Philosophies de l’histoire contemporaines. 2. Le néoprogressisme edit

6 octobre 2019

L’examen des philosophies de l’histoire contemporaines – au sens qui a été donné à cette expression dans l’article précédent – manifeste un profond clivage entre les interprétations d’ensemble du sens de l’histoire qui revendiquent le titre de science (ou de philosophie en tant que discours surplombant les sciences et livrant accès à une vérité qui leur échappe) et celles qui se présentent comme de simples hypothèses dont l’objectif, pour reprendre une formule de Harari, est de « stimuler la réflexion et d’aider les lecteurs à participer à quelques-unes des grandes conversations de notre temps » (Yuval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Albin Michel, 2018). Ce décalage entre l’ambition totalisante (« mon ordre du jour est ici global », « quel est le sens profond des événements ? ») et la prudence méthodologique (« je puis essayer d’apporter un peu de clarté ») était déjà repérable dans certaines philosophies de l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles. Le discours sur le sens de l’histoire universelle n’était, chez Kant, qu’une Idée ou point de vue (nous dirions aujourd’hui une hypothèse heuristique) qui ne pouvait prétendre s’ériger en discipline scientifique. Les philosophies de l’histoire contemporaines que l’on peut ranger, par commodité, sous le titre de néoprogressisme, ont ceci de commun avec l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique que pour elles aucune science ou philosophie scientifique de l’histoire dans son ensemble n’est possible, cela en raison du caractère contingent du devenir (une idée parfaitement compatible avec celle selon laquelle un idéal est à l’œuvre dans l’histoire).

Certes, les différences, à l’intérieur de ce deuxième groupe de philosophies de l’histoire, ne manquent pas. Il est possible, sur la base d’un même attachement à l’idéal des Lumières (Pinker) ou à l’humanisme libéral (Harari), c’est-à-dire à la croyance selon laquelle le savoir et la démocratie permettent de résoudre les problèmes auxquels l’humanité se trouve confrontée, d’interpréter de plusieurs manières tout ce qui – volontés conscientes ou processus aveugles – contrecarre la marche vers le progrès. Harari, dans Homo Deus, lorsqu’il considère les effets du « techno-humanisme » (c’est-à-dire les technologies, en particulier dans le domaine de l’ingénierie biologique, qui visent à modifier l’homme pour en démultiplier la puissance), est loin de partager l’optimisme qui est celui de Pinker dans Le Triomphe des Lumières (un optimisme d’ailleurs plus modéré que ne le suggère la traduction du titre original de l’ouvrage : Enlightenment now. The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress). Mais le geste philosophique est le même : il consiste à prendre appui sur des savoirs scientifiques – en veillant à ne pas les instrumentaliser – pour interpréter le sens de l’histoire à l’aune de ce que Harari nomme l’humanisme libéral (qu’il qualifie de religion, en un sens très large qui lui est propre, pour rappeler qu’il s’agit d’un ensemble de croyances, en l’occurrence relatives à la liberté humaine), ou à l’aune de ce que Pinker nomme les idéaux des Lumières (qu’il réinterprète à la lumière de la théorie de l’évolution, selon laquelle il est raisonnable de penser que la réalité exerce sur les sociétés humaines une pression sélective en faveur des connaissances vraies, des techniques efficaces et des institutions démocratiques qui leur permettent de surmonter les problèmes auxquelles elles sont confrontées).

