Quel projet politique pour les élections européennes? edit

12 janvier 2024

Les prochaines élections au Parlement européen auront lieu dans moins de six mois dans un contexte national, européen et international très spécifique : pessimisme très fort vis-à-vis de la situation socio-économique du fait de l’inflation et de la stagnation de l’activé qui ont résulté de la crise énergétique ; radicalisation du débat politique sur fond de contestation des réformes en France ; montée et normalisation des droites radicales et extrêmes dans beaucoup de pays membres de l’UE ; risque d’érosion du soutien à l’Ukraine envahie par la Russie de Poutine et retour de la violence au Proche-Orient.

Dans ce contexte, les citoyens expriment un intérêt accru pour les prochaines élections européennes, plus fort même qu’en 2019 qui avait déjà vu un rebond de la participation électorale après quatre décennies de baisse. Deux raisons pourraient expliquer cela. Tout d’abord, les effets des crises récentes : notamment la pandémie et l’impact des crises géopolitiques et énergétiques[1]. Ensuite, une forme de « normalisation » de la vie politique européenne : le débat européen n’est plus réduit au clivage pour ou contre l’Union européenne. Il est désormais davantage centré sur le projet politique, y compris pour la gauche et la droite radicales qui transposent au niveau européen leurs priorités politiques.

Cela reflète les limites dans l’opinion d’une posture eurosceptique simpliste – le Rassemblement national a par exemple renoncé à son opposition à l’euro qui inquiétait l’opinion. Au contraire, les partis radicaux portent maintenant le projet d’une Europe à leur image : concentrée sur la lutte contre la pauvreté pour la gauche radicale, sur la lutte contre l’immigration pour la droite radicale.

Cela indique la direction que pourrait prendre le débat pour les prochaines élections européennes. Il sera sans doute plus concentré sur l’orientation des politiques européennes et les manques qui ont été révélées par les crises successives. Et les partis radicaux chercheront à transposer au niveau européen le traditionnel clivage entre opposition et gouvernement.

Par ailleurs, les équilibres politiques ont changé.

Au niveau national, le paysage politique est plus fragmenté. La vie politique dans les Etats membres se caractérise désormais par une quadripartition. Depuis 2000, les partis traditionnels (centre gauche et centre droit) ont perdu des sièges dans les parlements nationaux, tandis que les partis de droite radicale et extrême ainsi que les libéraux en ont gagné. En agrégé au niveau européen, le centre gauche est stable depuis 2017 (à environ 20 %), tandis que le centre droit continue de reculer (à 27 %), loin de leur plus haut niveau (respectivement 40 et 47% au début des années 2000). Les partis de droite radicale et les libéraux sont à 17 et 18% respectivement. L’impact de ces dynamiques au niveau national est que les gouvernements sont plus fragmentés et donc moins cohésifs. Ceci rend nécessaire la formation de gouvernements de coalition ou bien de gouvernements minoritaires et affaiblis.

Les mêmes dynamiques s’observent au niveau européen. L'équilibre politique au sein du Conseil européen s'est éloigné du Parti populaire européen (sociaux-démocrates 5, Renaissance 6, Parti populaire européen 10, Conservateurs et réformistes européens 2, mais représentant en % de la population 33%, 24%, 16% et 23% respectivement). Néanmoins, le PPE restera probablement un élément clé au sein du futur Parlement européen. La question qui se posera après juin 2024 est celle du positionnement du PPE qui pourrait être plus imprévisible ce qui pourrait affaiblir l’exécutif communautaire. De leur côté, les sociaux-démocrates (S&D) et Renaissance sont les plus alignés jusqu'à présent, tandis que le PPE penche vers la droite (moins d'alignement avec S&D) quand la grande coalition majoritaire (PPE, S&D, Renaissance) n’est pas réunie alors même que celle-ci a gouverné le Parlement européen depuis 2019.

