Réformer l’État, pas geler le point d’indice! edit

12 septembre 2019

Il n’est sans doute pas de raccourci plus saisissant de l’échec jusqu’ici de la réforme de l’Etat que la manipulation continue du point d’indice. Rappelons-nous, dans le monde nouveau la mère de toutes les réformes devait être la réforme de l’État, celle qui allait permettre tout à la fois la simplification pour les citoyens, la réactivité pour l’action publique, la motivation des personnels et en même temps la suppression des doublons, un allègement de la charge budgétaire, voire une baisse d’impôts rendue possible par un État reconfiguré. Tout avait démarré en fanfare : une commission réunissant les meilleurs esprits du public et du privé, du monde académique et du monde de l’entreprise, alimentée par des rapports sur les meilleures pratiques à l’étranger devait produire la feuille de route de cet Etat 2.0. Pour les artisans de la réforme il fallait surtout rompre avec une pratique qui jusque-là avait multiplié les réponses au coup par coup, laissé se dégrader la condition des enseignants et des personnels de santé, multiplié les couches du millefeuille territorial et les guichets sociaux. Le quinquennat n’est certes qu’à mi-parcours mais au moment où s’engage la réforme des retraites qui de l’aveu même du Président risque de dégrader davantage encore la condition des enseignants et des personnels soignants, force est de reconnaître que jusqu’ici les bricolages budgétaires l’ont emporté sur l’esprit de réforme.

Les pouvoirs publics ont récemment annoncé que le point d’indice salarial de la fonction publique serait à nouveau gelé en 2020. Ce gel en 2020 fait suite à d’autres nombreuses années de gel ou de faible revalorisation sur les années précédentes. Ainsi, sur les dix années 2010-2019, le point d’indice a été revalorisé de 1,7%. Dans le même temps, l’indice des prix hors tabac aura progressé d’environ 10,5 %. Sur ces dix années, c’est une perte de pouvoir d’achat de près de 9 % qu’aura connu le point d’indice, et le seuil de 10 % devrait donc être franchi en 2020 si le gel annoncé est effectif l’an prochain.

Bien sûr, certains objectent à ce constat que le salaire moyen progresse plus fortement que le point d’indice, du fait de l’effet du GVT (Glissement Vieillesse Technicité). Mais comme son nom l’indique, le GVT prend en compte l’effet de l’ancienneté et de progression de carrière : l’effet GVT serait logiquement fort si aucune embauche n’était faite dans la fonction publique ! Et si l’on s’intéresse à l’attractivité de la fonction publique, il faut considérer les évolutions de salaires hors GVT : pour un même poste et une même ancienneté, le pouvoir d’achat salarial baisse dans la fonction publique. Certes, face au risque d’une forte démobilisation des agents de la fonction publique, certaines carrières bénéficient de revalorisations indiciaires dans le cadre du processus PPCR (Parcours Professionnels, Carrières et Rémunérations) engagé en 2016 au terme d’une longue négociation avec les syndicats, durant la précédente présidence. De 2016 à 2020, le coût de la PPCR serait, selon les années, d’environ 0,5 à 1 milliard d’euros par an, équivalent en moyenne à une revalorisation de l’indice de 0,25% à 0,5%, soit au total sur les cinq années au mieux 1,25% à 2,5%. Ce n’est pas négligeable mais cette disposition est très loin de compenser la perte évoquée plus haut de plus de 10% du pouvoir d’achat du point d’indice depuis 2010…

Cette baisse du pouvoir d’achat se traduit concrètement par une paupérisation lente et quasi continue des agents de la fonction publique. Bien entendu, l’économie est conséquente pour le compte des administrations publiques : une revalorisation du point d’indice de 1% coûte en année pleine environ 2 milliards d’euros. Mais les conséquences de cette paupérisation peuvent être lourdes pour l’avenir, en termes de compétences et de mobilisation. Déjà, et c’est un cas extrême, certains concours d’embauche comme ceux d’enseignants dans l’Éducation nationale dans certaines disciplines comptent moins de candidats que de postes ouverts. Au-delà, ce sont les compétences relatives moyennes de personnes embauchées pour plusieurs décennies ainsi que leur engagement et leur motivation qui peuvent être abaissées. Les agents les plus dynamiques peuvent trouver un intérêt financier marqué à valoriser ailleurs leur capital humain, traduisant ainsi ce que les économistes nomment parfois un effet de « sélection adverse ». Au total, le risque d’un État moins performant sur le long terme est pris.

Lourde de risques et conséquences à long terme, cette voie d’économies dans la dépense publique est la plus facile. La plus complexe mais efficace sur le long terme serait un remodelage progressif mais complet de l’organisation de la fonction publique. Deux exemples, parmi tant d’autres : la fonction publique territoriale et l’enseignement.

Concernant la fonction publique territoriale, la France se distingue d’autre pays avancés par le nombre plus important de couches du millefeuille territorial (communes, collectivités de communes, départements et régions) et par le nombre de communes (à elle seule, la France représenterait la moitié du nombre des communes européennes). Ces spécificités sont source de surcroits de dépenses de personnel (l’administration et les compétences sont plus complexes) et de dépenses diverses y compris d’investissement (des communes connexes font parfois le choix de dépenses d’équipements identiques, plutôt que celui de la mutualisation). La suppression d’une couche du millefeuille et l’obligation du regroupement administratif des communes comptant moins d’un certain nombre d’habitants seraient ainsi sources d’économie, et contribueraient en outre à élever la lisibilité du système pour le citoyen.

Concernant les enseignants, le diagnostic a été cent fois fait, des enseignants nettement moins payés qu’en Allemagne ou même en Espagne, dont les conditions de travail se dégradent et qui sont soumis à un  feu roulant de réformes aux motivations variables ont de fait commencé à voter avec leurs pieds. L’Éducation nationale ne parvient plus à recruter dans certaines disciplines. Le pari fait jusqu’ici qui était de payer les enseignants en temps libre en considérant qu’il s’agissait de salaires d’appoint ne marche plus. La revalorisation salariale, professionnelle, l’ouverture de la possibilité pour les mieux notés ou pour les matières déficitaires de faire davantage d’heures pour des rémunérations accrues devient aujourd’hui  une nécessité sans même parler du renforcement de la qualité. La réforme des retraites est un cruel révélateur de la dérive de la condition d’enseignant : la suppression de la norme actuelle de calcul de la retraite sur la base des 6 derniers mois d’activité pour lui substituer le calcul sur toute une carrière se traduira par un appauvrissement massif et inacceptable de fonctionnaires qui ne peuvent même pas faire valoir l’intégration de primes inexistantes dans le calcul des retraites.

En ne prenant pas à bras le corps la question de la reconfiguration de l’État, de ses missions et de son périmètre, en laissant dériver les effectifs et accepté de payer en temps libre, en ne reconnaissant qu’en paroles le fossé qui s’est creusé entre catégories de fonctionnaires, le Gouvernement s’est trouvé acculé à reproduire les mêmes éternelles solutions d’échenillage budgétaire, lourdes de conséquences pour le futur.

Seule une véritable réforme de la fonction publique qui peut être source de saines économies de dépenses publiques ne détériorant pas sur le long terme la qualité de l’État devait être à l’ordre du jour. Les économies auxquelles aboutit la modération salariale extrême dans la fonction publique est lourde de risques pour l’avenir.