L’Europe, la relance et l’État de droit edit

26 novembre 2020

La Hongrie et la Pologne ont bloqué l’adoption du paquet budgétaire et du plan de relance de 1800 milliards d’euros au motif qu’elles ne pouvaient accepter le lien entre accès aux fonds européens et respect de l’État de droit.

Le veto des deux démocraties illibérales bloque en pratique le déploiement du fonds de relance et de résilience de 750 milliards d’euros au moment où la deuxième vague pandémique frappe durement l’ensemble de l’Europe et plus particulièrement les pays du Sud qui allaient en être les principaux bénéficiaires

La conditionnalité « respect de l’État de droit » signifie que si une violation de cette norme en liaison avec le budget était observée, la Commission pourrait recommander la suspension ou le gel de l’octroi des fonds communautaires dès lors qu’une majorité des États membres y souscrit. Les Polonais et les Hongrois y ont riposté en annonçant qu’ils récusaient «  tout mécanisme discrétionnaire basé sur des critères arbitraires et politiquement orientés » ajoutant qu’ils ne s’étaient pas libérés du joug soviétique pour obéir aux oukases européens.

Cette conditionnalité conçue au départ pour armer la Commission contre la corruption et le détournement de fonds communautaires par Orban et ses affidés a vu son sens étendu aux violations des droits de l’homme et la mise en cause de l’indépendance de la justice et de la liberté de la presse.

Cette nouvelle crise européenne soulève trois problèmes.

Le premier est métapolitique : quel crédit faut-il accorder à ce veto alors que les premières victimes économiques seront la Pologne et la Hongrie qui font partie avec la Grèce et le Portugal des principaux bénéficiaires ? En d’autres termes, l’idéologie prime-t-elle sur l’économie même au cœur de la crise ?

Le deuxième est tactique : faut-il croire les protestations indignées des uns et des autres alors que les conflits du même type ont toujours été réglés dans des compromis clair-obscur au sein de la famille du PPE ?

Le troisième est structurel : comment gérer le dissensus profond tout en maintenant le club ? La réponse théorique est la géométrie variable. Pourquoi alors ne pas en avoir usé dans ce cas ?

L’exercice du droit de veto par Orban et Morawiecki a surpris et n’a pas fait école auprès des pays du groupe de Visegrad. Certes cette menace avait constamment été agitée par la Pologne et la Hongrie, et les mises en cause par les autorités européennes de la corruption qui régnait dans ses pays et pire encore dans l’usage qui était fait des fonds communautaires avaient provoqué l’ire des dirigeants politiques mis en cause. Mais l’enjeu économique et financier était tel qu’il devait faire reculer les dirigeants hongrois et polonais d’autant que la crise pandémique et économique rendaient encore plus urgentes les aides financières que l’Union s’apprêtait à prodiguer. Force est de constater que les forces populistes, souverainistes voire chauvines semblent l’emporter sur l’intérêt bien compris et même sur les intérêts vitaux.

Au-delà des besoins économiques pressants, il y a le risque ou l’opportunité politique. Fallait-il défier l’Europe et la présidence allemande, et à l’inverse n’était-il pas opportun de surjouer une opposition avec l’Allemagne pour obtenir des concessions ultimes vidant de sa substance la clause « respect de l’État de droit » ? On peut soupçonner un tel calcul de la part de dirigeants populistes habitués aux reculs des responsables politiques modérés. Les palinodies du PPE quant à l’appartenance du parti de M. Orban à la grande famille démocrate chrétienne menée par la CDU allemande en fournit une parfaite illustration. À chacune des violations de l’État de droit en Hongrie, le débat sur l’exclusion du Fidesz s’ouvre, les considérations tactiques sur le poids du PPE au Parlement européen entrent en considération et l’exclusion annoncée débouche au mieux sur une suspension ou un avertissement.

