Concurrence et commerce. À propos d’une note du CAE edit

14 juin 2019

La politique de la concurrence européenne n’est pas responsable de l’absence de champions européens ; l’affaire Alstom-Siemens qui est convoquée comme témoin à charge d’une Europe obsédée par l’intérêt du consommateur, limitant sa vision au pré carré européen et incapable de se projeter au-delà d’un horizon de deux ans, ne doit pas servir de prétexte à une remise en cause d’une politique et d’une pratique de la régulation concurrentielle qui ont fait largement leurs preuves. Telle est la thèse qu’entendent défendre Sébastien Jean, Anne Perrot et Thomas Philippon[1], trois auteurs réunis par le CAE, qui cumulent les meilleures compétences en économie internationale, en régulation concurrentielle et en analyse des effets des concentrations.

La politique de la concurrence, un avantage économique?

Pour ces trois économistes, la critique de la politique de la concurrence de l’UE n’est fondée ni théoriquement, ni empiriquement. Cette politique est même un actif précieux car elle « donne des signes de succès au regard de ses finalités actuelles, favorisant l’investissement, la productivité et le pouvoir d’achat ». Sûrs de leur fait, ils vont jusqu’à soutenir que les États-Unis qui en sont dépourvus gagneraient à importer nos bonnes pratiques concurrentielles pour limiter les effets nocifs de l’hyper-concentration.

Rappelant à juste titre que la grande taille n’assure pas nécessairement le succès – une littérature abondante en témoigne – nos trois auteurs mobilisent deux types d’arguments, théorique et empirique, pour établir leur proposition centrale qui est que la politique de la concurrence gérée par une autorité indépendante est un avantage économique pour ceux qui la pratiquent.

Argument empirique : peu de projets de concentration ont été rejetés par les autorités européennes et l’antitrust a été efficace. La preuve par les chiffres : 90%  des concentrations notifiées ont été acceptées sans condition. Sept opérations seulement ont été refusées, dont deux américaines. Des champions européens ont ainsi émergé dans l’optique ou le ciment avec Luxottica ou HolcimLafarge. L’Europe n’a pas été absente des grandes vagues de fusions-acquisitions à cause de son contrôle des concentrations, il n’y a pas de déficit particulier de l’Europe dans les classements des grandes firmes mondiales.

Le succès de la politique de l’anti-trust est tout aussi manifeste, si l’on en juge par l’évolution comparée des États-Unis et des 10 principaux pays européens sur la période 2000-2015 : « les prix ont augmenté de 15% de plus aux États-Unis qu’en Europe mais les salaires de seulement 7% ». Argument supplémentaire, en France et sur le secteur de la téléphonie : « suite à l’octroi d’une quatrième licence à Free en 2011, les prix ont baissé de 40% en moins d’un an ». Et la même logique s’observe dans l’ensemble de l’Union : les prix américains des services de télécommunications, qui étaient inférieurs aux prix européens, sont devenus supérieurs depuis la grande vague de concentration aux États-Unis.

Argument théorique : le déficit de concurrence aux États-Unis s’est traduit par une hausse des marges, un moindre investissement et de plus fortes capitalisations boursières, pour le plus grand avantage de l’actionnaire. L’antidumping européen a au contraire servi les intérêts du consommateur à travers la baisse des prix, sans préjudice pour l’investissement. La moindre innovation des entreprises européennes du secteur n’est pas due à la politique de la concurrence, selon les auteurs, mais à l’incomplétude du marché unique, à sa fragmentation réglementaire et à la politique commerciale.

L’Europe a donc évité les concentrations excessives dont souffrent les Américains qui font plus de croissance que les Européens mais qui infligent des pertes de pouvoir d’achat à leurs classes moyennes. « Depuis les années 2000 la concentration et les marges bénéficiaires ont plus augmenté aux États-Unis qu’en Europe ; dans le même temps le pouvoir d’achat et l’investissement américains ont eux aussi connu des baisses plus importantes ». En somme une concentration excessive a fini par avoir un impact macroéconomique négatif.

Faiblesses européennes: à qui la faute?

Ces arguments n’emportent guère la conviction, et ce pour plusieurs raisons.