Dans ce contexte, le message politique aujourd’hui dominant est celui porté par les droites conservatrice, radicale et extrême autour du triptyque immigration, contestation des politiques climatiques et identité. Ce message s’appuie sur le discours de la « citadelle assiégée » et l’exploitation du sentiment d’appauvrissement et de détérioration des conditions de vie. Il conçoit la politique et l’économie comme un jeu à somme nulle qui exclut le partage et la solidarité avec ceux qui sont identifiés comme étant situés hors de la communauté nationale (en particulier les immigrés). Ce narratif ne relève plus d’une stratégie de l’« Exit », même si le discours de Gert Wilders aux Pays-Bas doit conduire à la vigilance. Il vise à porter à l’échelle de l’Union un discours qui séduit au niveau national – on l’a vu récemment aux Pays-Bas, alors que la dynamique semblait avoir été enrayée en Espagne et en Pologne (même si le parti Droit et justice est arrivé en tête aux élections législatives en octobre dernier) – et de l’incarner dans des politiques européennes. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre la « normalisation » de la droite radicale et extrême : utilisation du vote protestataire/anti-establishment mais positionnement comme parti de gouvernement crédible sur le modèle de Giorgia Meloni en Italie.

Face à ce discours dominant, le risque est très fort que les forces politiques modérées soient seulement en réaction, laissant la droite radicale et extrême imposer les termes du débat.

Quel pourrait être un projet alternatif ? Un autre discours pourrait être structuré autour de quatre axes.

Le premier axe devrait souligner l’instabilité du monde dans lequel vivent les Européens et l’idée que l’union fait la force face aux menaces. Symétriquement, l’Europe montre aussi ses faiblesses lorsqu’elle n’est pas unie (comme au début de la pandémie et début de la crise énergétique) exposant l’Europe à une détérioration des conditions de vie et de son influence. Il est également indispensable d’affirmer le besoin de rapprocher l’Europe des préoccupations quotidiennes des citoyens : défense de leur sécurité, de leur santé, de leur pouvoir d’achat, de l’éducation de leurs enfants et de leurs modes de vie, contribution à préserver les services locaux. Naturellement, ce message « macro » doit être illustré, de manière systématique, par des exemples de l’impact des actions de proximité de l’UE sur le quotidien des citoyens (y compris au niveau le plus local) et ancré dans des enjeux très concrets et dans leur territoire[2]. Cela peut se décliner ensuite sur un versant géopolitique en réaffirmant le discours sur la souveraineté européenne (complémentaire des souverainetés nationales) pour défendre les intérêts communs des Européens face à un monde instable et conflictuel (le niveau de conflit dans le monde est le plus fort depuis la Seconde Guerre mondiale). Il est enfin nécessaire, sur ce premier registre, de développer un discours tourné vers l’avenir avec des politiques soutenant : l’innovation et la modernisation de l’économie pour que l’Europe ne soit pas qu’un continent vieillissant ; la mobilisation européenne pour augmenter le niveau d’éducation et de formation qui est une condition clé pour augmenter la productivité et donc le niveau de vie.

Le second axe qui devrait être placé au cœur de ce discours réside dans la nécessité de montrer que répondre ensemble aux défis qui sont lancés suppose de trouver les moyens de se mettre d’accord au niveau européen. Il convient d’être clair sur le fait que les prochaines élections européennes vont déterminer les conditions permettant de forger des politiques au niveau européen pour répondre à ces défis. Il est ainsi indispensable de caractériser l’Europe que l’on souhaite : une Europe capable d’exercer sa souveraineté dans le monde actuel ; capable de promouvoir ses intérêts et ses valeurs ; capable d’investir à l’échelle européenne. Les dernières années ont montré ce qu’apporte concrètement une action européenne déterminée : protection de l’activité économique et des emplois pendant la pandémie ; mobilisation pour la production de vaccins ; réaction commune à l’agression russe dans notre voisinage immédiat ; mesures prises en réaction à la crise énergétique. Mais aussi que cette action européenne est encore trop limitée, comme le montre l’insuffisance des investissements européens dans le passé, avec pour résultat des dépendances accrues, des infrastructures vieillissantes et des politiques industrielles nationales incohérentes, comme on l’a vu dans le domaine de l’énergie.

Dans un tel contexte, l’alternative est claire : soit les Européens trouvent des solutions communes vis-à-vis des transformations mondiales actuelles et à venir (politiques agressives de la Russie ; constitution de blocs autour de la Chine et des États-Unis ; changement climatique ; développement de l’intelligence artificielle, etc.) ; soit ils restent passifs et cette inaction les met en danger ce qui est inacceptable. Par exemple, dans le contexte de recherche d’une plus forte autonomie stratégique et de fragmentation du commerce international, il est essentiel de renforcer les chaînes de valeur européennes, y compris en promouvant la (ré)implantation industrielle dans les régions européennes les plus pauvres, où le différentiel de coût du travail avec le reste du monde est plus faible, mais qui ont besoin d’investissements pour les rendre plus compétitives et mieux les intégrer dans le tissu productif européen.

