Les coulisses de Cannes edit

25 mai 2023

Cannes 2023 : festival as usual ? Après trois années tourmentées, marquées par la crise sanitaire, la montée en puissance des plateformes de streaming et une brutale chute de la fréquentation des salles, l’optimisme récemment retrouvé n’est-il que de circonstance ? Répétant les mêmes rituels tout en y intégrant quelques éclats de novation, l’édition 2023 du Festival de Cannes présente un précipité du monde du cinéma et de ses défis. Le New York Times titrait lors de son ouverture « Le pèlerinage saint et annuel à Cannes », notant que « certains films de stars iront s’incliner sur la Croisette ». Événement intensément médiatisé, il est révélateur de tendances et de contradictions qui font aussi partie du spectacle, où cette année 21 films ont été sélectionnés dans la compétition officielle, en parallèle aux autres sélections (Un certain regard, Quinzaine des réalisateurs devenue cette année Quinzaine des cinéastes, Semaine de la critique…)  sur les milliers proposés chaque année.

Le Festival International du Film de Cannes a été fondé en 1939 en réplique à la Mostra de Venise de l’Italie mussolinienne. La visée était explicitement de contrer la montée du fascisme en Europe. En raison du déclenchement de la guerre, sa première édition prévue en septembre 1939 a été annulée et ne s’est tenue qu’en 1946. Le Festival de Cannes se définit d’emblée par sa portée universaliste, par la visée d’en faire un espace de coopération culturelle entre les nations. Pour cette édition, comme en 2022, la guerre en Ukraine est dans tous les esprits.

Si les premières années du festival ont principalement été marquées par la diplomatie culturelle et les enjeux géopolitiques correspondants, c’est ensuite l’art cinématographique qui est mis en avant pour fonder sa légitimité et affirmer son identité. Dans la pratique, dès les années 1950 le festival promeut à la fois l’art et l’industrie : il concourt à faire connaître les œuvres de jeunes créateurs, tout comme il accueille les opus de cinéastes consacrés et les productions hollywoodiennes. Il abrite en outre le plus grand marché mondial du cinéma.

Au fil des années, le festival est devenu l’un des événements les plus médiatisés au monde, avec des agencements cérémoniaux devenu fameux, dont le tapis rouge, la montée des marches et les séances de photocall : du strass et des paillettes, des déclarations hardies et des débats sans fin. À la fois prestigieux et critiqué, le festival a pris la forme d’un vaste barnum qui s’étend sur la Croisette pendant une dizaine de jours où de nombreux protagonistes tentent d’en faire un espace d’expression, de promotion ou de revendications dans l’air du temps. Cette année, il est présidé par le réalisateur suédois Ruben Ostlund, pourfendeur du capitalisme et de la société de consommation, Palme d’or à deux reprises dont encore l’an dernier pour son film Triangle of Sadness

On y défend une cinéphilie exigeante, on y échafaude des projets, et l’on sait par avance que plusieurs controverses et quelques scandales viendront poivrer cet événement récurrent, permettant aux magazines et aux médias d’accompagner les photographies glamour de commentaires de saison ou de propos inspirés. En tout cas, sans vraiment s’encombrer des bouillonnements médiatiques dont il bénéficie pour l’essentiel, le Festival de Cannes confirme d’année en année qu’il est le porte-drapeau du cinéma d’auteur sur une échelle internationale.

Une embellie après l’orage

La 76e édition du festival s’est ouverte dans un climat d’optimisme, en complète distorsion avec le syndrome dépressif qui semblait avoir submergé la société française. Alors que jusqu’à l’hiver 2022 les pronostics affligés sur l’avenir des salles de cinéma étaient légion, les premiers mois de l’année 2023 ont été marqués par une nette remontée de la fréquentation dans la plupart des pays du monde. En France, en avril 2023, les entrées dépassent celles d’avril 2019 et de nombreux analystes considèrent que le cap des 200 millions d’entrées pourrait de nouveau être franchi pour l’année 2023. En quelques semaines, c’est un renversement complet de perspective.

