Comment repenser notre politique industrielle? edit
La pandémie du Covid-19 nous a trouvés désarmés, dépendants de la Chine et incapables de passer à une « économie de guerre » faute d’infrastructures industrielles adéquates. Cette crise oblige à repenser la place de la France dans les chaînes de valeur internationales et à interroger sur ce qui a conduit à la rendre aussi dépendante de la valeur ajoutée étrangère.
Une comparaison avec l'Allemagne est édifiante. Les Allemands produisent beaucoup plus de produits sanitaires critiques liés au Covid-19. Cela va des composants pharmaceutiques aux appareils médicaux en passant par les équipements de protection. Or au début des années 2000 les importations et exportations françaises et allemandes de ces produits étaient quasiment au même niveau et s’équilibraient. En 2019, l'Allemagne dégage un excédent commercial de 20 milliards d'euros sur ces produits alors que la France est tout juste à l'équilibre.
L’évidement du cœur manufacturier français se lit d’abord dans les données sur la production domestique : on assiste bien à une décrue relative de la production sur le sol national. Il se lit aussi dans les données du commerce extérieur où l’on assiste à une dégradation continue des soldes français. Il se lit enfin dans les données sur les investissements directs des entreprises françaises à l’étranger, avec une envolée des investissements extérieurs et du chiffre d’affaires réalisé à partir des filiales à l’étranger de groupes français.
Une approche sectorielle permet de préciser le diagnostic.
Considérons en premier lieu le secteur pharmaceutique. La production domestique et les exportations/importations françaises restent stables sur la période 1995-2018, avec un léger excédent commercial. La production domestique allemande croît fortement sur la même période. En revanche, les avoirs et créances des entreprises pharmaceutiques allemandes à l’étranger stagnent tandis que ceux des entreprises pharmaceutiques françaises à l’étranger croissent rapidement sur cette même période : les entreprises pharmaceutiques allemandes ont davantage parie sur l’innovation et la production domestiques tandis que les françaises ont davantage parié sur les délocalisations. Point important, les importations de produits pharmaceutiques en France proviennent essentiellement de l’Allemagne et des États-Unis.
D’autres grands secteurs industriels ne sont guère mieux lotis. Dans l’agro-alimentaire, notre balance commerciale demeure équilibrée… grâce aux boissons. Dans le textile, notre production domestique a chuté depuis le début des années 2000. Nos exportations sont restées stables mais nos importations ont augmenté, principalement de Chine et d’Inde.
Dans l’électronique et les TIC, notre déficit commercial a été multiplié par trois depuis le début des années 2000, passant de 5 à 15 milliards d’euro, et notre production domestique a chuté. Nos importations proviennent essentiellement des États-Unis, de Chine et d’Allemagne.
Dans l’automobile, notre production domestique a commencé à baisser en 2008. Nous avions une balance commerciale excédentaire jusqu’en 2007, elle est devenue déficitaire après 2008, conséquence immédiate d’une spécialisation dans le milieu de gamme fragilisée par la panne économique de nos principaux pays d’exportation.
Un déficit d’innovation
Une désindustrialisation relative n’est pas en soi un problème. L’évidement du cœur manufacturier des pays développés s’explique entre autres par la division internationale du travail, la montée en gamme des pays développés, le redéploiement vers des tâches de conception et de services aux entreprises. Cependant, la dégradation de nos performances commerciales et de notre production domestique va de pair avec un déficit d’innovation, qui se mesure en premier lieu par l’évolution de notre production de brevets.
Les données de brevets permettent de mieux saisir les effets de spécialisation, en nous faisant descendre à un niveau plus désagrégé que celui des grands secteurs industriels : les données de brevets par domaines technologiques peuvent être exploitées comme mesure d’innovation.
Concentrons-nous sur les brevets triadiques, suffisamment importants pour être enregistrés à la fois par l’Office américain des brevets (USPTO), l’Office européen des brevets (EPO), et l’Office japonais des brevets (JPO). A partir de ces données, nous évaluons la performance de la France de trois façons : par le classement en nombre de brevets par millions d’habitants ; par la distance à la frontière technologique mesurée par la différence entre le nombre de brevets par habitants de la France et celui du pays le mieux classé, et enfin par notre distance à la frontière en nombre de brevets absolus.
Toutes industries confondues, nous étions devant l’Allemagne en 1995 mais elle nous a dépassés. Surtout notre distance par rapport a la frontière technologique s’est considérablement accrue depuis 1995).
La France fait partie des 15 pays les plus innovateurs, mais sa position relative n’a cessé de se dégrader dans l’absolu et en relatif : il n’y a pas eu de remontée vers l’innovation à partir des positions perdues dans la manufacture.
Avec le temps les spécialisations de la France se font plus étroites. Il n’y a guère que dans le nucléaire et l’aéronautique qu’elle a su conserver le leadership.
De façon plus détaillée, et en commençant nos investigation par le domaine des technologies médicales et pharmaceutiques et les vaccins, on observe une nette dégradation en nombre de brevets triadiques par habitant depuis 1995.
