Des patrons étrangers aux commandes des grandes entreprises françaises edit

23 septembre 2008

Ces derniers jours, deux postes de directeur général d’entreprises du CAC 40 sont revenus à des managers étrangers : le Néerlandais Ben Verwaayen a été nommé à la tête d’Alcatel-Lucent et le Germano-Canadien Chris Viehbacher à celle de Sanofi-Aventis. Peut-on y voir un signe du renouvellement des élites ?

Le phénomène n’est certes pas nouveau. D’une part, la directrice générale sortante d’Alcatel-Lucent, Patricia Russo, était une Américaine. D’autre part, il y a déjà eu par le passé de grands patrons du CAC 40 d’origine étrangère, comme le Britannique Lindsay Owen-Jones, PDG de L’Oréal de 1988 à 2006, aujourd’hui président non exécutif.

Mais la première avait été désignée à l’occasion de la fusion entre son entreprise américaine, Lucent, et Alcatel en décembre 2006, le PDG de l’entreprise française, Serge Tchuruk, prenant la présidence non exécutive du nouvel ensemble. Son successeur, Ben Verwaayen, s’il a notamment travaillé quelques années (1997-2002) aux États-Unis pour Lucent Technologies, n’apparaît pas comme l’homme d’une composante plus que d’une autre. Il s’est surtout fait connaître ensuite comme patron de l’opérateur britannique BT. Owen-Jones avait, lui, après ses études à Oxford, fait toute sa carrière dans le groupe L’Oréal, aux côtés de son mentor François Dalle. De même, l’actuel directeur général de Carrefour, l’Espagnol José Luis Duran, a fait l’essentiel de sa carrière dans la filiale ibérique du groupe.

Verwaayen et Viebacher ne sont, eux, ni l’héritage direct d’une fusion binationale, ni des « produits maison ». Ce sont des managers à la carrière multinationale qui se trouvaient disponibles sur le marché international des dirigeants, le premier parce qu’écarté de la direction de BT en mai, le second parce que perdant de la récente succession à la tête du groupe pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline dont il dirigeait jusqu’alors la filiale américaine.

L’un et l’autre peuvent certes se réclamer de certains liens avec la France : Verwaayen, fait chevalier de la Légion d’honneur en 2006, serait amoureux du Lubéron où il possède une maison et Viebacher a dirigé un temps la filiale française du groupe britannique. Mais cela relève plus de l’anecdote. Le premier a été choisi par un « comité du gouvernement d’entreprise et des nominations » présidé, aux côtés de trois autres administrateurs (dont deux américains), par Daniel Bernard, ancien patron de Carrefour ; ce dernier aurait d’ailleurs soutenu un temps la candidature d’un autre étranger, l’Australien Mike Quickley, ancien dauphin de Serge Tchuruk à Alcatel écarté par celui-ci. Les ambitions de l’ancien ministre des Finances Thierry Breton, soutenu par Claude Bébéar dont l’influence comme « parrain » du capitalisme français n’est plus aussi grande, n’auraient, d’après mediapart, même pas été examinées par le conseil.

Les filières traditionnelles, quant à elles, n’existent plus. Le corps des Ponts qui, d’Ambroise Roux à Pierre Suard en passant par Georges Pébereau, a longtemps régné en maître dans l’ancienne Compagnie générale d’électricité, n’apparaît plus à la direction du groupe. Le corps des Télécoms, qui aurait pu prendre le relais, est représenté par le seul PDG de la branche française, directeur technologies et qualité du groupe, qui ne fait pas partie du « comité de direction » restreint. Chez Sanofi-Aventis, les grands corps n’ont jamais été implantés dans une équipe dirigeante façonnée par l’ancien PDG Jean-François Dehecq, devenu ingénieur des Arts et Métiers après un CAP de tourneur. Le directeur général sortant, Gérard Le Fur, docteur en pharmacie, avait déjà un profil inhabituel en France de manager « à l’allemande », avec toute une carrière faite dans la recherche. Son successeur aurait été recruté par un chasseur de têtes missionné depuis quelques mois par le conseil d’administration. Les réseaux habituels sont court-circuités.

