Les salariés et les syndicats, une relation toujours compliquée edit

17 avril 2023

Les résultats de la première enquête annuelle du CEVIPOF sur le dialogue social ont été publiés en 2018. C’est l’année où émerge le mouvement des Gilets jaunes marqué par une radicalité politique inédite et un fort rejet des institutions, et pas seulement politiques. Dans l’entreprise, l’enquête du CEVIPOF révélait alors une réelle défiance des salariés à l’égard des instances représentatives, consultatives ou contractuelles. A l’évidence, cette défiance s’exprimait sur un mode modéré comparé aux mobilisations des Gilets jaunes mais elle n’en révélait pas moins une situation fort préoccupante notamment quant aux liens entre les syndicats et les salariés.

Aujourd’hui, le mouvement syndical sur la réforme des retraites est-il en mesure de changer la donne ? Avant de revenir sur cette question, plusieurs remarques s’imposent. Un sondage publié le 6 avril dans Les Echos montre que 52% des Français considèrent les syndicats comme « un élément de dialogue de la société française », un chiffre en hausse de 12 points par rapport à 2020[1]. Certes, le fait que ce sondage ait été réalisé dans le « feu de l’action » du mouvement syndical actuel incite à la prudence. Ainsi Vincent Thibault, directeur d’études chez Elabe, s’interroge sur le devenir de cette embellie à terme : « Tout ceci est très conjoncturel (…). La tendance de fond penche plutôt vers un désintérêt (pour les syndicats). Le taux de participation aux élections professionnelles ne fait que baisser ces dernières années. » (ibid.) C’est précisément cette tendance qui est depuis 2018 mise en relief par le Baromètre du dialogue social du CEVIPOF à partir d’enquêtes faites auprès des seuls salariés et sur le terrain des entreprises (et non pas sur l’ensemble des Français, actifs ou non). En d’autres termes, au-delà même du contexte des mobilisations contre le texte du gouvernement sur les retraites, la défiance des salariés à l’égard des instances représentatives ou contractuelles est profonde et s’inscrit de façon durable, d’année en année[2].

Face à un dialogue social peu efficace, un besoin d’autonomie

Comme dans les années antérieures, l’enquête 2022 révèle d’emblée un constat important : pour les salariés, le dialogue social pose problème. Dans les entreprises où ce dernier existe, seuls 25% des salariés interrogés estiment qu’il est efficace. Et c’est dans les grandes entreprises où l’implantation des syndicats est la plus forte et le nombre d’accords collectifs élevé que le dialogue social est le plus souvent perçu comme inefficace (67% des réponses, 44% dans les PME).  Un constat contre-intuitif ? Plus que les employeurs, ce sont les syndicats qui sont les plus affectés par cette situation. Ils recueillent la confiance de 36% seulement des salariés. Dans ce contexte, ils se situent avec les medias, les réseaux sociaux et les partis politiques aux derniers rangs de la confiance accordée par les salariés aux divers acteurs et organisations instituées. Ils restent devancés par les directions d’entreprises (53% de taux de confiance) mais aussi par d’autres institutions : la Sécurité sociale (70%); les Prud’hommes (67%) ou encore l’Inspection du travail (63%).

Certes, le faible niveau de confiance recueilli par les syndicats ne remet pas en cause le sentiment de leur utilité auprès des salariés notamment à l’égard des revendications les plus immédiates comme les conditions de travail ou la lutte contre les licenciements. Mais dire qu’une institution est utile s’avère d’autant plus dommageable pour celle-ci lorsque l’efficacité de son action est mise en doute. C’est le cas de l’action syndicale où seuls 36% des salariés pensent qu’elle est efficace.

De ces données sur la confiance ou l’utilité des syndicats, se dégage un détachement des salariés par rapport à eux voire la recherche d’une certaine autonomie. À la question : « pour défendre vos intérêts en tant que salariés quel est le recours à privilégier ? », les salariés répondent privilégier à 72% « le fait de se coordonner avec des collègues qui ont des préoccupations analogues ». Puis, viennent « une discussion avec la hiérarchie » (62%) et « un recours aux élus ou aux représentants du personnel » (59%). À un niveau plus institutionnel, l’érosion de la confiance accordée aux syndicats et le besoin d’autonomie des salariés renvoie à la mise en cause des critères concernant la représentativité syndicale. Ce qui est en cause ici c’est le monopole détenu par les organisations représentatives pour la présentation de candidats au premier tour des élections professionnelles dans l’entreprise ce qui concerne en premier lieu les « cinq grandes » : CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC.  Or ce monopole qui renvoie à l’un des droits syndicaux parmi les plus importants voire historiques est aujourd’hui réfuté par 77% des salariés qui estiment « qu’il faut (désormais) permettre à des listes de non-syndiqués de se présenter dès l’ouverture des élections »[3].

