Emmanuel Macron et les 35 heures edit

Jan. 29, 2016

Emmanuel Macron, qui va toujours plus avant, s'est prononcé à Davos sur la question des 35 heures. Sous réserve d’un accord majoritaire des partenaires sociaux dans l’entreprise, dit-il, le taux de majoration au-delà des 35 heures, aujourd'hui de 25% selon la loi, peut fort bien descendre, et même en-deçà des 10% si les partenaires l’acceptent. En bref, presque la fin des 35 heures, ce que revendique d’ailleurs le ministre de l’Économie. Cela mérite discussion.

Un retour en arrière un peu personnel pour cela. La réforme des 35 heures a toujours été pour moi une grave erreur de politique économique, outre qu’elle a empoisonné les débats au sein de la gauche depuis lors. Je faisais partie, en 1996-97 de la Commission économique du PS qui réfléchissait sur ces questions de temps de travail. Clairement, les opinions étaient partagées, avec peut-être même une majorité de sceptiques sur une réduction du temps de travail programmée par en haut. Beaucoup d’entre nous ne voyaient pas pourquoi subitement la 36e heure de travail était une heure volée à quelqu'un qui restait au chômage. Pourquoi la masse des heures travaillées dans une économie était une quantité fixe, un peu comme une pizza où la part que je mange n’ira pas dans la bouche d’un autre. À ce compte, l’arrivée des femmes sur le marché du travail signifiait chômage pour les hommes ; l’arrivée des immigrés, chômage des Français. Une rhétorique plutôt glissante pour un parti de gauche, mais surtout fausse, comme avait pu le montrer l’économie française qui avait avalé sans coup férir la montée massive du travail féminin, des rapatriés d’Algérie et de l’immigration. En sens inverse, la réduction de la durée du travail sur l’ensemble de la vie (par passage à 60 ans du départ légal en retraite) ou la première réduction de la durée hebdomadaire, de 40 à 39 heures, n’avait pas montré des effets stupéfiants sur l’emploi.

Bref, ce projet niait les effets d’offre : si la productivité de la 36e heure est suffisante, le bénéfice en rejaillit sur toute l’économie. De plus, il masquait d’autres raisons, plus solides, au chômage de masse que vivait le pays. La méthode était également appauvrissante : à décider par en-haut ce que sont les heures de travail, on privait de munitions le dialogue social, excluant les syndicats d’une légitime discussion au sein de l’entreprise sur le temps comme sur les conditions de travail – ils le font bien sur les salaires, un sujet tout aussi important dans la relation salariale. Les autres pays connaissaient tout autant une réduction tendancielle du temps de travail, qui arrivait parfois à des niveaux proches de celui de la France, mais sans le pathos d’une décision abrupte venue d’en-haut, tétanisant pour les longues années qui suivent toute discussion sur le sujet. On atrophiait, chose classique en France, le champ du dialogue social, le rendant par force plus confrontationnel.

Nous n’avions pas vu à l’époque un dernier argument, qui est apparu après coup comme décisif. Même si elle avait été saine, conduire la réforme à ce moment précis était téméraire, puisque nous étions engagés dans la voie de la monnaie unique et que l’Allemagne, une économie très intégrée à la nôtre et notre concurrent principal, prenait, sous le traumatisme économique de la réunification, des mesures qui réduisaient sensiblement le coût du travail outre-Rhin. C’était exactement ce qu’avait pu dire en 1936 Alfred Sauvy sur la réforme des 40 heures prise par le gouvernement du Front populaire : au moment où l’Allemagne réarmait (et militairement à l’époque !), il n’était pas raisonnable de plomber les conditions de production de l’économie. La gauche de l’époque s’était vite réveillée et avait entrepris – trop tard hélas – l’effort de réarmement que refusaient les gouvernements précédents, dans des usines qui tournaient à 48 heures par semaine à la veille de la guerre.