La programmation à Cannes du dernier film de Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon, avec Leonardo DiCaprio et Robert De Niro, est aussi l’indice d’une inflexion marquée de la stratégie des plateformes. Produit par Apple, le film de Martin Scorsese sera en effet d’abord présenté en salles avant d’être accessible sur la plateforme Apple TV +. De même, Amazon a sorti en salle le film Air de Ben Affleck avant de le mettre en ligne sur Prime Video. Plusieurs plateformes en sont venues à considérer que la ligne stratégique de Netflix et Disney+ consistant à se passer des salles pour mettre directement leurs films en ligne est contreproductive : elles y perdent une source de revenu de grande ampleur et elles se privent d’une rampe de lancement qui reste la plus performante alors qu’il est crucial de créer la valeur symbolique qui permettra de valoriser le film sur l’ensemble des fenêtres d’exploitation.

Quant au Marché du Film de Cannes, il bat cette année son record d’affluence : 13 500 participants ont été accrédités, soit 1000 de plus que lors de l’édition 2019. On y constate que le marché se polarise sur quelques films porteurs, ceux qui ne peuvent s’appuyer sur des éléments de notoriété étant à la peine. La reprise de la fréquentation se caractérise en effet par une concentration accrue des entrées sur un petit nombre de films, y compris dans le champ de l’Art & Essai. Quant aux plateformes, le temps des dépenses sans compter est révolu et elles portent un intérêt croissant à des acquisitions moins onéreuses que les productions maison à gros budget.

La question de l’image du Festival de Cannes est aussi en question. Ses représentations sont largement marquées par l’identité de ses grands partenaires. Longtemps, on a parlé du Festival L’Oréal ou du Festival Canal+, tant ces entreprises étaient présentes dans la médiatisation de l’événement. En 2022, après trois décennies de mariage avec Canal+, le festival a migré sur France Télévisions pour la diffusion des cérémonies d’ouverture et de clôture, comme de ses moments forts. En outre, escomptant sans doute élargir ainsi son audience et rajeunir son image, les réseaux sociaux ont été mobilisés, Brut et TikTok étant partenaires du festival. TikTok jouant un rôle si important dans le triomphe de la vidéo courte et la promotion d’un modèle de lessiveuse d’images animées, il n’est pas surprenant qu’un tel partenariat ait suscité la controverse.

Cannes: tribune et caisse de résonance

Le Festival de Cannes est une tribune de premier plan pour se faire entendre et défendre une cause. Précarité, fortes inégalités et exploitation de la fascination exercée par les métiers de l’image sont les invariants d’un secteur d’activité qui est en expansion mais reste un miroir aux alouettes. En France, le régime de l’intermittence finance les périodes d’inactivité, mais l’attractivité accrue qui en résulte pour ces métiers augmente aussi le nombre de candidats désenchantés quand se révèle la distance entre le rêve et la réalité.

La grève des scénaristes aux États-Unis est symptomatique de la détérioration des conditions de travail dans les writing rooms et des craintes suscitées par les transformations en cours et à venir. Alors que l’on aurait pu penser que les lourds investissements des plateformes dans les programmes apporteraient plus de revenus et de stabilité, les scénaristes dont on a pourtant reconnu l’importance décisive dans la réussite d’un film ou d’une série sont très inquiets quant à l’avenir de leur profession face aux restructurations, aux chutes de revenus des chaînes de télévision, à l’utilisation de l’intelligence artificielle et les problèmes de droit d’auteur afférents.

Le Festival de Cannes est aussi une caisse de résonance des débats de société et des combats militants. Quelques jours avant son ouverture, Adèle Haenel déclarait dans une lettre à Télérama vouloir politiser sa grève du cinéma et « dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels, et plus généralement la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde ». Elle exprime une vive réprobation à l’encontre de la tenue de tels événements, considérant que « continuer de rendre désirable ce système est criminel », espérant que le cérémonial sera bousculé pour exprimer avec vigueur contestations et revendications.