La question de la nationalité du directeur général pourrait n’être que secondaire. Elle amène cependant à s’interroger sur ce qu’il reste de français de ces entreprises.

Elles ont leur siège en France – une obligation pour l’instant pour Alcatel-Lucent (toujours logée dans l’immeuble historique de l’ancienne CGE rue de la Boétie à Paris) à la suite d’un engagement pris auprès de l’État français en raison du caractère stratégique de sa participation dans Thalès – elles y sont imposées sur leurs bénéfices et elles font partie du CAC 40, mais leurs activités et leurs actionnaires sont très internationaux. Moins de 16 % des salariés d’Alcatel-Lucent travaillaient fin 2007 en France, avant une nouvelle réduction d’effectifs annoncée, au sein d’un groupe qui se veut « sans usines », dont les clients nationaux génèrent moins de 7 % de ses revenus ; 28 % seulement des actionnaires sont par ailleurs domiciliés en France. Chez Sanofi-Aventis, les pourcentages sont un peu plus élevés, avec 28,7 % pour les salariés et 48 % pour l’actionnariat, la part du chiffre d’affaires réalisée en Europe (43 %) n’étant pas détaillée par pays. Alcatel-Lucent ne compte plus que 4 Français sur 8 dans son équipe de direction restreinte, et 6 sur 18 dans son équipe élargie. Depuis le départ de l’inspecteur des Finances Jean-Pascal Beauffret en novembre 2007 de la direction financière, il n’y a plus d’énarque en son sein, un seul X Telecom représentant donc les grands corps techniques. L’équipe dirigeante de Sanofi-Aventis, outrageusement dominée, à la suite d’une fusion très déséquilibrée avec Aventis, par les anciens de Sanofi, était jusqu’à maintenant très française (5 sur 6 pour le comité exécutif, 10 sur 14 pour le comité de direction), sans pour autant faire appel aux filières traditionnelles (avec aucun énarque et deux polytechniciens non membres des grands corps). Qu’en sera-t-il demain ?

Le déclin des filières étatiques que nous avons déjà souligné semble se confirmer. Il existe bien sûr le contre-exemple de la Société générale, avec l’inspecteur des Finances Daniel Bouton remplacé à la direction générale en mai 2008 par son « quasi-clone » de 13 ans son cadet, l’inspecteur des Finances (polytechnicien et énarque) Frédéric Oudéa, sous réserve que ce dernier a, après un passage au cabinet de Nicolas Sarkozy ministre du Budget, quitté plus tôt le service de l’État à l’âge de 32 ans et fait ses classes au département « corporate banking » de la banque à Londres. Mais, en dehors du secteur bancaire encore très franco-français dans sa gestion, le changement semble évident.

La question est de savoir si d’autres profils vont émerger, ou s’il va être de plus en plus fait appel à des managers étrangers. L’internationalisation des directions constitue la dernière étape dans l’internationalisation des grandes entreprises françaises. Les managers français peuvent certes profiter, dans un marché sans frontière des dirigeants, du même phénomène à l’étranger. Ils sont d’ailleurs plutôt nombreux à être parvenus à la tête de grands groupes : Patrick Cescau (Unilever), Philippe Varin (Corus Steel), Jean-Marie Dru (TBWA Worldwide), Jean-Pierre Garnier (GlaxoSmithKline jusqu’en mai), Hubert Joly (Carlson) pour citer les réussites les plus spectaculaires.

S’ils sont pour la plupart, comme diplômés notamment de HEC (Dru, Joly), de l’ESSEC (Cescau) ou de Polytechnique et des Mines de Paris à titre civil (Varin), des produits d’un certain élitisme à la française, il est remarquable qu’aucun d’entre eux ne soit passé par les grands corps de l’État. Ceux-ci, entre réduction du nombre de directions de ministère, privatisation des dernières entreprises publiques et banalisation mondialisée des grands groupes privés, peuvent se faire des soucis pour leurs débouchés traditionnels. Les meilleurs élèves des grandes écoles vont-ils continuer, par mimétisme avec leurs aînés, de faire ce détour par le service public qui semble de moins en moins « rentable » ?