" Mauvais " prénom, mauvais boulot ? edit

4 janvier 2006

Les émeutes des banlieues ont été interprétées comme l'échec du modèle d'intégration à la française des jeunes issus de l'immigration. Elles traduiraient un soulèvement d'une partie de la jeunesse contre les symboles d'une société qui la discrimine dans son accès au marché du travail, à une éducation de qualité, à un logement décent... Le prénom que vos parents ont choisi est un facteur important de cette discrimination. Il véhicule un signal de votre origine ethnique, mais également de votre environnement socio-culturel, qui peut ensuite être décrypté par ceux qui auront à vous juger, noter, recruter...

S'il est assez simple de constater que ces quartiers cumulent un ensemble de difficultés socio-économiques impressionnant, en établir la ou les causes est beaucoup plus compliqué. Le taux de chômage des jeunes d'une cité de Seine-Saint-Denis est incomparable avec celui des jeunes de Neuilly-sur-Seine, mais ces jeunes sont différents sur un grand nombre de points. Ils n'ont pas atteint le même niveau d'étude, ils ont vécu dans des conditions matérielles et ont eu accès à un capital culturel souvent radicalement différents, par exemple. La couleur de la peau n'est qu'une des caractéristiques (certaines étant plus facilement mesurables que d'autres) dont on peut étudier l'impact sur l'accès au travail ou autres "performances", pour identifier une possible discrimination. C'est là le principal intérêt des procédures de "testing" par envois de CV. Le statisticien peut mesurer qu'un garçon a 20 ans, est titulaire d'un BTS, est noir, et est rémunéré 20% de moins qu'un garçon blanc du même age avec le même BTS, mais il lui est quasiment impossible de dire avec certitude qu'il gagne moins parce qu'il est noir. Le statisticien n'était pas là à l'entretien d'embauche, et il n'a pas pu voir que l'un est timide et l'autre extraverti, appliqué ou distrait, etc. En France, la loi lui empêche d'ailleurs dans une grande mesure de savoir que l'un est blanc et l'autre est noir. Il doit inférer cette information à partir d'informations indirectes, et en premier lieu du nom et du prénom des candidats.

La procédure de testing consiste à envoyer des CV à des offres d'emplois qui ne diffèrent que par la consonance du patronyme. La différence de convocations pour entretiens d'embauche constitue alors une mesure de la discrimination assez claire puisque le chercheur et l'employeur potentiel ont a priori le même niveau d'information. Cette discrimination est importante. Une étude américaine récente montre que les prénoms à consonance noire reçoivent 50% moins de réponses que ceux à consonance blanche. La situation semble être encore bien pire en ce qui concerne la discrimination à l'égard des candidats maghrébins en France. L'une des seules études réalisée en France montre que le taux de réponse aux noms et prénoms maghrébins est environ cinq fois plus faible que le candidat de référence (blanc de peau et de prénom).

Votre prénom peut donc vous nuire de manière radicale dans votre accès au marché du travail. Mais l'impact négatif de certains prénoms est-il dû au racisme pur et simple de certains employeurs, ou à un comportement plus complexe. On peut imaginer par exemple que le fait de porter un prénom indiquant une origine ethnique précise est interprété par l'employeur comme un signal des conditions d'éducation initiales et donc de la productivité future de l'employé potentiel, qui vient se rajouter aux informations disponibles sur le CV. Dans ce cas, le prénom est interprété comme fournissant une information sur le statut socio-économique -bas- du candidat et entraîne logiquement plus de rejets du CV. Cette inférence de l'employeur est d'ailleurs de plus en plus fondée. On assiste depuis une vingtaine d'années à une " gettho-isation " des prénoms. Aux Etats-Unis, les prénoms distinctivement noirs sont un indicateur de plus en plus fiable de la faiblesse du statut socio-économique. Selon cette interprétation, les prénoms noirs ou maghrébins ne sont pas un handicap en soi, mais constituent une indication de la probabilité d'avoir rencontré des difficultés dans son enfance ou dans son éducation. Cette malédiction peut d'ailleurs prendre une forme auto-réalisatrice. Imaginons que les enseignants, comme les employeurs, pensent que certains types de prénoms soient, en moyenne, associés à des conditions socio-économiques défavorables. Leurs attentes vis-à-vis de ces élèves seront dès lors plus basses, ce qui peut entraîner une dégradation de leur performance scolaire... qui vient justifier la croyance initiale qui n'avait peut-être aucun fondement à l'origine.

La discrimination est un phénomène complexe qui peut entraîner des catastrophes auto-réalisatrices où une partie de la population est désavantagée parce que les enseignants et les employeurs croient qu'ils sont voués à l'échec scolaire et professionnel, sur la base de l'image associée à leur prénom ou a leur quartier de naissance. La généralisation de la procédure du CV anonyme à l'embauche (ou à l'entrée des classes préparatoires aux grandes écoles, comme un rapport récent de l'Institut Montaigne l'a proposé) peut aider à désamorcer ce type de mécanisme. L'employeur cherche dans le nom, le prénom ou le lieu de naissance à glaner une information cachée, la productivité réelle du futur employé, et il procède à un arbitrage coût - bénéfice. Je rejette un très bon CV de quelqu'un né à Clichy-sous-Bois, car cela me permet d'économiser le temps et la gestion d'un entretien d'embauche et que la probabilité est forte que je trouve un CV très comparable où l'incertitude sur la productivité réelle est plus faible. Le coût privé de la discrimination est donc certainement très faible. En revanche le coût social de cette même erreur est clairement beaucoup plus grand, en termes de ségrégation urbaine, de sous-valorisation des investissements éducatifs placés dans une catégorie de la population qui sera in fine sous-employée... C'est souvent dans ces cas de discordance entre coût social et coût privé que la théorie économique justifie l'intervention publique volontaire, ou la réglementation de type CV anonyme.