Il reste à comprendre pourquoi l’Union s’est mise en situation de dépendre du veto hongrois alors que rien ne l’y forçait, que cette menace avait été d’emblée agitée et que l’Union disposait de la procédure dite des coopérations renforcées pour faire passer le FRR.

Le précédent du « Fiscal Compact » de 2012 pouvait aussi fournir un modèle. L’opposition du gouvernement Cameron à l’adoption de nouvelles règles budgétaires avait conduit les 28-1 à contracter entre eux en excluant le RU. Dans le cas du FRR de 750 milliards d’euros, le fonds aurait pu être conçu en dehors du cadre strict de l’Union. Le recours aux marchés financiers n’aurait pas posé de problèmes dès lors que des modalités claires de remboursement auraient été prévues. Un tel choix aurait certes créé un précédent dangereux puisqu’il aurait envoyé un signal d’exclusion aux démocraties illibérales en les menaçant de fait de les priver de la manne communautaire mais du moins aurait-il ôté à ces deux pays le pouvoir exorbitant de bloquer tout le processus pour les 28 États membres.

Non contents d’élaborer ce plan dans le cadre communautaire, la Commission a même lié le sort du FRR au budget 2021/2027 en prévoyant des mécanismes communs de financement à travers les fameuses nouvelles « ressources propres ». Là aussi on comprend le stratagème de la Commission : en liant les deux enveloppes financières on se dote de moyens supplémentaires qu’on peut espérer pérenniser. De plus il est logique de confier à la même instance la gestion de deux budgets dont les objets se recoupent. Mais cette habileté pouvait se retourner contre l’ensemble du dispositif comme on l’observe à présent et l’Union ne pouvait négliger ce risque lorsqu’on sait comment les démocraties illibérales ont su la paralyser malgré l’existence du fameux article 7 du Traité de l’Union.

Cet article prévoit notamment que l’Union peut priver de ses droits de vote un pays qui contreviendrait aux règles et aux valeurs de l’Union à condition que cette décision soit prise à l’unanimité moins une voix. Malgré les violations à répétition de ces règles et valeurs européennes la Pologne ou la Hongrie n’ont jamais été sanctionnées car elles se sont protégées mutuellement.

La paralysie s’installe à nouveau. Le face à face entre des dirigeants populistes soutenus par leurs peuples et des parlementaires européens arcboutés sur la défense de l’État de droit européen qui n’entendent cautionner ni la persécution de la communauté LGBT, ni l’atteinte à la liberté de la presse et à l’indépendance des juges masque difficilement les négociations en coulisse entre présidence allemande et groupe veto. Quelles peuvent être alors les termes du compromis ? Le couple hongro-polonais insiste sur la distinction entre ce qui relève du bon usage des fonds communautaires et l’interprétation des valeurs de l’Etat de droit. Dans le premier cas ils sont prêts à reconnaître les prérogatives de l’Union comme tout bénéficiaire d’une aide qui se soumet à un contrôle du donateur. À l’inverse ils entendent affirmer leur pleine souveraineté lorsque leurs Parlements votent telle ou telle loi qui pourrait être interprétée dans les démocraties libérales comme attentatoire aux libertés voire aux droits de l’homme. En somme les démocraties illibérales réclament le droit d’être illibérales. Le souci du compromis conduira-t-il Mme Merkel à accepter cette revendication ? Les parlementaires européens, toute honte bue, accepteront-ils cet arrangement pour libérer les crédits du FRR ? Au delà les citoyens européens continueront-ils à accepter de payer pour des pays qui défient leurs valeurs, achètent leurs armes aux États-Unis et privilégient le vaccin russe ? C’est une question qui reste ouverte[1] .

 

[1] Le Parlement européen a commandé et publié un sondage qui suggère que « près de 8 personnes interrogées sur 10 dans l'UE (77%) soutiennent l'idée que l'Union ne devrait fournir des fonds aux États membres que si le gouvernement national met en œuvre l'État de droit et les principes démocratiques. » Source Fondation Robert Schuman, Question d’Europe, n°575, 26 octobre 2020.