Extrême et extrémistes de la démocratie edit

9 avril 2019

Le mouvement des Gilets jaunes mène son combat au nom de la « vraie » démocratie et il risque de contribuer à détruire le seul régime démocratique qui ait jamais existé, celui de la démocratie représentative.

La démocratie a toujours eu une double dimension, démocratique et aristocratique. Démocratique parce que le choix des gouvernants est soumis à l’élection des gouvernés qui sanctionnent leur action par le vote. Mais aussi aristocratique puisque les représentants élus sont toujours, d’un certain point de vue, supérieurs à leurs électeurs, plus actifs, ou plus engagés, ou plus compétents. C’est qui devient insupportable dans l’ère démocratique.

Le rêve de la démocratie directe

La dimension aristocratique a toujours été source de contestation. Le rêve d’une démocratie directe ou totale a accompagné l’histoire de la démocratie. Mais il est aujourd’hui d’autant plus présent que s’en remettre à un autre est contradictoire avec la conception souveraine que l’individu démocratique se fait de lui-même, source de toute légitimité comme de toute compétence. Il est à lui-même sa propre légitimité. Il se sent pleinement qualifié pour s’exprimer directement, lui-même, sans le truchement d’un représentant. Les démocrates n’aiment ni les médiations ni les distinctions. Toute distinction – donc, en particulier, entre électeurs et élus –, toute hiérarchie tendent à être perçues comme discriminatoires. Les élites sont facilement dénoncées comme responsables de tous les échecs. Dès lors, les idées de démocratie directe ou inspirées par l’idée de démocratie directe reprennent de leur force. Les militants protestataires seraient les acteurs d’une forme de « contre-démocratie »[1] ; ils se référeraient aux principes fondateurs de la démocratie en s’affranchissant des rythmes imposés par les élections pour exercer une surveillance quotidienne sur l’action des gouvernants.

Ce n’est pas un hasard si le tirage au sort est redevenu un objet de réflexion. Il apparaît la seule méthode véritablement démocratique. Tous les participants sont mis dans la même situation, ils ont tous la même chance d’être désignés. Nul n’est responsable du choix, nul ne peut être blâmé pour n’avoir pas été choisi, nul ne peut être loué pour l’avoir été. La procédure est impartiale et équitable, elle supprime la compétition. Même si les théoriciens s’accordent à penser qu’il est peu praticable pour choisir les responsables des grandes instances de la vie politique, certains suggèrent qu’une partie des sièges des assemblées locales (ou européennes) pourraient être attribués par tirage au sort, avec l’espoir de ranimer la démocratie. La nouvelle actualité de cette réflexion traduit des espoirs qui restent vifs, d’une démocratie qui serait « pure », d’une sorte d’« ultra démocratie ».

Elle supprimerait les contraintes de la représentation pour la remplacer ou la compléter par une démocratie qu’on peut qualifier de « consultative », de « délibérative », de « participative » ou de « continue ». Leurs théoriciens insistent, chacun à sa manière, sur l’idée que les citoyens doivent intervenir directement à divers moments du processus par lequel s’élaborent les décisions. Ils devraient être consultés, débattre des projets des gouvernants et participer activement à la vie politique. A la limite les plus imaginatifs imaginent une démocratie en réseau, sans chef, sans structures fixes, sans normes et règlements, sans médiateurs, dans laquelle chacun pourrait minimiser les obligations liées à la logique partisane et réaliser seul ce qu’il souhaite.

Le débat libre et, si possible, argumenté fait naturellement et nécessairement partie du processus démocratique et il va de soi que les modalités de la consultation ne peuvent qu’évoluer avec la compétence accrue par la population, toujours plus diplômée, et l’introduction des techniques nouvelles qui ont révolutionné la circulation des informations entre les citoyens. Consulter ceux qui se sentent concernés ou qui disposent d’une compétence particulière est souhaitable et même nécessaire. Il ne serait pas pensable de ne pas dialoguer avec les spécialistes des problèmes de l’environnement, ceux qui sont compétents et ceux qui sont écoutés par les citoyens et les médias (ce ne sont pas nécessairement les mêmes…).

