Allemagne: de la «culture de l’accueil» au principe de réalité edit
De toutes parts, Angela Merkel est pressée de revenir sur sa déclaration de début septembre qui, selon ses détracteurs, a constitué un puissant appel aux réfugiés à venir en Allemagne. « Il n’y a pas de limite numérique au droit d’asile », avait dit la chancelière. Ce fut d’abord la CSU, le parti frère bavarois de la démocratie-chrétienne. La Bavière est le premier Land allemand à accueillir les réfugiés arrivant du Proche-Orient à travers la Hongrie et l’Autriche. 11 000 encore le week-end dernier. Son ministre-président, Horst Seehofer, ne perd pas une occasion de prendre ses distances par rapport à Angela Merkel. Puis le Parti social-démocrate, membre comme la CSU de la grande coalition au pouvoir, s’est fait l’écho des préoccupations des autorités locales qui doivent garantir le gîte et le couvert aux nouveaux arrivants, ainsi que les soins médicaux, avant de trouver des places dans les écoles pour les enfants, des cours de langue et un emploi pour les parents.
Jadis héraut de la société multiculturelle (Multikulti), le parti des Verts est lui-même divisé. Au sommet, il est partisan d’un accueil sans réserve des demandeurs d’asile. En revanche ses élus locaux, qu’il s’agisse par exemple du ministre-président du Bade-Wurtemberg (le seul Land présidé par un écologiste) ou du maire de la grande ville universitaire de Tübingen, sont confrontés aux limites de leurs capacités d’hébergement. Ils ne remettent pas en cause l’attitude de la chancelière mais ils insistent sur la nécessaire adéquation entre les promesses et les moyens.
Fort des succès de sa politique de rigueur financière, l’Etat fédéral a pu dégager cette année 6 milliards d’euros pour soutenir les Länder et les communes dans l’accueil des réfugiés, sans mettre en cause le principe de l’équilibre budgétaire. Des programmes de construction de logements sociaux ont été lancés qui s’adressent aussi bien aux nouveaux venus qu’aux couches populaires allemandes afin d’éviter une « guerre des pauvres ». Le gouvernement fédéral et les exécutifs régionaux, quelle que soit leur couleur politique, se sont mis d’accord pour encadrer le droit d’asile sans toucher aux principes. La liste des pays « sûrs », c’est-à-dire ceux dont les ressortissants ne sont pas éligibles au droit d’asile, a été élargie aux Etats des Balkans qui comptent pour près de la moitié des demandeurs. Les déboutés devraient être plus rapidement reconduits à la frontière, tandis que ceux qui restent recevraient une aide plus importante en nature qu’en espèces.
Mais sur le fond, Angela Merkel tient bon. Elle refuse de reconnaitre avoir commis une « erreur » en ouvrant les portes de l’Allemagne, comme le lui demandent ses faux amis de la CSU. « Ceux qui ont besoin de protection reçoivent cette protection », répète-t-elle. Sa popularité commence à en pâtir. Elle affiche toujours un taux d’adhésion enviable (54%), en baisse toutefois de 9 points par rapport au mois dernier. Les sondages montrent que l’opinion est en train d’évoluer. Les questions générales (pour ou contre le droit d’asile) témoignent encore d’un grand esprit d’ouverture qui se rétrécit quand les choix deviennent plus précis. 51% des Allemands interrogés par la première chaîne de télévision disent avoir peur d’un afflux de réfugiés, même si 58% pensent que ceux-ci sont un bien pour le marché du travail et 47% qu’ils représentent un enrichissement pour l’Allemagne. Les milieux économiques sont de cet avis. Les migrants vont compenser la faiblesse de la démographie allemande et rajeunir la pyramide des âges.
Le président de la République, Joachim Gauck, un ancien pasteur venu de l’Allemagne de l’Est, s’est référé à la distinction de Max Weber entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité à l’occasion de la « semaine interculturelle ». C’est l’honneur de l’Allemagne d’accueillir les réfugiés, a-t-il déclaré en substance, mais encore faut-il pouvoir les accueillir dans de bonnes conditions. « Nos capacités sont limitées même si on ne sait pas exactement où sont nos limites. » Le grand défi est l’intégration. « Nos valeurs ne doivent pas être remises en question » alors que nombre de réfugiés viennent d’une autre culture. Paraphrasant Willy Brandt qui au moment de la réunification des deux Etats allemands avait dit « Il faut que grandisse ensemble ce qui appartient au même ensemble » (Es muss zusammenwachsen, was zusammengehört), Joachim Gauck a affirmé : « Il faut que grandisse ensemble ce qui [jusqu’à maintenant] n’appartenait pas au même ensemble », ajoutant que l’intégration de centaines de milliers d’étrangers serait encore plus difficile que l’intégration entre Allemands de l’est et de l’ouest.
