La Russie, le foot, et nous edit

12 juillet 2018

Les grandes villes de Russie ont ouvert leurs portes pour la Coupe du Monde. Comme en 2014 pendant les Jeux Olympiques de Sotchi, l’atmosphère est à la fête, aux fortes émotions sportives et patriotiques. Mais cette fois encore, l’administration poutinienne, hôte de cet événement mondial, n’a pas levé la chape de plomb de l’arbitraire.  Il est loin le temps où Vladimir Poutine cherchait encore à sauver les apparences.

À Ekaterinbourg, Kaliningrad, Samara, Volgograd, le climat politique et social se détériore depuis plusieurs années. Les constructions et aménagements pour la Coupe du Monde ont mis en lumière le favoritisme et la corruption qui plombent l’économie ; les oligarques en cour ont obtenu les juteux contrats, ainsi que des entreprises étrangères bien rétribuées. Et les dizaines de millions de personnes qui résident dans ces capitales régionales ainsi qu’à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kazan, Rostov, savent qu’elles ne profiteront pas de retombées durables dans leur vie quotidienne.

De plus, les citoyens sont désormais privés d’élections libres et pluralistes de leur maire. À Moscou, le sortant, Serguei Sobianine, verrouille sa réélection de septembre prochain. Aucun des opposants démocrates n’a pu s’enregistrer, ni Ilya Yashin, élu à l’assemblée municipale de Moscou en 2017, ni Dmitri Gudkov, jeune député d’opposition à la Douma d’État en 2011-2016, ni Alexei Navalny qui reste inéligible. Ce dernier avait obtenu un score remarquable, près d’un tiers des voix, aux municipales de 2013, alors qu’il sortait de prison préventive et attendait un jugement (son frère et lui ont été condamnés à trois ans et demi de prison dans l’affaire dite « Yves Rocher », condamnation que la Cour européenne des droits de l’Homme a dénoncée comme partiale en 2016. Déjà une figure populaire, Alexei avait bénéficié d’une suspension de peine, mais son frère Oleg a purgé sa peine, dans des conditions très pénibles[1]. Le maire de Moscou n’aura donc aucun rival sérieux et tente de séduire les électeurs par des dépenses considérables. Le budget de la capitale, où sont installés presque tous les sièges des grandes entreprises et banques, lui donne la puissance de l’argent, sans contrôle effectif des députés de la ville ou des Moscovites[2].

Quant aux habitants de Ekaterinbourg, la mégapole de l’Oural, quatrième ville de la Fédération, ils seront désormais privés du droit d’élire leur maire au suffrage direct. Evgueni Roïzman, l’opposant élu en 2013 à la surprise du Kremlin, a subi le harcèlement permanent des autorités et des juges aux ordres. Il a finalement démissionné en mai dernier, dénonçant l’intimidation et la corruption. À Samara ou à Volgograd, ancienne Stalingrad, les contribuables ne sont pas mieux traités car ces villes ne disposent pas du millième des ressources de Moscou.

La FIFA n’a exercé aucune pression sur les autorités russes pour faciliter le travail des journalistes ou améliorer le contexte politique pendant la Coupe du Monde. Oleg Sentsov, cinéaste ukrainien en grève de la faim dans une prison russe depuis la mi-mai, perd ses dernières forces alors que les matchs de foot se succèdent[3]. Des dizaines d’autres prisonniers politiques rongent leur frein[4]. Toute manifestation en défense des homosexuels, et des libertés publiques, est interdite. Le grand reporter allemand, Hajo Seppelt, qui enquête depuis des années sur le dopage et les abus de pouvoir, a été interdit d’entrée en Russie. Vladimir Poutine n’a pas accédé à la demande de la chancelière allemande d’accorder un visa au journaliste.

Tout ceci est bien dommage, entend-on souvent chez nous, mais le Qatar ou la Chine ne répriment-ils pas tout autant les dissidents et les minorités ? Ne sont-ils pas des États également corrompus et autoritaires? Or, nos gouvernants européens n’ont pas boudé les Jeux Olympiques de Pékin, et ne se sont pas opposés à la candidature du Qatar pour accueillir la prochaine Coupe du Monde en 2022. Alors, pourquoi devrions-nous nous émouvoir de l’autoritarisme poutinien ?

La Russie est un cas à part. Elle est notre voisin, et habite déjà la maison Europe : elle est membre du Conseil de l’Europe, elle respecte les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme (qui, dans tous les cas de plaintes déposées contre l’État russe,  a condamné Moscou). La Fédération de Russie affirme publiquement son appartenance au continent européen et a signé la plupart des grands textes concernant les droits de l’Homme et les libertés publiques. Le préambule de la constitution de 1993 affirme très clairement l’engagement russe pour la démocratie, l’État de droit, la liberté d’expression.

