L'exception culturelle indienne ne ressemble guère à celle de la France edit
Premier pays producteur de films au monde, dans le peloton de tête des nations cinéphiles, dotée d'une noria de chaînes de télévision, l'Inde a développé pratiquement sans l'aide de l'Etat une industrie du divertissement de grande ampleur. Comment est-elle parvenue à ce résultat ?
Les industries de l’image ont rejoint des prédispositions culturelles. L’essor du cinéma indien démarre très tôt dans les années 20 quand ce pays est encore sous tutelle britannique : dans les années 30, le pays produisait déjà annuellement plus de 400 films. Ici, l’engouement du public fut d’autant plus vif qu’il avait reconnu dans les images animées un spectacle qui lui venait de sa propre culture : le bouddhisme et la religion tantrique. La population du bas continent asiatique est habituée à négocier entre la vie ordinaire et un univers imagé peuplé de dieux, demi-dieux et de créatures surnaturelles dont les histoires délivrent des modèles de comportements pour le quotidien. Le cinéma indien s’inspire aussi des autres formes de spectacle et d’arts populaires comme le théâtre parsi et la dramaturgie sanskrite.
L’Inde fut proprement hypnotisée par l’invention du cinéma et Joël Farges rappelle qu’« il n’existe pas de par le monde de pays qui ait aussi vite et aussi totalement intégré une invention étrangère ». Des entrepreneurs locaux lanceront la machine, profitant du jeu subtil des Anglais qui poussèrent les Indiens à développer leur industrie pour renforcer la circulation des « us et coutumes » aux quatre coins de l’empire britannique, et pour écarter l’influence du cinéma américain censé avoir pour effet de discréditer la civilisation occidentale aux yeux des masses indiennes. Une production a alors pris son envol, s’appuyant sur les diverses cultures et langues locales (hindi, tamoul, bengali, ourdou , etc) qui composent la mosaïque indienne.
Outre son enracinement dans la tradition populaire, ce cinéma se caractérise par l’ambition d’être un spectacle total. Les films hindi typiques sont réputés « masala », littéralement combinaison de plusieurs épices, mélange d’une pluralité d’ activités artistiques : musique, chants , danses et récits. Filière cinématographique et filière musicale sont étroitement mêlées : les musiques sont considérées comme marqueurs des films et elles captent près des deux tiers du marché du disque, alors que les variétés internationales en représentent 6%. L’industrie musicale participe même parfois au préfinancement des films. Plus encore qu’ailleurs, enfin, des synergies se sont nouées entre cinéma et télévision : cette dernière diffuse abondamment les longs métrages et confèrent aux stars glorifiées par de gigantesques opérations de marketing (émissions people, magazines d’actualité cinématographique, spots publicitaires, le tout relayé par Internet et la presse grand public) un statut de figures vénérées.
L’Inde n’a pris presque aucune mesure publique en faveur d’une industrie de l’image car dans ce pays la machine productive privée (producteurs, distributeurs et organismes financiers), fonctionne magistralement et aboutit à saturer les écrans de films et de productions domestiques : en salle les films étrangers représentent à peine 5 % de l’offre et de la consommation, et sur les télévisions cette hégémonie culturelle s’affirme aussi. Un examen minutieux montre toutefois que ce pays, sous couvert d’une économie de pur marché, pratique un protectionnisme discret en faveur des programmes nationaux. Par exemple, jusqu’en 1992 le gouvernement a interdit de doubler les productions étrangères. Surtout, ce dernier a tenté de maîtriser les évolutions technologiques permettant l’influence extérieure : en témoignent les difficultés pour le réseau Star TV de télévision par satellite (qui appartient au groupe Murdoch) de pénétrer le territoire indien. Enfin, la National Film Development Corporation aide à financer des œuvres d’auteur de facture exigeante, mais ces aides sont modestes et ne touchent qu’une minuscule proportion de la production.
L’industrie indienne produit plus de 900 films par an (934 en 2005) et accueille quelques centaines de films étrangers sur ses écrans, la plupart américains (en 2005, 80 films issus des majors américaines sont sortis sur les écrans indiens, l’offre de films anglophones croît de 35 % par an) dont la distribution se concentre dans les multiplexes des grandes villes. Mais aucun film étranger ne figure parmi les succès de fréquentation, le public indien se délecte exclusivement de ses romances locales. En dépit d’une volonté affichée de gagner des parts sur le marché international, et d’accommoder ses productions à ce dessein, la capacité exportatrice de ce pays est limitée. Le cinéma indien ne capte hors de ses frontières que 12 % de ses recettes et sa zone d’attraction se cantonne aux lieux de la diaspora indienne (Asie du sud-est, pays du Golfe, Angleterre et quelques villes californiennes). Le cinéma indien fait en réalité peu de concessions pour se rapprocher d’une facture hollywoodienne (en témoigne par exemple, la durée des films !) et décline plutôt les charmes de l’indianité qui flatte vis-à-vis de l’étranger une vision « enchantée » ou kitsch de ce pays. Participer au casino mondial des images suppose d’adapter la création, et les producteurs/auteurs soit n’ont pas les moyens, soit rechignent à trop concéder sur les partis pris esthétiques ou narratifs et sur les sujets. Ces productions se rentabilisent (ou pas) alors sur leur marché domestique (voir sur ce sujet la thèse de Camille Deprez).
C’est à travers une avalanche de récits produits par le cinéma et la télévision que les sociétés contemporaines se jouent et se rejouent leurs histoires, leurs expériences singulières, leurs angoisses et leurs espoirs, c’est par le biais de cette féerie projective que se consolident sentiments identitaires et cohésion sociale. C’est par elle aussi que beaucoup de pays ont géré (ou gèrent) leur transition vers la modernité individualiste. Sur ces enjeux , l’Inde joue la course en tête avec les Etats-Unis : dans ces deux pays capitalisme et identités nationales se sont fécondés mutuellement pour donner naissance à une industrie du divertissement dans laquelle tous les habitants se reconnaissent et se complaisent au point de pouvoir vivre quasiment en autarcie culturelle. La taille des marchés nationaux, qui facilite la rentabilisation des investissements, explique pour une part ces situations inédites, mais d’autres facteurs méritent d’être cités : fierté nationale, multiculturalisme interne, et sûrement accueil généreux et sans complexe par le public des sortilèges du divertissement.
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