Pour les « véhicules du futur », on observe une dégradation de nos performances dans les technologies de propulsion. Dans les véhicules autonomes, nous restons proches de la frontière technologique malgré une légère dégradation au cours du temps.
Dans l’électronique, l’évolution la plus négative est dans les semi-conducteurs; mais dans le stockage et la transmission de données nous nous sommes bien rétablis et nous dépassons notre niveau de 1995.
Dans l’isolation thermique du bâtiment, nous demeurons parmi les cinq ou six leaders mondiaux, très proches de la frontière technologique, avec comme proches concurrents la Suède, la Suisse et Singapour.
Dans les machines agricoles, nous demeurons dans le peloton de tête, mais avec une légère dégradation depuis 2005-2010 : nous étions numéro un mondial dans les années 1995-2000 et a présent nous nous situons à la cinquième place.
Dans la conception informatique de composants industriels : en impression 3D nous oscillons entre la 10e et la 15e place mondiale depuis les années 2000, et nous excellons en matière de conception assistée par ordinateur : nous étions au second rang mondial en 2013 et demeurons très proches de la frontière technologique.
Jusqu’ici nous avons mesuré les performances d’innovations par le nombre de brevets triadiques par habitants. Or un contraste fort apparaît entre les données de brevets en absolu et le nombre de brevets par habitants. En absolu, la France souffre de sa taille qui ne lui permet guère de rivaliser avec les États-Continents chinois et états-uniens. En termes de nombre de brevets par habitants, la France souffre de son insuffisante spécialisation par rapport à la Suisse dans la pharmacie, la Finlande ou la Suède dans les télécoms, et de la perte de positions traditionnellement fortes dans les télécom ou l’automobile.
Avec la montée en puissance de la Chine dans la 5G, l’affirmation de l’hégémonie technologique des États-Unis dans l’électronique mais aussi pharmaceutique, la France a décroché. Cependant, les positions relatives maintenues dans les véhicules autonomes (navigation, reconnaissance d’obstacles), les logiciels de CAM/CAD et les composants de réseaux de données peuvent servir de points d’appui pour une reconquête des chaînes de valeurs.
Relocaliser ou industrialiser ?
On confond souvent les problématiques de relocalisation et de réindustrialisation. Or la relocalisation ne saurait constituer une perspective crédible, et ce pour plusieurs raisons.
La première est qu’il n’est pas envisageable de rapatrier des productions délocalisées dans les pays émergents dans les secteurs matures comme l’automobile pour des raisons de coût, de conquête de nouveaux marchés et plus fondamentalement de cycle du produit. C’est une leçon bien établie en économie industrielle que la production des produits innovants démarre dans les pays les plus développés, où existent des écosystèmes innovants et où résident les consommateurs les plus sophistiqués, ces produits sont ensuite exportés vers les pays tiers puis dans un troisième temps ce sont les usines qu’on exporte dans les pays émergents. Nul ne songe donc à fermer une usine en Turquie ou au Maroc pour rapatrier des productions en France. Ce n’est qu’à l’occasion de la mise en production d’un nouveau produit que le choix d’une localisation en France est possible. C’est par l’innovation et non par le protectionnisme que nous parviendrons à inverser le courant.
Deuxième raison, une stratégie efficace de reconquête industrielle devra traiter les facteurs généraux et spécifiques de la perte de compétitivité. La France a décroché à cause de problèmes de compétitivité coût depuis longtemps identifiés (coût du travail, fiscalité des entreprises), de la multiplication d’obstacles légaux (les obstacles réglementaires en matière environnementale ont été décisifs dans la perte d’usines de principes actifs pharmaceutiques), et dans le cas de l’industrie pharmaceutique de la politique du prix du médicament piloté par la Sécurité Sociale qui l’a emporté sur toute autre considération.
Troisième raison, une relocalisation même partielle peut se révéler impossible dans certains secteurs du fait de la segmentation poussée, de l’hyperspécialisation des acteurs et de la constitution d’usines-monde produisant des composants.
Il faut donc prendre la mesure de ces tendances lourdes et sélectionner les quelques secteurs ou sous-secteurs où pour des raisons sanitaires ou de sécurité il convient de relocaliser – en France ou en Europe – tout ou partie de la production de tel ou tel produit.
Augmenter le potentiel d’innovation
La dernière leçon qu’on peut tirer de l’expérience récente, c’est que l’innovation est encore plus décisive. Favoriser l’émergence d’écosystèmes innovants, c’est une autre manière d’envisager la sécurité, dans une perspective dynamique. En matière de recherche plus qu’ailleurs la destruction créatrice fait son œuvre.
Dans une large mesure, c’est à travers des politiques « horizontales », non ciblées, que nous reconstituerons notre potentiel d’innovation et donnerons ses chances à la reconquête industrielle. Cela passe par un meilleur financement et une meilleure gouvernance de la recherche fondamentale, un encouragement du mécénat, un rôle accru du capital risque, du private equity et des investisseurs institutionnels, une fiscalité plus incitative pour l’innovation, une flexisécurité sur le marché du travail qui favorise la dynamique de la « destruction créatrice ».