Troisième élément, dans cette perspective générale, ce message politique devrait articuler trois enjeux clés : des enjeux de compétitivité et de solidarité (dimension économique et sociale), de sécurité (dimension géopolitique) et d’identité (dimension culturelle liée à la question du mode de vie européen). Si l’on ne poursuit pas dans cette direction, les citoyens continueront d’avoir le sentiment que le monde extérieur et ses menaces s’imposent à eux. On voit ici l’importance de la dimension émotionnelle, qui est très forte, dans la mesure où celle-ci est liée à un sentiment de peur, d’appauvrissement et de perte d’influence dans un monde qui semble incontrôlé. Or si des réponses ne sont pas apportées à ces craintes, celles-ci se transformeront en un sentiment d’impuissance qui se cristallisera dans un sentiment de colère dont la montée des populismes et des extrêmes constitue une expression politique majeure et évidente. L’objectif est donc de surmonter ce sentiment d’impuissance en apportant des réponses aux craintes de déclassement individuel, de déclassement collectif et de craintes identitaires et en montrant que l’UE contribue avec les États membres à apporter des solutions quand elle apporte des réponses communes et solidaires. Dans cette perspective, il convient ainsi de mettre en évidence et mieux utiliser notre force collective sur les plans interne et externe pour répondre aux attentes de l’opinion publique vis-à-vis des institutions européennes (demande démocratique d’une capacité à prendre l’initiative et à faire ce que les grandes puissances sont capables de faire) sous peine de nourrir une très grande frustration, voire de ressentiment, découlant des difficultés à se mettre d’accord face aux événements. L’achat en commun de vaccins pendant la pandémie et de gaz face à la crise énergétique renforcée par la guerre en Ukraine sont des exemples qui permettent d’articuler la dimension externe et globale sur la dimension locale et même la plus personnelle et la plus concrète (vaccins, prix de l’essence à la pompe, etc.).

Dernier axe, au-delà des réponses d’urgence face aux chocs et aux craintes qui en découlent dans l’opinion publique, il est aussi indispensable d’initier des chantiers dans le cadre d’une stratégie de moyen long-terme, dont les résultats permettront à la fois à l’Europe de s’affirmer comme une puissance souveraine et à ses citoyens de se reconnaître dans un modèle de société réunissant les Européens autour de préférences collectives communes. Pour y parvenir, il est nécessaire de construire un nouveau récit positif. Comme Robert Schuman et Jean Monnet le pressentaient dès 1950, des réalisations concrètes restent et demeurent la condition de l’avènement d’une solidarité de fait entre les États membres. Mais cette solidarité, qui était chère à Jacques Delors, restera incomplète tant qu’elle ne pourra être complétée par une identification commune à l’Union. Bien qu’appartenant à des traditions et à des histoires nationales différentes, les pays de l’UE partagent des valeurs, des principes et des intérêts communs qui les distinguent des autres pays et régions du monde, qu’il s’agisse de la Chine, de la Russie mais aussi des Etats-Unis. C’est parce que l’UE démontrera qu’elle met en œuvre des décisions et des politiques conformes à ses principes qu’elle pourra mieux convaincre les Français et les Européens de son utilité et de sa légitimité pour faire face et relever les défis du monde actuel et à venir. Ces défis exigent une union plus unie, plus forte et plus solidaire des Européens si ces derniers veulent rendre leur modèle « compétitif » dans la concurrence mondiale des modèles d’organisation politique, économique, social, environnemental, etc. C’est la condition sine qua non pour redonner aux Européens confiance en eux, leur fierté, une ambition ainsi que le sentiment de leur liberté.

Une version espagnole de ce texte a été publiée par notre partenaire Agenda Publica.

[1] Cela se lit par exemple dans les résultats du Parlemètre qui identifie notamment la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (36 %) et la santé publique (34 %) en tête des thèmes prioritaires. Plus d’un tiers des Européens (37 %) éprouve des difficultés à payer ses factures, de façon temporaire ou la plupart du temps.

[2] Voir par exemple la carte (même si elle est malheureusement incomplète) des projets financés par le plan de relance européen : Le plan de relance européen (europa.eu)