La première est factuelle : ce n’est pas le nombre des procédures qui comptent mais le caractère structurant ou pas des fusions rejetées. Lorsque la fusion Schneider-Legrand ou le rachat de De Havilland Canada par le couple Aérospatiale-Alenia sont refusés, ce sont des consolidations majeures dans le transport aérien régional ou la basse tension électrique qui sont compromis, pour ne rien dire des cessions demandées comme condition d’acceptation d’une fusion qui dénaturent les projets (cf. Alstom-Siemens). Les auteurs oublient de mentionner que les mesures de refus des fusions ont parfois été cassées par le Tribunal de première instance, ce qui démontre que la solidité des dossiers était pour le moins relative. De plus il est inexact de dire que l’Europe n’a pas de problèmes avec son faible nombre de champions mondiaux. Si l’on en croit Laurence Daziano (Les Echos du 5 juin 19), il n’y a plus que 12 entreprises européennes dans les 100 premières capitalisations mondiales contre 28 il y a 10 ans.

La performance exceptionnelle de l’Europe en matière de télécommunications a certes bénéficié grandement au consommateur. Mais elle s’est payée de la perte du leadership dans la téléphonie mobile, de l’appauvrissement des opérateurs des télécom, du retard systématique dans l’introduction des nouvelles générations technologiques (hier la 4G et aujourd’hui la 5G), de la disparition ou de l’affaiblissement des champions européens (Alcatel, Siemens…) et du recul de l’effort de R&D des équipementiers et des exploitants historiques.

Enfin et surtout l’argument qui consiste à célébrer la politique de la concurrence européenne au motif qu’elle nous évite les effets néfastes de l’hyper-concentration est étrange. Pour nos auteurs l’Europe n’a pas les mains sales… mais on pourrait ajouter qu’elle n’a pas de mains. L’Europe n’a pas eu à réguler les GAFAM européens ou les BATX européens parce qu’ils n’existent pas ! L’auteur de ces lignes a la faiblesse de penser que l’Europe serait en meilleur état si les GAFAM étaient nés sur son sol, Autorité de la concurrence (DGComp) ou pas.

Les auteurs, conscients des limites de leur raisonnement, n’ignorent pas les faiblesses européennes. Mais ils tendent à les attribuer à l’incomplétude du marché unique, aux défaillances de l’innovation et surtout aux ratés de la politique commerciale. Or tous ces domaines sont impactés directement par la politique de concurrence, il suffit pour le comprendre de revenir sur les revers industriels subis.

La note du CAE évoque ainsi la concurrence protéiforme que nous livre la Chine, qu’elle relève du dumping à l’export permis par une position ultra-dominante sur le marché intérieur, ou des aides d’Etat, ou d’un accès exclusif aux marchés publics, ou des joint ventures forcées avec transfert de technologies. Pour nos auteurs, les faiblesses européennes résultent davantage de l’inefficacité de la politique commerciale communautaire, peu adaptée et insuffisamment réactive, que des défaillances de la politiques concurrentielle : « les contrôles anti-dumping et anti subventions sont longs et complexes à mettre en œuvre ». D’où une recommandation : « Permettre une application plus rapide des mesures correctrices d’abus de position dominante en facilitant l’usage des mesures provisoires ». Plus largement, c’est à la politique commerciale de revoir ses pratiques.

S’en remettre à la politique commerciale?

Que faire face aux acquisitions tueuses d’innovation des GAFAM ? Faut-il privilégier un contrôle ex ante grâce au screening des investissements, ou ex post en mobilisant les outils de la politique concurrentielle ? Que faire lorsque la puissance acquise à l’intérieur sur le marché domestique permet de faire du dumping en Europe ? Que faire face à l’asymétrie dans l’accès aux marchés domestiques ou à l’inégale efficacité des autorités de la concurrence ?

Face à tous ces obstacles, la réponse de nos auteurs tient en trois propositions : 1/ mobiliser l’OMC et plus particulièrement l’Organe de règlement des différends : 2/ réagir plus vite en prenant des mesures conservatoires et surtout 3/ imposer de fait la réciprocité aux Chinois. L’accès aux marchés publics européens, le contrôle a priori des flux d’investissement chinois en Europe, voire l’interdiction de fusions entre entreprises chinoises sur le modèle de l’opération Honeywell-GE, constituent pour nos auteurs autant de réponses appropriées.

Malheureusement, ces réponses reposent largement sur des procédures OMC qui n’ont guère fait leurs preuves jusqu’ici. Un exemple permet d’illustrer la difficulté à traiter avec la Chine sur la base des outils de la politique commerciale. Lorsque les industriels européens des panneaux solaires ont alerté la Commission européenne sur les ravages d’une concurrence déloyale, la Commission a tardé à réagir, accélérant ainsi la disparition de nombre de sites de production européens. Dans un deuxième temps ce sont les États membres qui sur la base de leurs intérêts nationaux ont refusé de défier la Chine, l’Allemagne en particulier trouvant un intérêt à continuer à exporter ses équipements. Résultat, l’Europe qui alimentait la demande par sa politique de transition énergétique a laissé l’offre chinoise prendre tout le marché européen !

