L’Europe face au soulèvement national iranien edit

18 novembre 2022

L’Europe a été surprise par le soulèvement populaire en Iran à l’automne 2022. Les chancelleries occidentales avaient placé leurs espoirs dans le renforcement d’une faction « modérée » en République islamique, depuis 2009 et la répression du Mouvement Vert, des conservateurs « pragmatiques ». Ce pragmatisme de la République islamique a certes existé sous la forme d’une Realpolitik islamiste. Le problème est l’instrumentalisation de la question de la « modération » dans ses relations avec l’Occident en général et avec les Etats européens en particulier. En effet, la stratégie du « modéré » et du « conservateur » vise à répondre à la politique de la carotte et du bâton de l’Occident. Lors des négociations internationales, le gouvernement « modéré » ou « réaliste » qui ne détient pas la réalité du pouvoir à Téhéran peut faire valoir à ces interlocuteurs occidentaux l’impérieuse nécessité pour les intérêts de son pays de traiter avec sa faction ; sinon le négociateur iranien gouvernemental exerce une forme de chantage sur son interlocuteur occidental indiquant qu’en cas d’échec diplomatique cela favoriserait le renforcement de l’Etat profond c’est-à-dire l’appareil de sécurité dominé par les gardiens de la Révolution (pasdaran) face à l’Etat apparent (le gouvernement officiel).

Le piège modéré se referme ainsi sur la stratégie de la carotte et du bâton occidentale tout en divisant le camp ennemi (doshman) et ce de plusieurs manières : en jouant Bruxelles contre Washington d’abord ce qui fonctionne désormais très mal du fait de l’extraterritorialité des sanctions économiques unilatérales américaines mais qui était le cœur cette stratégie dans les années 1990 jusqu’en 2005 ; ensuite il s’agit de diviser les chancelleries occidentales entre partisans du dialogue avec la République islamique, une puissance régionale incontournable, et les soutiens occidentaux de la ligne dure contre Téhéran. Enfin, l’Etat profond iranien multiplie les prises d’otages occidentaux afin d’effectuer un chantage dans les négociations avec les Européens. Cette stratégie vise plus particulièrement la France et sa diplomatie d’équilibres qui peine à parvenir à des résultats positifs face à un interlocuteur étatique aussi complexe. De plus, le fait de monnayer les otages est une garantie du maintien du dialogue diplomatique entre les Etats européens et la République islamique : le canal de discussion étant une condition nécessaire mais non suffisante à la libération des citoyens européens détenus dans les prisons iraniennes. La diplomatie des otages est aujourd’hui si utilisée que se pose la question d’une politique au niveau européen voire à l’échelle transatlantique pour éviter d’alimenter le désir de prises d’otages des pasdaran et de renforcer la position des Occidentaux avec l’Etat preneur d’otages.

Du point de vue européen, la poursuite du dialogue avec Téhéran se fonde aussi sur l’hypothèse du « changement de comportement » (behaviour change) de la République islamique. Cette hypothèse très en vogue dans les milieux stratégiques européens s’élabore à partir d’une évaluation trop optimiste, de notre point de vue, de la possibilité d’une réforme du système politique iranien, ou, du moins, de la perspective d’un renforcement des « modérés » au sein de la République islamique. S’il n’est pas faux de constater un renforcement des groupes politiques favorables au rapprochement économique avec les Européens au cours des périodes d’« ouverture », il n’en reste pas moins que les partisans khomeynistes du dialogue restent sous l’autorité de l’Etat profond. Autrement dit, la quête occidentale d’un ayatollah Gorbatchev[1] est vaine. C’est le point faible de la réflexion iranienne des partisans du dialogue en Occident. En effet, le risque de voir émerger un dirigeant politique suivant le modèle de Mikhail Gorbatchev a été identifié par l’Etat profond iranien qui s’est efforcé, depuis les années 1990, de cantonner ces idées de réforme à l’Etat superficiel iranien. L’analogie historique a même été utilisée par les opposants conservateurs à Khatami dès son élection en 1997[2].