Toutefois ces échanges, normaux et souhaitables, ne définissent pas par eux-mêmes une nouvelle démocratie, ils en organisent de nouvelles modalités pratiques, prenant en compte les exigences accrues des citoyens. Ils complètent la pratique de la République représentative. La démocratie n’est pas une essence donnée une fois pour toutes, c’est une construction historique, étroitement liée à l’évolution des sociétés et les modalités de son fonctionnement évoluent avec elles.

Les vertus de la démocratie représentative

On ne saurait pour autant remettre en cause l’ordre démocratique qui repose sur l’idée que seul le vote met en œuvre l’utopie de l’égalité de tous les citoyens. Seule l’égale participation de tous au processus électoral, selon des règles connues de tous et contrôlées par le juge, assure l’égalité de tous pour choisir les gouvernants. Le vote symbolise et rend concrète la formule selon laquelle tout individu dispose de la même parcelle de légitimité, du même droit à se voir reconnaître son autonomie et sa dignité. Protégé par le secret, il donne à tous, les plus pauvres ou les plus riches, les plus jeunes ou les plus âgés, les moins diplômés ou les plus qualifiés, les plus timides et les plus agressifs, les moyens d’être, au moment où il remplit son « devoir électoral », non seulement civilement et juridiquement, mais politiquement égaux à tous les autres. Le vote protège la liberté de ceux qui ne savent pas s’exprimer ou sont, pour des raisons variées, incapables de le faire par d’autres moyens. La légitimité repose en dernière analyse sur les choix du peuple tout entier consulté selon les règles élaborées par l’expérience de la république représentative. Sinon, c’est le règne des minorités actives avec tous les débordements que cela implique.

C’est la seule idée dont nous disposions pour entretenir le lien politique. Sans doute s’agit-il d’une Idée régulatrice et d’un idéal, non d’une description de la réalité. On le sait, c’est la partie de la population, la plus âgée, la plus riche et la plus diplômée qui vote le plus régulièrement, mais le droit d’y participer, reconnu à tous, reste l’utopie créatrice dont les démocraties tirent leur vertu et leur sens. On ne voit pas encore, pour l’instant, naître d’autres formes de légitimation et de pratiques politiques démocratiques qui aient été soumises à l’expérience des faits. C’est le respect des institutions qui est la condition de la stabilité de la démocratie.

La destruction de la démocratie au nom de la démocratie absolue

La nation démocratique a connu au cours du siècle précédent des idéologies et des régimes qui la critiquaient de front. Les fascistes dénonçaient son incapacité et sa corruption, les communistes l’accusaient de n’être qu’une démocratie formelle et non réelle. Aujourd’hui, la critique contre le libéralisme venue des démocraties de l’Europe orientale dites « illibérales » renoue avec des thèmes de la critique fasciste. À l’intérieur des démocraties de l’Ouest, certains à leur tour dénoncent la démocratie représentative au nom d’une démocratie totale et absolue, qui n’a jamais existé et ne peut exister – contribuant à nourrir une forme d’anarchie dont on peut craindre qu’elle ne débouche un jour sur un régime autoritaire. 

C’est au nom de la démocratie, d’une démocratie parfaite, totale, absolue, qu’on risque de détruire la démocratie réelle, telle qu’elle existe, avec ses limites et ses manquements qu’il ne s’agit pas de nier, mais qui, sans rêves d’absolu, a le mérite inestimable d’être conforme à la définition de Churchill, « le pire de tous les régimes à l’exception de tous les autres ».

 

[1] Pierre Rosanvallon, La contre démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2006, p. 67-71. Dominique Rousseau (dir.), La démocratie continue, Paris, LGDJ-Bruylant, 1995.