Combien seront-ils ? Huit cent mille ? Un million ? Un million et demi, comme l’affirmerait rapport « confidentiel » dont la presse allemande se fait l’écho ? Deux cent mille sont arrivés au mois de septembre, autant que pendant toute l’année 2014. Des premiers incidents sont signalés dans les centres d’hébergement. Des réfugiés critiqueraient les conditions de logement et la nourriture. Ils refuseraient de se plier aux formalités de demandes d’asile. Certains se plaindraient de la modicité de l’argent de poche pendant qu’ils sillonneraient l’Allemagne en taxi à la recherche d’un emploi. Des bagarres auraient éclaté entre eux. Le ministre d’intérieur, Thomas de Maizière, qui est la voix de la fermeté au sein du gouvernement, réclame de la part des migrants une « culture de l’arrivant » (Ankommenskultur), pendant de la « culture de la bienvenue » (Willkommenskultur) dont font preuve les Allemands.
Et ils n’en sont pas peu fiers. Il n’y avait aucun calcul dans les foules qui ont salué chaleureusement les réfugiés à la gare de Munich, chez les bénévoles qui se sont mobilisés pour distribuer nourriture et premiers soins, chez les autorités locales qui – à quelques exceptions près – ont fait assaut d’imagination pour résoudre des équations impossibles. « Nous y arriverons », répète Angela Merkel, parce que l’Allemagne est un pays fort.
Cette générosité contrastait avec la frilosité des pays voisins. A l’étranger, on s’interrogeait sur les raisons qui faisaient de l’Allemagne un cas particulier (peut-être avec la Suède). La spontanéité de l’opinion avait peu à voir avec les considérations économiques dans un pays vieillissant qui a besoin de main d’œuvre jeune « pour payer les retraites ». Dans les situations extrêmes, les Allemands de l’après-guerre ont toujours eu à cœur de se montrer sous leur meilleur jour. Les associations caritatives, indépendantes ou liées aux Eglises, les fondations issues des partis politiques ou des grandes entreprises, y ont toujours été très actives. Les Allemands se souviennent aussi que beaucoup d’entre eux sont des descendants des millions de réfugiés qui, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, ont fui les territoires confisqués par les Soviétiques et leurs vassaux. Ou que ceux qui fuyaient la barbarie nazie ont été accueillis en Europe et aux Etats-Unis. Pour Angela Merkel aussi, la fille de pasteur venue de l’Est, cette disponibilité à ouvrir les bras aux persécutés et aux victimes des guerres l’a emporté sur les calculs politiques.
Les Allemands en ont-ils trop fait ? C’est la question que pose l’historien Heinrich August Winkler. Proche du Parti social-démocrate, ce professeur à l’université Humboldt de Berlin a consacré ses plus récents travaux au « long chemin vers l’Occident » parcouru par l’Allemagne depuis le XIXe siècle. La catastrophe du national-socialisme et la révolution pacifique de 1989 ont scellé l’ancrage de l’Allemagne dans la culture politique occidentale. Dès la création de la République fédérale en 1949, les Allemands de l’Ouest ont voulu être les meilleurs élèves de la classe. Ils avaient même parfois tendance à tirer de leur mauvaise conscience liée au nazisme un complexe de supériorité qui en faisait les champions de la repentance. Winkler croit déceler derrière l’ouverture actuelle aux réfugiés du Moyen-Orient « un certain degré de complaisance envers soi-même et d’autosatisfaction », comme si « nous étions les champions du monde du dévouement, la nation pionnière des valeurs européennes, une grande puissance des valeurs, à la limite de la suffisance. »
Les inévitables difficultés politiques et pratiques auxquelles ils sont confrontés devraient conduire les Allemands à montrer plus de modestie, à ne pas s’ériger en modèle pour les autres Européens, et à faire preuve de plus de réalisme, au nom du principe selon lequel il ne faut pas promettre plus qu’on ne peut tenir.
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