Un autre biais des partisans du dialogue en Occident est d’avoir sous-estimé la contestation populaire au régime théocratique en se focalisant sur le JCPOA. Cette obsession pour le programme nucléaire apparaît d’ailleurs de plus en plus détachée des réalités iraniennes, à l’automne 2022, alors que l’on assiste à un mouvement généralisé de contestation de l’ordre islamiste en Iran. Cette « religion du JCPOA » très présente au sein des milieux des « stratégistes » occidentaux se construit autour de l’idée de la nécessité absolue de donner la priorité aux questions stratégiques par rapport à une approche régionale. Leur perception du programme nucléaire iranien est celle d’un désir d’acquisition par Téhéran de systèmes d’armes nucléaires qu’il faut contrôler par la voie diplomatique. Cette approche réductrice des enjeux iraniens doit se comprendre par le profil de spécialistes du nucléaire des responsables européens en charge du dossier nucléaire iranien. À l’automne 2022, on observe une réévaluation des politiques iraniennes des États européens. En effet, un rééquilibrage est apparu nécessaire à Berlin, d’abord, puis à Paris, ensuite, avec une attention nouvelle apportée à la question des droits humains.

Deux nouveaux défis ont encore compliqué la tentative européenne de restauration de l’accord sur le nucléaire au cours de l’année 2022. Premièrement, il convient de mentionner la montée des tensions bilatérales entre les États européens et l’Iran dans le contexte du soulèvement populaire iranien. Le même stratagème a été utilisé par le régime iranien : accuser les citoyens européens d’organiser les manifestations à l'intérieur de l’Iran. Les otages européens sont devenus, comme ce fut le cas lors du Mouvement vert de 2009-2010, une monnaie d’échange pour Téhéran afin de se dédouaner de toute responsabilité politique dans la montée de la colère populaire. Deuxièmement, la coopération militaire irano-russe et la livraison par Téhéran de drones et, peut-être demain de missiles, pour soutenir l'intervention militaire russe en Ukraine constitue un facteur de tensions entre Bruxelles et Téhéran.

Ces deux événements, à l’automne 2022, ont démontré la difficulté de construire une politique européenne cohérente axée uniquement sur la restauration de l’accord sur le nucléaire. Ce nouveau contexte interne à l’Iran et la participation de Téhéran à la guerre russe contre l’Ukraine sont des facteurs décisifs dans la révision des politiques iraniennes en cours dans la plupart des capitales européennes. Il s’agit ainsi de répondre aux nouveaux défis posés par la République islamique. Cette nouvelle politique devra faire face à la fois au soulèvement national à l’intérieur de l’Iran et au soutien militaire de Téhéran à l’effort de guerre russe. De nouvelles sanctions européennes en matière de droits humains ont été annoncées au mois d’octobre 2022 et, à nouveau, en novembre 2022[3] pour la première fois depuis 2011. Il est enfin probable que le niveau des relations diplomatiques ne se situera pas au niveau des chefs d'États comme ce fut le cas en 2022 avec la rencontre controversée entre le président Emmanuel Macron et le président Ebrahim Raisi.

La rencontre entre le résident Macron et les militantes iraniennes pour les droits humains au mois de novembre 2022 a marqué l’engagement de la France au côté du mouvement révolutionnaire iranien. Il s’agit d’un geste diplomatique fort de Paris face à la propagande de Téhéran qui s’appuie sur la comparaison avec la Révolution syrienne de 2011 pour faire peur et générer de l’incertitude sur l’après-République islamique. Enfin, ce qui est inédit à l’automne 2022, c’est le surgissement dans le débat public européen de la question du changement de régime en Iran : non pas une politique de regime change depuis Washington, comme à l’ère des néoconservateurs américains (2000-2008), mais un changement de régime par le bas en Iran. Autrement dit, la prise en compte de la transformation socio-culturelle du pays plus de quarante-trois ans après la Révolution islamique semble désormais une réalité dans le discours médiatique européen. Il s’agit de la première victoire des manifestants en Iran. La seconde étant la prise de conscience des dirigeants européens en général et du président français en particulier du fait que l’Iran ne se résume pas, loin s’en faut, à son régime politique, détesté par la majorité de la population iranienne, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

[1] Suzanne Maloney, “Ayatollah Gorbachev: Reform within the Red Lines, 1997–2005” in Suzanne Maloney, Iran's Political Economy since the Revolution, Cambridge : Cambridge University Press, 2015, p. 258.

[2] Ibid.

[3] https://www.rts.ch/info/monde/13544231-lue-et-le-royaumeuni-adoptent-de-nouvelles-sanctions-contre-liran.html