives », mais elles excluent celles et ceux qui n'en maîtrisent pas les codes. Notons au passage que, contrairement à ce qu’on lit trop souvent, ces questions ne se réduisent pas à « la langue », mais qu’elles se situent à l’entrecroisement de la langue, de l’orthographe et de la typographie, trois notions évidemment liées entre elles mais qui ne se confondent pas.

L’un des problèmes les plus visibles et les plus graves est le hiatus introduit par ces techniques entre écrit et oral. Comme l’ont rappelé 32 linguistes dans une tribune collective (Marianne, septembre 2020), « tous les systèmes d’écriture connus ont pour vocation d’être oralisés. Or il est impossible de lire l’écriture inclusive : cher·e·s ne se prononce pas ». Non seulement écrire les plombier·e·s ne correspond à aucune forme orale, mais cela ne donne guère de visibilité aux plombières : pourquoi réduire celles-ci à un simple e présent à l’écrit seulement ? Si l’on veut insister sur la présence de femmes et d’hommes dans ce groupe, inclure et rendre visible doivent conduire à écrire les plombiers et les plombières ou les plombières et les plombiers, dans le même esprit que l'on a pris l'habitude d'écrire et de dire celles et ceux.

Une forme comme les plombier·e·s, en plus de n’avoir aucune correspondance dans le système oral (et il est peut-être bon de rappeler en passant que, chronologiquement, la langue, avant d’être écrite, est orale : il est, dès lors, assez étonnant que certains prétendent changer les « mentalités profondes » en ayant recours à des formes qui ne peuvent être oralisées), rend l’écriture infiniment plus complexe, ce qui est tout sauf « inclusif ». Lorsqu’on harmonise et simplifie l’orthographe, on met celle-ci à la portée d’un plus grand nombre, et c’est pourquoi les modifications successives de l’orthographe du français au cours des siècles ont toujours visé à rendre celle-ci (un peu) plus rationnelle et donc (un peu) plus simple. On peut assurément regretter qu’il y ait encore bien du chemin à parcourir dans ce domaine (l’orthographe française comportant bien des difficultés et, surtout, des incohérences), mais, lorsqu’on passe de un enfant, des enfans à un enfant, des enfants (1835) ou de avènement, événement à avènement, évènement (1990), on simplifie (très modestement, certes), et, ce faisant, on lutte (un tout petit peu, certes) contre l’exclusion sociale, tout en rendant hommage à la raison (des enfans et événement ne se justifient pas sur le plan morphologique, pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici).

Pour qui douterait de la complexification inconsidérée qu’induisent les pratiques dites « inclusives », il n’est que de voir… les textes produits par ceux qui les promeuvent. Non seulement les pratiques anarchiques prolifèrent (cher·e·s collègu·e·s alors que collègue est un mot épicène, les personnes concerné·e·s ou concerné·es sont invités à…), mais, presque systématiquement, dès que le texte fait plus de quelques lignes, seule une partie des noms de personne a été réécrite, souvent sans logique, ou alors avec une logique… qu’on se contentera de qualifier d’excluante (comme dans ce texte récent, sur un sujet grave – le viol d’une étudiante de Sciences-Po Toulouse – évoquant les personnes « violé·es », « humilié·es », mais les « agresseurs » et les « harceleurs », termes employés dans un contexte ne faisant pas référence à des individus spécifiques…). Si des universitaires ne parviennent pas à mettre en œuvre leurs propres recommandations de façon cohérente, comment les non-spécialistes le pourraient-ils ?

On voit bien, finalement, que l’écriture dite « inclusive » est devenue, comme le dit avec raison Vincent Tournier, « un marqueur, un code de reconnaissance, un moyen de distinction sociale […] brandi ostensiblement ».

Reste à savoir ce qu’il faut faire, ou ce qui peut être fait. Disons-le d’emblée : le remède miracle n’existe pas, et certains des débats soulevés par des pratiques pourtant malvenues ont leur utilité. Il n’en reste pas moins que l’usage du doublet abrégé systématique avec point médian doit être rejeté. Soulignons, au passage, que cette position est celle, entre autres, de l’Office québécois de la langue française (qui a été à l’avant-garde des formes féminisées comme professeure avec un e) et des autorités linguistiques de Belgique francophone, qui, dans un guide récent intitulé significativement Inclure sans exclure, émettent toute une série de recommandations opportunes (supprimer mademoiselle des formulaires administratifs, remplacer en bon père de famille par en citoyen responsable, et, bien sûr, utiliser le féminin chaque fois que nécessaire) tout en rejetant le point médian, qui « nui[t] à l’intelligibilité des écrits [et] comprome[t] leur accès au plus grand nombre ».

Interdire certaines pratiques d’écriture dans les concours et examens est probablement loin d’être la meilleure des solutions : en plus d’être douteuse (un point médian peut-il sérieusement être considéré comme un « signe distinctif » au sens de la règlementation des concours et examens ?), elle serait surtout symbolique, et il y a fort à parier que cette interdiction anecdotique serait rapidement utilisée par des opposants qui, pour certains, refusent le débat, voire ne cherchent qu’à s’installer dans une posture victimaire. Finalement, elle pourrait donc bien se révéler contreproductive et donner encore un peu plus de visibilité à des pratiques d’écriture qui, sous un vernis faussement incluant, ne font qu’exclure un peu plus.

Sans doute serait-il plus pertinent de se concentrer sur les textes à la diffusion autrement plus large et, par une discussion sérieuse et étayée, refuser la caricature d’une langue qui serait sexiste « par essence ». Que, en contexte, les étudiants puisse faire référence aux deux sexes n’est pas plus sexiste que de dire il pleut et non elle pleut. À ce jour, le point médian n’a pas « pris » dans l’usage au sens large : il reste cantonné à des usages particuliers. Pour qu’il ne se diffuse pas inconsidérément en dehors d’un certain monde universitaire, il est peut-être plus sage de ne pas jeter de l’huile sur le feu, mais d’expliquer et de faire entendre la voix de la raison. Cela suppose, évidemment, une certaine dose de bonne foi partagée…