Dans une telle perspective, profondément différente de celle des collapsologues et des transhumanistes dont il a été question précédemment, l’idée d’une fin de l’histoire garde un sens. Si les idées jouent un rôle fondamental dans l’histoire (comme en témoigne ironiquement, pour Pinker, le succès qu’a connu au XXe siècle une doctrine, celle de Marx, qui affirmait que seuls les intérêts en sont la force motrice), il devient alors possible de dégager du cours apparemment chaotique des événements des tendances générales (le Welfare State, dont on peut constater la montée en puissance,  au-delà des aléas politiques et des différences nationales, depuis la fin du XIXe siècle, est pour Pinker une des institutions qui, accompagnant l’économie de marché, s’est imposée parce qu’elle contribue à rendre effectif l’idéal de liberté et d’égalité des Lumières). Mais la reconnaissance de ces tendances générales n’est pas incompatible avec l’idée d’une contingence fondamentale du cours de l’histoire : un idéal, par définition, peut aussi bien transformer la réalité qu’être balayé par elle. La croyance dans le progrès ne doit pas être confondue, insiste Pinker, avec l’idée romantique d’une force, loi ou dialectique se déployant inéluctablement dans l’histoire.

En reprenant ce schéma interprétatif des Lumières, Pinker doit évidemment faire face à un problème que rencontraient également les collapsologues et les transhumanistes, celui de rendre compte de tout ce qui contrecarre la réalisation de la fin de l’histoire (en l’occurrence, dans sa perspective, la critique populiste de la science et de la démocratie, qui remet en cause les idéaux des Lumières). Mais la manière dont il résout ce problème diffère profondément de celle par laquelle les collapsologues et les transhumanistes expliquent le décalage entre leurs prédictions et la réalité. Dans une philosophie nécessitariste, la liberté de l’action humaine introduit un élément d’indétermination qui modifie à la marge l’avènement de la fin de l’histoire (chez les collapsologues, elle peut ralentir le processus d’effondrement, ou encore orienter le devenir, après l’effondrement, dans telle direction plutôt que dans telle autre, sans que le sens d’ensemble de l’histoire en soit fondamentalement modifié). Dans la perspective des Lumières, telle que l’interprète Pinker, la libre réalisation de l’idéal se heurte plutôt, à l’inverse, à ce qui demeure de nécessité dans l’histoire, c’est-à-dire aux « tendances profondes de la nature humaine » (la loyauté à la tribu, le nationalisme, le respect aveugle de l’autorité, la pensée magique, le fatalisme, la recherche de boucs émissaires, etc.).

Il est clair qu’une telle interprétation de la résistance du réel, qui peut paraître limitée, se contente de réactiver la théorie des Lumières selon laquelle l’ignorance ou la superstition freinent le développement du savoir et de la liberté dans l’histoire, même si Pinker met au service de cette théorie de nouveaux outils scientifiques. L’ouvrage consacre en effet de nombreuses pages à l’analyse des biais cognitifs, en particulier ceux que les économistes comportementaux nomment availability heuristics (la tendance à faire appel, au moment de résoudre un problème, à des exemples types qui peuvent être trompeurs) ou encore negativity (une mauvaise nouvelle retient davantage l’attention qu’une bonne, la plupart des individus sont plus sensibles à la perte qu’au gain). Ces biais cognitifs sont censés rendre compte de l’entropie de l’histoire humaine, du fait qu’elle semble toujours retomber dans les mêmes ornières (Pinker rappelle justement que le populisme, loin d’être une nouveauté, a ses racines, en Europe, dans le nationalisme romantique).

Une telle interprétation, qui renvoie du côté de l’erreur tout ce qui n’est pas conforme à l’idéal, permet-elle de rendre compte de manière satisfaisante du fait que certaines tendances actuelles nous paraissent être radicalement nouvelles, c’est-à-dire irréductibles aussi bien à l’idéal des Lumières qu’aux « tendances profondes de la nature humaine » que cet idéal vise à surmonter ? Harari, dans Homo Deus, n’a pas tort d’attirer l’attention sur l’existence, au sein même des sociétés humanistes libérales, d’évolutions – celles que les transhumanistes entendent favoriser – qui, si elles se concrétisaient un jour, devraient sans doute être considérées comme des divergences réelles par rapport à l’idéal des Lumières, l’invention d’une autre forme de vie, humaine ou post-humaine, et non simplement comme un frein temporaire ou comme un échec définitif du projet des Lumières et un retour aux « tendances profondes de la nature humaine ». Et il est évident, par ailleurs, que Pinker n’est pas à l’abri d’une autre objection, celle selon laquelle le déclin des idéaux des Lumières ne tient pas tant à la persistance de biais cognitifs chez certains citoyens, qu’au sentiment – et il pourrait bien être justifié – que nos sociétés sont loin d’honorer toujours les promesses de liberté et d’égalité.

