Le renforcement de la BCE est inexorable edit

30 août 2011

Dans une remarquable tribune du 18 août sur VoxEU, Paul de Grauwe notait l’étroite similitude entre le déroulement des crises bancaires et celui du marché de la dette des États au sein d’une zone monétaire. C’est une clé importante pour comprendre les responsabilités nouvelles de la BCE.

Peu d’économistes et de régulateurs se doutaient, à l’origine du projet de la monnaie unique, qu’on mettait en place un enchaînement analogue et aussi dangereux sur le marché de la dette souveraine. Pourquoi ?

Très simplement, parce que tout État qui s’endette dans la zone euro n’émet pas une dette à proprement parler « souveraine », mais une dette dans une devise qui lui est « étrangère », dans le sens où il n’en contrôle plus l’émission. Quand un pays est maître de sa monnaie et émet dans cette même monnaie, disons le Japon ou le Royaume-Uni, les investisseurs savent que ces pays seront toujours en mesure d’honorer leurs paiements, y compris de façon ultime en forçant leur banque centrale à la refinancer, même au prix d’une certaine inflation. (l’inflation non anticipée lèse le prêteur, mais sans être en infraction avec le contrat de dette, c’est-à-dire sans entraîner de défaut). Mais quand la dette est libellée en monnaie étrangère, ce n’est plus possible. C’est le cas de la plupart des pays émergents, qui n’ont pas la crédibilité financière suffisante pour s’endetter en leur propre devise et qui pour cette raison connaissent épisodiquement des crises de paiements publics. C’est le cas aujourd’hui pour la zone euro. L’insolvabilité ne peut être évitée par manipulation de la monnaie ; il suppose pour le moins l’accord des autres pays de la zone et bien sûr l’accord de la BCE, qui est indépendante et, plus encore, indépendante de chaque pays en particulier.

Il y a par contre, comme sur le marché du crédit bancaire, le même effet de contagion par le jeu du retournement de la confiance : la défiance sur la dette d’un État rejaillit sur la confiance vis-à-vis d’autres États de la zone. Et le basculement entre crise de liquidité et crise de solvabilité est analogue : il ne passe plus exactement par des ventes à perte d’actifs sains comme pour les banques (encore que forcer la Grèce à des privatisations à la hâte y ressemble beaucoup), mais par le jeu des taux d’intérêt. La dette dont on se détourne voit gicler son coût, ce qui rend impossible au pays en question de conserver une trajectoire saine de maîtrise de son endettement.

À mécanisme identique, remède identique, nous dit de Grauwe. Un instrument préventif de crise en cascade consiste à disposer à l’identique d’un coupe-feu empêchant cette transmutation d’une crise de liquidité souveraine en crise de solvabilité. Il faut pareillement qu’une institution puisse intervenir comme prêteur en dernier ressort. La BCE est une telle institution puisqu’elle contrôle l’émission de monnaie et dispose de réserves pratiquement illimitées.

La BCE le fait d’ailleurs depuis quelques mois, mais en quelque sorte clandestinement, et sous le feu de critiques acerbes venues notamment d’Allemagne, qui relèvent justement que de telles interventions ne figurent pas dans ses missions. Pourtant, ce que signifie la crise souveraine de la zone euro, c’est qu’il est illusoire désormais de penser limiter le rôle de la banque centrale – comme de toute banque centrale – à celui de la surveillance de l’inflation : elle a un rôle fiduciaire décisif pour le bon fonctionnement du système financier, dont fait nécessairement partie, au sein d’une zone monétaire, le marché des emprunts souverains. C’est d’autant plus le cas que les crises des dettes publiques et les crises bancaires y deviennent étroitement liées : c’est pour renflouer les banques que certains États se sont mis en danger ; c’est parce que les banques portent de la dette publique qu’elles sont maintenant à nouveau en difficulté. L’enchaînement systémique est conjoint.

Comme pour les crises bancaires, le fait que la banque centrale puisse émettre des masses énormes de liquidité ne signifie pas qu’elle les émettra en réalité : la seule présence du coupe-feu est propre à rétablir la confiance, voire à empêcher l’emballement. Et même si elle les émet, le plus probable, comme on l’a vu lors de la crise financière de 2008, est que cette émission de monnaie de banque centrale n’accroîtra pas les crédits à l’économie et restera thésaurisée par les banques. Il ne s’ensuit aucunement de l’inflation.

Il est certain qu’une BCE prêteuse en dernier ressort est infiniment plus puissante que tout mécanisme de fonds de sauvegarde bénéficiant de garanties d’États. 700 milliards d’euros, montant du Fonds européen de stabilité financière, ce n’est malheureusement rien quand le phénomène de ruée vers la porte s’élève potentiellement à des trillions d’euros, touchant les stocks de financement et non les flux.

Il existe un mécanisme plus crédible qu’un fonds de soutien, à savoir les eurobonds, c’est-à-dire la mise en place d’une garantie conjointe et solidaire entre États de la zone. En quelque sorte, c’est l’ensemble des budgets nationaux qui ici compose le fonds de soutien.

Sans discuter ici des eurobonds (Laurence Boone l’a fait à plusieurs reprises sur Telos), notons qu’on décrit ainsi les deux volets dans l’action contre le risque systémique sur la dette publique : un volet budgétaire, via les eurobonds ; un volet monétaire via une BCE investie du rôle de prêteur en dernier ressort (PDR). Privilégier le rôle de la BCE, c’est donner, à ce stade de la construction européenne, une primauté au monétaire sur le budgétaire comme voie réaliste de régulation. L’usage sur la durée de l’un comme de l’autre de ces instruments requiert bien sûr des modifications constitutionnelles au coût politique aujourd’hui incertain. Mais à voir l’aisance avec laquelle la BCE s’est déjà investie de ce rôle, alors que les discussions sur les eurobonds restent au point mort, il semble que l’obstacle juridique soit plus facile à franchir du côté monétaire.

Il n’est toutefois pas envisageable qu’on introduise ce principe de PDR pour la BCE sans surveillance des États. Les critiques y verraient le même risque d’aléa moral que dans le cas de la sauvegarde bancaire. Or, on sait que le sauvetage d’un État ou d’une banque s’impose souvent en raison de leur mauvaise gestion, moment où l’envie de punition ne l’emporte jamais sur celui d’éviter une catastrophe financière. Il faut donc des alarmes qui fonctionnent avant l’événement. Il ne semblerait pas absurde que la BCE choisisse comme mécanisme disciplinaire celui d’admettre plus ou moins facilement la dette publique d’un pays dans ses opérations d’escompte du système bancaire privé, ceci selon son appréciation propre de la solvabilité de ce pays. Pour être concret, 100 euros d’un emprunt Bund de l’État allemand vaudraient davantage que 100 euros de dette grecque, du point de vue de la capacité pour une banque à obtenir de la monnaie banque centrale pour ses opérations de crédit (ce mécanisme introduirait des différences naturelles entre les taux d’intérêt de la zone, et donc contredirait le principe même de l’eurobond). Il serait préférable pour l’occasion que la BCE produise ses propres mesures de risque. Elle se substituerait aux agences de notation, ou les compléterait dans cette fonction. Cela aurait d’autres avantages pour la stabilité monétaire, parce que cela réduirait l’extraordinaire privilège de parole que le système financier accorde aux agences.

Introduire ce mécanisme pourrait être le prétexte technique au nécessaire aval politique donnée à cette mission de la BCE.