Une reconfiguration du dialogue social

Outre les éléments immédiats de la confiance recueillie par les syndicats, le Baromètre du dialogue social du CEVIPOF  permet de saisir les attentes des salariés quant au dialogue social dans l’entreprise que celui-ci concerne les syndicats ou des enjeux  plus globaux comme l’Etat ou la performance économique. Dans ce contexte, trois dimensions principales se dégagent que nous développons plus longuement dans notre ouvrage L’Etat et le dialogue social[4].

La première concerne le type de syndicalisme à mettre en œuvre dans l’entreprise. Longtemps, la France fut un pays marqué par des traditions syndicales hégémoniques qui se référaient à une culture conflictuelle, au primat du conflit et à des logiques de rapports de force. Aujourd’hui, c’est vers une autre démarche syndicale que les salariés s’orientent. Le rapport de force laisse place à une syndicalisme que l’on pourrait qualifier de syndicalisme d’expertise. À la question : « Pour faire confiance à un élu ou à un représentant du personnel, qu’est-ce qui vous semble le plus important ? », les salariés privilégient une « bonne connaissance des dossiers » (29%) contre un « syndicalisme combatif » (20%)[5]. D’où un constat général que l’on peut faire depuis de très nombreuses années au sein des entreprises : le recul important du recours à la grève dans le secteur privé mais aussi dans le secteur nationalisé comme on a pu le constater à nouveau lors du mouvement sur les retraites.

La seconde dimension concerne les rapports entre l’entreprise et l’Etat dans le domaine des relations professionnelles. Dès la Libération, l’État se voit conférer un rôle central au niveau national et au sein des rapports qui régissaient les relations entre les partenaires sociaux. Dans le contexte récent de la pandémie, ce rôle fût sur-affirmé ce qui avait conduit certains à évoquer le renforcement nécessaire et durable d’un État protecteur. Propos de circonstances ? Lors de la première vague du Baromètre du CEVIPOF (2018), les salariés privilégiaient déjà l’autonomie de l’entreprise face à l’État et par ailleurs le primat du contrat face à la loi. La dernière vague ne dément pas cette tendance. En 2022, ils sont 55% à estimer que même en cas de difficultés économiques, « l’Etat doit faire confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté » - 45% optant pour une réglementation et un contrôle plus étroit de la part du pouvoir politique. Encore plus tranchées sont les réponses concernant les rapports entre la loi, l’entreprise et le contrat lié à la négociation collective. Parmi les divers niveaux de négociation, une grande majorité de salariés (57%) estime qu’il faut privilégier l’entreprise – 28% la négociation au niveau des branches tandis qu’ils ne sont que 15% à accorder un rôle prioritaire à l’État et au Code du travail.

Enfin la troisième dimension concerne la compétitivité de l’économie qui renvoie à la notion de performance, devenue depuis les « ordonnances Macron » (2017) un enjeu contractuel important au sein des négociations et des accords d’entreprise. Longtemps, les termes de compétitivité et de performance constituaient de véritables tabous pour une très large majorité de syndicalistes et suscitaient de la défiance auprès de nombreux salariés. Au début des années 1980, la parole d’un Jean-Paul Jacquier, l’un des principaux dirigeants de la CFDT,  paraissait bien isolée dans le monde syndical lorsqu’il écrivait : « La meilleure façon de défendre l’emploi n’est-elle pas de favoriser le dynamisme de l’entreprise ? »[6]. Certes, les réticences du passé demeurent mais elles se sont beaucoup atténuées. Aujourd’hui, 50% des salariés pensent « qu’il faut donner la priorité à la compétitivité de l’économie française dans les prochaines années » tandis que 6% rejettent cette perspective, 44% se disant « ni d’accord ni pas d’accord ».