C’est parce qu’ils sont conscients de ces risques que nos auteurs abattent leur dernière carte pour préserver la politique de la concurrence régulée par DGComp (Direction de la Concurrence) et la politique commerciale pilotée par DGTrade (Direction Commerce), il s’agit de créer un Procureur commercial européen chargé de défendre les firmes européennes face aux procédures déloyales chinoises.

Le Procureur européen doit combattre les retards à l’allumage des procédures OMC, il doit veiller à instaurer une forme de réciprocité avec la Chine, il peut pratiquer le naming & shaming jusqu’à l’interdiction d’accéder aux marchés publics européens. Après avoir voulu chasser tout pouvoir discrétionnaire dans les politiques publiques qui visent à organiser les marchés, ils n’ont d’autre solution face aux défaillances de ces marchés que de faire appel à la figure du Procureur européen !

Arrivés au terme de leur démonstration, les auteurs sont saisis d’un doute. Et si les politiques de la concurrence et du commerce extérieur n’étaient pas tout ? Et si les politiques de l’Union devaient être plus actives ? Peut-on traiter des menaces que font peser sur notre prospérité les puissances émergentes et matures que sont la Chine et les États-Unis sans évoquer la politique industrielle européenne et ses instruments ? Mais ajoutent d’une phrase nos auteurs, toute politique industrielle est à bannir car comme chacun sait l’Etat n’est pas outillé pour choisir les bonnes techniques, les bonnes industries et les bonnes filières ; il est de plus capturé par les intérêts organisés et ne peut donc que gaspiller l’argent du contribuable. La solution passe par l’Europe et du reste les PIIEC sont des projets d’intérêt européen qui doivent favoriser l’investissement dans les nouvelles technologies pour la transition énergétique et numérique. L’Airbus des batteries est le prototype de ces PIIEC, et il a en quelque sorte passé l’épreuve du feu : la Pologne n’a pu le faire déraper au nom de la défense d’un investisseur coréen installé sur son territoire.

Un corps de doctrine contestable

Au terme de ce parcours auquel nous invitent les auteurs réunis par le CAE on est saisis par la force et la prégnance du corps de doctrine des économistes mainstream sur ces thèmes de la concurrence et du commerce extérieur. Ce corps de doctrine s’organise autour de trois propositions, toutes trois contestables.

Tout d’abord la concurrence libre et non faussée est non seulement efficiente pour le consommateur, mais aussi pour l’activité, l’investissement et le pouvoir d’achat. Or cette politique a des ratés et il ne suffit pas d’en renvoyer la responsabilité aux autres politiques. La contestabilité des marchés, une approche renouvelée des marchés pertinents et la prise en compte d’horizons et d’espaces différenciés amélioreraient grandement l’efficacité de cette politique.

Ensuite le respect d’un accord commercial multilatéral, même violé au quotidien par un pays qui s’est constitué des avantages absolus, est toujours préférable à une politique discrétionnaire de préservation du tissu économique de la nation victime d’une concurrence prédatrice. Cette position n’est pas tenable, et elle l’est d’autant moins que les opinions publiques interpellent bruyamment les politiques.

Enfin une activité économique vaut une activité économique, que celle-ci s’exerce dans le secteur manufacturier ou les services à la personne, qu’elle soit créatrice de valeur marchande échangeable ou qu’elle consiste en services d’importation. Or nous savons depuis les travaux de Samuelson, Autor, Rodrick que toutes les activités ne se valent pas, que les bons jobs industriels lorsqu’ils disparaissent ne sont pas remplacés par des emplois high tech mais par des emplois de hamburger flipers, que la nouvelle industrie combine briques de technologie, d’intelligence organisée et de science manufacturière et que les pays qui ont compris ce nouveau monde productif prennent le leadership technologique et inventent au quotidien la nouvelle économie.

Il faut certes défendre l’ordre multilatéral, dénoncer ce qu’il y a d’étroit dans l’objectif mercantiliste de Trump, comme le font nos auteurs. Mais considérer que la politique de la concurrence est un trésor européen comme l’a récemment déclaré Mme Vestager, c’est dramatiquement confondre un outil perfectible avec une finalité qui a été manifestement perdue de vue.

 

[1] Sébastien Jean, Anne Perrot et Thomas Philippon, Concurrence et Commerce : quelles politiques pour l’Europe ? Les notes du CAE, 51, mai 2019.