Mais un premier argument en faveur d’une politique industrielle qui ne soit pas uniquement horizontale est l’existence d’une dépendance au sentier en matière d’innovation. Prenons l’automobile. Des travaux récents montrent que les entreprises ayant innové dans les moteurs à combustion dans le passé tendent à innover dans les moteurs à combustion dans le futur. La puissance publique peut donc mener une politique de commandes publiques et de subventions directes à l’innovation verte visant à réorienter l’innovation vers les moteurs électriques.
Second argument, la coordination : l’intervention de l’Etat peut permettre de résoudre des problèmes de coordination et ainsi accélérer l’entrée dans des secteurs stratégiques, qui comporte des coûts fixes importants. Considérons un nouveau marché potentiel sur lequel il est coûteux d’entrer, où les profits futurs sont incertains et dépendent d’une information qui ne peut être révélée qu’une fois ce marché devenu actif. Aucune entreprise ne souhaitera être la première à entrer sur ce marché : elle préfèrera en laisser d’autres supporter le coût fixe d’entrée, de façon à bénéficier de l’information ainsi disponible sans supporter les coûts et le risque liés à cette acquisition d’information. On observe donc un phénomène de passager clandestin qui se traduit par une entrée retardée, voire pas d’entrée du tout. Pour remédier à ce problème, l’Etat peut subventionner le premier entrant. On trouve là la raison du succès des interventions étatiques dans le domaine de l’aéronautique, ou le succès du programme DARPA mis en place aux Etats-Unis en 1958 pour faciliter le passage du stade de la recherche fondamentale à celui des applications et de la commercialisation pour les innovations de rupture, lorsque ce passage occasionne d’importants coûts fixes et nécessite de coordonner différents agents économiques.
Comment sélectionner les secteurs où l’Etat doit intervenir ? Il y a tout d’abord les priorités économiques et sociales qui dictent les choix gouvernementaux : la lutte contre le réchauffement climatique et le développement des énergies renouvelables, la santé, la défense...
Il faut ensuite cibler des secteurs ayant un fort potentiel de croissance. Dans nos domaines de spécialisation forts, l’aéronautique et le nucléaire, la priorité est à la consolidation du leadership technologique et à la lisibilité des orientations de long terme. Si le nucléaire a de l’avenir en France, il faut le dire et prendre des décisions dans ce sens. Si nous voulons être leaders dans le moteur électrique et le moteur à hydrogène dans l’aéronautique il faut prévoir des moyens conséquents.
L’exploration des données de brevets fait apparaître quelques points de spécialisation qui méritent d’être consolidés : véhicules autonomes, transmission de données, logiciels de conception assistée par ordinateur.
Comment gouverner la politique industrielle?
Il faut la réconcilier autant que possible avec la politique de concurrence, qui est un moteur d’innovation : on innove pour faire mieux que son concurrent, et par ailleurs toute barrière à l’entrée de nouvelles entreprises est une entrave a la destruction créatrice. Des études récentes montrent en effet que cibler des secteurs plus concurrentiels aide à stimuler la croissance de la productivité. De même, les aides sectorielles stimulent davantage la croissance de la productivité si elles ne sont pas concentrées sur une seule ou sur un petit nombre d’entreprises.
Par ailleurs, il faut s’assurer que les aides sectorielles d’Etat peuvent être remises en question, ce qui empêche de pérenniser celles qui se révèlent inefficaces. Les cofinancements entre l’Etat et des financeurs privés, comme des banques de développement peuvent faciliter la mise en place de tels mécanismes.
Enfin, subventionner des entreprises déjà établies peut rendre difficile l’entrée de nouvelles entreprises plus innovantes à cause d’un effet de réallocation : les entreprises déjà en place contribuent à accroitre le coût du travail qualifié et le coût d’autres intrants de production. Il faut donc mettre en place des aides sectorielles d’Etat qui ne grèvent pas les entrants potentiels.
Le modèle DARPA est intéressant car il combine les approches descendante (top down) et ascendante (bottom up). Du côté « top down », le Département de la Défense finance les programmes, sélectionne les chefs de programmes et les recrute pour trois à cinq ans. Du côté « bottom up », ces chefs de programmes (issus du monde académique, du secteur privé, ou investisseurs), ont toute latitude pour définir et gérer leurs programmes. Ils peuvent organiser librement des collaborations entre start-ups, laboratoires universitaires et grandes entreprises industrielles, et jouissent d’une grande flexibilité dans le recrutement de leurs collaborateurs.
Le modèle DARPA a été étendu à l’énergie (ARPA-Energy) puis à celui de la biologie et à la pharmacie (BARDA). Nous proposons la création d’organismes similaires en France et en Europe, et de rompre avec une pratique par trop discrétionnaire et top-down de la politique industrielle.
Ce texte est publié en partenariat avec la revue Le Grand Continent, qui en propose une version longue disponible ici.
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