Toute cette idée était venue d’un cercle étroit autour de Lionel Jospin, la commission économique pesant ici pour pas grand-chose. La décision était là… « pour des raisons politiques ». Deux économistes étaient venus devant la commission tenter de mettre en langage économique la nouvelle doxa. Émettant une faible objection à ce discours, je me vis taxé de « néo-classique », un mot très haut dans l’échelle des invectives à cette époque.

La réforme aurait-elle pu être négociée avec souplesse et conduire à de bons compromis ? C’est possible. Dans les faits, elle colla fidèlement au projet initial, et ceci jusqu'au bout, 1000 pages de texte législatif plus loin.

La suite aussi a été malheureuse : revenue au pouvoir avec ce dossier compliqué sur les bras, la droite n’a pas trop su qu’en faire, d’autant qu’il s’avérait que les 35 heures étaient diablement populaires dans l’opinion. Le dilemme est classique : gain immédiat, mais problèmes différés, notamment sur les rythmes de travail ressenti par beaucoup de salariés et bien-sûr par le dommage collectif, mais non individuel, de nature macroéconomique. On mesure à peu près bien les créations d’emploi directes, mais très mal les pertes indirectes. Donc prudence. Par contre, il fallait faire quelque chose sur le SMIC, calé sur 39 heures. Ce que fit François Fillon, ministre du Travail, en organisant le rattrapage du SMIC horaire (il a crû de 18% entre 2002 et 2005 !). Pile au moment des réformes Hartz conduites en Allemagne par Schröder, ce qui en faisait un second coup de massue pour l’économie. La crise de l’euro – qui vient avant tout de divergences dans les compétitivités au sein de la zone monétaire – était ainsi mise sur les rails et allait éclater quelque cinq ans après.

Alors donc, Emmanuel Macron aurait-il raison de secouer une bonne fois pour toutes le logiciel de son camp ? Il y a une précaution à mettre ici, dans la prise en compte des coûts individuels et sociaux occasionnés par des heures trop longues (de santé, de concentration au travail, d’exclusion de tâches alternatives, vis-à-vis des enfants par exemple, etc.). La solution trouvée de longue date dans un peu tous les pays est d’accroître le prix de l’heure travaillée au-delà d’une certaine limite, 40 heures assez souvent. Mais jamais n’est utilisé l’instrument du plafond d’heures supplémentaires, du moins en Europe dans la limite des 48 heures qu’impose la législation européenne. Dit dans le jargon de l’économiste, la régulation par les quotas (un plafond mis aux heures hebdomadaires travaillées) est en général moins bonne qu’une régulation par les prix (moduler le niveau de paiement des heures supplémentaires). Cette seconde voie évite la brutalité du couperet quantitatif, difficile à ajuster aux réalités que rencontrent les entreprises sur le terrain. En sens inverse, il est absurde de faire du néo-classique à rebours, ce qu’a décidé Nicolas Sarkozy à son arrivée au pouvoir dans le cadre du « travailler plus pour gagner plus » : exonérer de charges les heures supplémentaires, c’est faire comme s’il y avait une pénibilité décroissante selon l’horaire travaillé.

Il y a donc place pour décider à la fois du seuil de déclenchement des heures supplémentaires, qu’il n’est pas besoin d’appeler la « durée légale » pour l’occasion, et des taux horaires correspondants. La bonne réforme reste probablement à ce jour de se limiter à des modifications de l’échelle de rémunération des heures supplémentaires, avec un cadrage relativement souple donnée par la puissance publique, d’éliminer tous les quotas plus stricts que la limite des 48 heures, et de laisser le seuil de 35 heures uniquement en tant que pivot technique pour le déclenchement de l’échelle. Et surtout, de faire confiance au dialogue social dans l’entreprise ou la branche pour bouger cette échelle dans un sens ou dans l’autre. Si donc la proposition d’Emmanuel Macron – qu’au 10% près pour la première tranche d’heures supplémentaires semble vouloir suivre Myriam El Khomri, ministre du Travail consiste à enrichir le dialogue social, elle est excellente. Elle deviendrait une mauvaise chose si le préalable d’un accord des représentants du personnel, dans l’entreprise ou la branche, à toute modification n’était qu’une clause de style destinée à sauter très vite.