Cette lettre a été relayée le jour de l’ouverture par une tribune dans le journal Libération signée par 123 actrices et acteurs. En référence notamment au film d'ouverture Jeanne du Barry, réalisé par Maïwenn et avec Johnny Depp dans le rôle de Louis XV, les signataires dénoncent la sélection : « en déroulant le tapis rouge aux hommes et aux femmes qui agressent, le festival envoie le message que dans notre pays nous pouvons continuer d’exercer des violences en toute impunité, que la violence est acceptable dans les lieux de création ». Plus fondamentalement, c’est tout un système qui est conspué : « Le cinéma français a intégré un système dysfonctionnel qui broie et anéantit. Nous le savons depuis longtemps, nous en sommes les victimes et les témoins quotidiens. »

De vives tensions au cœur du système

D’un côté, la montée des marches, une exaltation du cinéma dans sa pluralité, une standing-ovation de sept minutes à l’issue de la projection de Jeanne du Barry, de l’autre la dénonciation de tout un système. Deux mondes qui semblent disjoints et ne jamais être en mesure de se rencontrer.

Ce système met en scène des antagonismes et y puise une énergie motrice qui est au fondement même de l’économie de l’art et de la culture. L’aspiration à la création et à la production est en pleine expansion dans le monde entier, mais en dépit de l’augmentation et du perfectionnement des systèmes de diffusion, une vive tension contradictoire se perpétue. Les films produits sont beaucoup plus nombreux, mais ils sont pour la plupart moins regardés. La déception et l’échec sont la règle, le succès l’exception. Pour quelques films et auteurs montés au pinacle, combien n’atteindront jamais la visibilité espérée, la reconnaissance rêvée, le public escompté ? C’est la loi du genre : une réussite d’autant plus valorisée qu’elle surplombe une foule de films qui sont maintenus dans l’ombre, et qui pour la plupart le resteront.

Au fil des années, le festival est devenu une scène compartimentée, scindée entre sa vitrine grand public mettant les stars en lumière, de nombreux professionnels qui œuvrent au fonctionnement du système, et un public maintenu derrière les barrières métalliques, l’accès aux salles de projection leur étant pratiquement impossible. Ici encore, les tensions intenses provoquées par ce qui est à la fois désirable et inaccessible.

Cannes entre épreuves et défis

Le Festival de Cannes se caractérise par une multiplicité de dialogiques qui se combinent dans un maelstrom où sont entraînés pêle-mêle œuvres, auteurs, diffuseurs et financiers dans une farandole à la fois joyeuse et vénéneuse, le cérémonial compassé, avec robes de soirée et smokings, cherchant à se régénérer en frayant avec Brut et TikTok. Ce grand événement médiatique porte à son comble l’art de décliner à l’infini les figures de l’oxymore, plaisant ou détestable, accentuant les contradictions ou semblant contribuer à les dépasser. L’organisation d’un tel festival relève de l’art du montage kaléidoscopique.

À la lumière des paradoxes de la création filmique, des crises de l’intermittence comme de l’exploitation des films, de l’augmentation du nombre de films produits, comme des affres de la si incertaine rencontre du public, d’une diversité escomptée écrasée par une concentration accrue, il apparaît que les tensions sont vives et nombreuses, qu’une forme de permanence tend à rassurer tandis que les défis aggravés et l’échelle des rapports de force laissent supposer de possibles effritements à venir. Face à l’évolution des industries culturelles marquée par une innovation technologique toujours renouvelée et une globalisation qui poursuit son mouvement d’emprise, Cannes, derrière ses coulisses, n’évoque sans doute plus authentiquement l’étymologie festive d’un événement qui est partagé entre divertissement et solennité, entre normes culturelles et promotion de formes de création renouvelées.