Trois des ex-républiques soviétiques, les États baltes, font partie de l’Union européenne et de l’OTAN. Les anciens satellites, de la Pologne à la Bulgarie, ont retrouvé leur place en Europe. C’est dans ce contexte géographique et dans cette perspective historique qu’il convient d’appréhender la problématique Russie-Europe. Entre Moscou et nous, les Européens, les dissensions sont devenues des conflits qui minent la relation.[5]

Le tournant a eu lieu début 2014. L’armée russe est intervenue en Ukraine, annexant la Crimée et occupant l’Est du Donbass. Elle a violé la souveraineté d’un grand État voisin, et a soutenu des combats qui ont fait plus de dix mille victimes en quelques mois. C’est pour protester contre l’ingérence russe  que les dirigeants occidentaux n’ont pas fait le voyage de Sotchi en février 2014. En cet été 2018, est-il opportun de passer l’éponge? Devons-nous en quelque sorte « justifier » la décision de la FIFA de confier aux autorités russes la Coupe du Monde, alors qu’elles ont organisé le dopage de leur athlètes pendant des années, et étouffé toutes les voix russes et étrangères qui dénonçaient des méthodes malhonnêtes? Rappelons que le mensonge d’État au sujet du dopage a été dénoncé par la plupart des États démocratiques, tout comme la répression des médias.

Emmanuel Macron a choisi de dire publiquement, à plusieurs reprises, que « la Russie est européenne ». Si l’européanité est bien une des identités de la fédération de Russie, alors cette dernière doit non seulement honorer les conventions qu’elle a signées, mais aussi défendre le droit, les libertés publiques, une justice indépendante, et le pluralisme politique dans sa propre société. Et notre insistance à souligner la proximité et les liens historiques a pour objet de pousser les dirigeants russes à se rapprocher de nos « valeurs » et objectifs communs. Mais cette tactique de la main tendue au cousin prodigue a-t-elle encore une chance de réussir ?  

Depuis une dizaine d’années, Vladimir Poutine s’est affranchi des bonnes paroles sur le destin européen commun. Il insiste en revanche sur la « spécificité » russe, ses « valeurs traditionnelles », ses héritages à la fois européens et « orientaux (vostochnye) ». Le président russe a choisi la distanciation du monde européen/occidental, et du protectionnisme national autour de la « puissance russe » historique.

Si la Russie est européenne, alors que dire des pays pris en étau entre l’UE et la Russie : l’Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie ? Ces républiques ont des destins partagés avec la Pologne, la Roumanie, la Lituanie. Et elles appartiennent, avec la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, au Partenariat oriental de l’UE. L’Ukraine bénéficie d’un régime de libre circulation, sans visa, dans l’espace Schengen.

Les avantages du partenariat avec l’UE créent aussi des devoirs et des contraintes. L’ancien député et opposant au régime Vladimir Ryjkov souligne l’ambiguïté de notre position envers Poutine, un jour renforçant les sanctions liées à l’intervention armée en Ukraine, le lendemain cherchant ses faveurs à l’occasion d’une visite, d’un match de foot, ou d’un grand contrat industriel. « Poutine observe vos comportements, et comprend que vous vous mettez en position de demandeur, que vous avez besoin de calmer vos milieux d’affaires, de faire contrepoids à Trump, et il vous fait miroiter des projets, des profits, et vous assure de sa bonne volonté. Mais, quand il s’agit de faire les comptes, Poutine n’a pas bougé d’un millimètre, c’est vous qui avez fait des concessions. »[6]

Pendant ce temps, dans presque toutes les provinces de Russie, le mécontentement gronde contre la réforme des retraites. Il faut faire des coupes sombres dans le budget de l’État, et ce ne sont pas les dépenses militaires ou les investissements dans l’industrie pétrolière qui souffriront. Dans le contexte actuel de déclin économique et d’incertitude sociale, la majorité des habitants de Russie sont inquiets du lendemain, et ne comprennent pas que les petits paient pour les puissants et les privilégiés[7]. Cependant, la grande clameur du stade étouffe leurs voix, puis l’été passera… Le Kremlin mise sur le découragement des protestataires. Et nous, qu’attendons-nous ? Le sort du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov pèsera dans la balance, en cette dernière semaine mondiale du football.

(Cet article est également publié sur Boulevard extérieur.)

 

[1] Alexei Navalny est avocat et préside la Fondation pour la lutte contre la corruption, très active dans les enquêtes sur la concussion, notamment l’enrichissement du Premier ministre, Dmitri Medvedev, voir la vidéo « On nam ne Dimon » (il n’est pas notre petit Dima) sur le site navalny.com. Oleg Navalny n’a retrouvé la liberté que le 27 juin 2018.

[2] Le maire fait son auto-satisfecit sur le site officiel de la mairie de Moscou.

[3] Oleg Sentsov a été condamné en 2015 par un tribunal russe à vingt ans d’emprisonnement pour préparation d’ « actes de terrorisme ».

[4] Cf. les enquêtes de Reporters sans frontières.

[5] M. Mendras, « Poutine, chef de guerre », Esprit, juin 2018.

[6] Conversation avec l’auteur, 19 juin 2018.

[7] Sondage du centre sociologique indépendant Levada à Moscou, et analyse de Radio Svoboda.