Les aspirations gestionnaires des salariés

Une tendance particulière s’est dégagée lors des vagues annuelles du Baromètre. Il s’agit de l’aspiration de nombreux salariés à exercer plus d’influence non seulement sur les conditions de travail mais aussi sur la gestion, les stratégies de l’entreprise et la décision économique. Cet état de fait est dû à l’essor de la performance comme enjeu important du dialogue social alors même qu’elle se situe dans l’entreprise au cœur du pouvoir économique. Il est aussi dû aux politiques patronales de participation des personnels qui se sont développées dès les années 1990 sauf qu’aujourd’hui les « aspirations gestionnaires » des salariés se veulent beaucoup plus autonomes par rapport aux directions d’entreprise. En 2016, une enquête intitulée « Parlons Travail » organisée par la CFDT auprès de 200 000 salariés montrait que 72% d’entre eux déclaraient vouloir être parties prenantes des décisions qui les touchaient. Lors de la dernière vague du Baromètre du CEVIPOF, ces derniers classaient dans les premiers rangs et de façon attendue les revendications les plus immédiates comme le pouvoir d’achat, les conditions de travail ou la protection sociale. Mais parmi d’autres thèmes qui relèvent de domaines plus qualitatifs voire sociétaux, c’est la participation du monde du travail aux décisions de l’entreprise (15%) qui l’emportait sur l’absence de discriminations (12%), la formation professionnelle (12%), les conditions d’embauche et de licenciement (9%), et les libertés syndicales (5%).

Concernant les moyens d’exercer davantage d’influence sur les décisions prises dans l’entreprise et donc d’installer une démocratie sociale, les salariés confortent leur recherche de proximité et leur besoin d’autonomie face à l’institution syndicale : 42% estiment qu’il faut « s’adresser à la hiérarchie immédiate » ; 25% optent pour « un referendum ou un vote direct des salariés » ; 15% pensent utile « d’adhérer à un syndicat » et 12% qu’il faut « participer aux réunions syndicales ». Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater que les aspirations gestionnaires des salariés ne se limitent pas aux seules décisions économiques mais débordent sur un autre domaine, la négociation collective qui leur apparaît souvent comme une sorte de « chasse gardée » entre « employeurs et syndicats ». Ainsi, le fait « que les salariés puissent donner leur avis avant ou pendant les négociations dans leur entreprise » recueillait 90% de réponses positives. En résumé, les attentes des salariés ne concernent pas (ou plus) le seul dialogue social et ceci d’autant plus que celui-ci leur apparaît très souvent inefficace. Face à une démocratie sociale dont la tradition relève pour l’essentiel des institutions représentatives des personnels (IRP), les salariés optent pour une démocratie sociale élargie qui ne s’appuierait plus seulement sur des ressources institutionnelles bien établies mais sur des registres plus informels fondés sur une démocratie plus directe, une démocratie de proximité.

En résumé, un fait important se dégage de l’enquête Dialogue Social du CEVIPOF par-delà d’autres faits : le caractère continu et précaire du rapport de la majorité des salariés aux syndicats. Dès lors quid des effets de l’actuel mouvement social sur les retraites ? La situation reste ambivalente et aujourd’hui l’essentiel est de savoir ce qu’il restera des mobilisations présentes. La crédibilité que les syndicats ont gagnée dès janvier grâce à leur maîtrise des grandes mobilisations de rue – une crédibilité qui tranche comparée à celle d’une Assemblée nationale soumise à la radicalité des débats voulue par LFI ? Ou au contraire avec l’adoption de la réforme et des principales mesures d’âge, un nouvel échec des syndicats qui succède à beaucoup d’autres et qui jure d’autant plus que les mobilisations mises en œuvre étaient d’une ampleur exceptionnelle ? On le voit, concernant la confiance à venir des salariés à l’égard des syndicats, les jeux restent ouverts. 

[1]   Sondage Elabe, Les Echos, Institut Montaigne, 6 avril 2023.

[2] Organisée en collaboration avec IPSOS et Dialogues, l’enquête concernait, en 2022, 1710 personnes qui constituait un échantillon national représentatif de la population française salariée (du privé et du public hors fonctionnaires). Parmi elles, on comptait 600 cadres et 1110 non-cadres (syndiqués et non syndiqués) répartis dans divers types d’établissements : PME (TPE comprises : 754 salariés) ; ETI (531) ; Grandes entreprises (415). Les résultats des diverses vagues annuelles du Baromètre du dialogue social peuvent être consultés sur le site du Cevipof : www.cevipof.fr (accueil / Etudes et enquêtes).

[3] A propos des élections professionnelles, de la représentativité syndicale et de la négociation collective, voir : Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, « Renforcer le rôle de la négociation collective : comment faire ? », Telos, 1er mars 2023.

[4] Pour d’autres prolongements, voir Martial Foucault et Guy Groux, L’État et le dialogue social, Presses de Sciences Po, coll. « Sécuriser l’emploi », Paris, 2023.

[5] Sur ce point, voir aussi le sondage Elabe, « Les Echos », Institut Montaigne, op. cit.

[6] Cf.  Jean-Paul Jacquier, « Le syndicalisme et l’entreprise », Syndicalisme, CFDT, numéro 1979, 25 août 1983.