Liberté ou licence? edit

21 février 2022

Depuis le 7 février et pendant plus de trois semaines, des camionneurs ont bloqué l’accès au centre de la ville d’Ottawa, la capitale fédérale du Canada. Ils ont paralysé la circulation autour des postes-frontières avec les Etats-Unis, lieux d’échanges commerciaux essentiels entre les deux pays, au nom de leur liberté à refuser de se faire vacciner contre la covid. Toujours au nom de la liberté, leur mouvement s’est étendu en Nouvelle-Zélande. Des Français, inspirés par cet exemple et reprenant la tradition des manifestations de Gilets jaunes, ont, à leur tour, organisé des convois de voitures, camions, camionnettes ou camping-cars depuis des villes parmi les plus éloignées de la capitale, Perpignan, Toulouse, Nice, Avignon, Rennes, Strasbourg. Les conducteurs se donnaient pour destinations d’abord Paris, puis Bruxelles, afin d’organiser une manifestation massive dans la capitale de l’Europe avec d’autres convois venus de toute l’Europe. Tous, dans leurs pancartes comme dans les réponses aux journalistes, invoquaient leur liberté, liberté de ne pas se faire vacciner, liberté d’aller et venir sans contraintes (sans masques, sans passes sanitaires ou vaccinales). C’est au nom de la liberté qu’ils refusaient les contraintes imposées aux citoyens par le gouvernement pour contrer les effets de l’épidémie.

L’invocation de la liberté ne peut manquer d’avoir un écho favorable dans la société, cela va de soi. La liberté politique est au cœur du projet démocratique. Encore faut-il la comprendre et ne pas confondre liberté et licence. Sur ce sujet essentiel on assiste à une régression intellectuelle de la part de manifestants modestes, humiliés de ce qu’ils ressentent comme leur marginalité sociale, mais aussi de grands intellectuels, produits de nos grandes écoles, devenus libertariens, et même d’un membre de l’académie française, François Sureau, dont on dit qu’il est un proche du président de la République.

A-t-on oublié dans notre enseignement la tradition philosophique qui transmet l’idée que la liberté politique s’exerce à l’intérieur des normes et des lois qui la règlent ?

Repartons de Platon. « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leur parole, lorsque les maîtres tremblent devant les élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là en toute beauté et en toute jeunesse le début de la tyrannie ». En termes modernes, lorsque les démocrates ne respectent plus les normes sociales et les lois, la démocratie est menacée.

Depuis la tradition grecque les philosophes l’ont enseigné, la liberté des hommes s’exerce à l’intérieur de règles communes ; elle suppose que chacun ait conscience que sa propre liberté est limitée par la liberté des autres et par les inévitables contraintes de la vie collective. Le propre des sociétés humaines est de se constituer à partir d’interdits et de règles, « Car c’est la regle des regles, et générale loy des lois, que chascun observe celle du lieu où il est » écrivait Montaigne. C’est la conception qu’ont aussi développée Locke, selon qui « Là où il n’est pas de loi, il n’est pas de liberté », Rousseau qui s’inscrit clairement « contre la liberté sans règle », Montesquieu avançant que « la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut » car « il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté », ou encore Kant qui distingue la liberté « sauvage » de la liberté de l’individu civilisé par sa dépendance et sa participation à un tout.

 

Les penseurs du libéralisme politique croyaient au rôle nécessaire de la loi dans son rapport avec la liberté. On peut retenir de leur réflexion que le risque de corruption naît si les hommes considèrent qu’« être libre » signifie « fais ce que tu veux », « fais ce qui te plaît » ou même, renouvelés par l’actualité, « jouis sans entraves », pour reprendre un slogan devenu symbolique de l’inspiration de mai 1968, ou bien, à une date récente, « je veux être libre de mon corps », « je veux être libre de ne pas me faire vacciner » ; s’ils perçoivent la liberté des autres comme un obstacle à leur propre liberté ; si toute obligation liée à la vie collective est perçue non comme une caractéristique inévitable et légitime de la condition humaine, mais comme une oppression ou une exploitation ; si la loi est ignorée ou systématiquement contestée, quel que soit son contenu ; si les institutions légitimes ne sont plus respectées ; si le droit à l’insurrection devient une valeur en soi, non pour justifier la révolte contre les régimes dictatoriaux, mais contre tous les régimes, même démocratiques.

Dans ces cas, on tomberait dans les excès qui risquent de corrompre la démocratie réglée. Or la démocratie doit être réglée, faute de quoi elle tombe dans les excès de la démocratie extrême que Montesquieu, dans la filiation directe de Platon, résume ainsi : « La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême qu’auprès de la servitude ». « On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur, ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte ; (…) La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous ».

Concrètement, il existerait un risque de dérive si les citoyens négligeaient ou méprisaient les formes institutionnelles qui aménagent la critique légitime et souhaitable dans la démocratie. « Elections, piège à cons », la formule qui fit florès à une certaine époque remet en question la légitimité de l’ordre démocratique, puisque c’est le choix libre des gouvernants par les gouvernés qui en est la source. Il est vrai que l’institutionnalisation de la critique impose des limites à son expression. Il faut respecter les règlements propres aux institutions chargées de porter la contestation, qu’il s’agisse des syndicats, des Cours de justice, des partis politiques ou des procédures électorales. Il faut attendre le terme normal du mandat d’un élu pour que le jugement négatif que les électeurs portent sur son action aboutisse à le remplacer. Ce décalage dans le temps peut paraître scandaleux lorsque l’ensemble des pratiques sociales sont caractérisées par la rapidité, sinon par l’immédiateté, grâce aux nouvelles technologies d’information et de communication (TIC). Le respect des échéances politiques est pourtant une condition de la légitimité. Plus généralement, c’est le respect des institutions en tant que telles qui institue l’ordre démocratique.

Bien entendu, ces contraintes impliquent le droit de critiquer le sens de ces institutions et de ces règles ainsi que les modalités de leur application. On peut légitimement critiquer la bureaucratisation des contrôles lors du confinement qui a pu sembler caricaturale. Sans doute les dispositions adoptées par le gouvernement auraient pu être plus intelligemment appliquées. On peut déplorer des retards et des erreurs. Toute politique suscite de justes critiques parce que nous sommes en démocratie et que gouverner les hommes n’est pas facile. Mais l’idée que la liberté a été bafouée, que nous sommes ou que nous avons été soumis à une « dictature vaccinale » (et à quelques occasions porter une étoile jaune pour l’illustrer) aurait dû susciter une protestation générale.

On ne peut donc qu’être inquiet quand on constate le recul de la pensée de la liberté politique et observer qu’au nom de la liberté, les Américains disposent de véritables arsenaux militaires dans leur foyer, qu’ils refusent la solidarité de l’Etat providence au nom d’un « socialisme » qui serait contraire à leur liberté et qu’en France l’obligation faite aux soignants de se faire vacciner ait provoqué chez certains une révolte dont ont témoigné les « convois de la liberté ».