Quoi qu’il en soit des limites de cette interprétation, il reste qu’elle permet de comprendre non seulement une part importante des phénomènes que Pinker range sous le titre de « déclin des idéaux des Lumières », mais aussi le succès actuel des philosophies de l’histoire dystopiques ou utopiques. Le nécessitarisme des collapsologues est à rapporter, pour Pinker, aux puissantes émotions que la crise environnementale suscite aujourd’hui chez de nombreux citoyens et au mécanisme de la negativity (les phénomènes négatifs captent l’essentiel de l’attention). Certes, la collapsologie est capable de construire en retour une genèse de la théorie progressiste de Pinker, mais elle ne peut le faire qu’en ayant recours à une explication aussi vague qu’invérifiable (la théorie conspirationniste selon laquelle les théories progressistes seraient au service du « système thermo-industriel »).

Le fait qu’une philosophie de l’histoire nous ouvre « une perspective consolante sur l'avenir où l'espèce humaine nous est représentée dans une ère très lointaine sous l'aspect qu'elle cherche de toutes ses forces à revêtir » (Kant) ne constitue pas à lui seul un argument en faveur de celle-ci. Rien n’exclut, en effet, que la puissance des processus nécessaires, et particulièrement de ceux-là mêmes que les hommes ont déchaînés, finisse par l’emporter sur l’action libre de l’homme dans l’histoire. Mais la perspective néoprogressiste, étayée sur une hypothèse scientifique – qui comme toute hypothèse de ce type est faillible – peut apparaître, si on la confronte aux simplismes et sophismes des philosophies nécessitaristes, comme un espoir raisonnable. Si nous avons de bonnes raisons de penser que l’intelligence humaine peut identifier les problèmes qui se posent à elle ;  qu’elle a les moyens, pour tenter de résoudre ces problèmes, de construire des savoirs, des techniques, des normes éthiques, des institutions et des politiques efficaces (ce qui ne signifie pas, comme le pensait Marx, que l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre) ;  qu’elle est également capable, sur la base de ces savoirs,  de comprendre les processus qui contrecarrent l’action humaine (aujourd’hui, les paniques et les pseudo-savoirs qui se nourrissent de celles-ci et les renforcent en retour) et de limiter leur impact – alors Pinker a sans doute raison de considérer que la tâche prioritaire de notre époque est de défendre et consolider les institutions qui garantissent le libre développement du savoir (par exemple de celui qui, demain, nous permettra de tirer les leçons des impasses populistes).

Les nécessitaristes objecteront qu’il est trop tard, que les dés sont jetés, que le devenir nous conduit inéluctablement ici ou là, à l’effondrement de la civilisation ou au dépassement de l’homme. Mais outre que la multiplicité des fins envisagées jette à elle seule un doute sur la scientificité du propos, la nécessité d’un processus historique ne peut jamais être établie que sur la base d’une étude empirique mettant en évidence qu’une loi ou enchaînement causal ne laisse plus aucune prise à l’action humaine. Il est clair que les quelques arguments avancés par les collapsologues ou les transhumanistes restent, de ce point de vue, très insuffisants.

Les philosophies de l’histoire existent parce qu’il n’y a pas de science de l’avenir et que nous ne pouvons pas vivre et agir sans construire une représentation du sens de ce processus global qu’est le devenir de l’humanité. L’irréductible multiplicité de ces discours philosophiques, qui pourrait nous inciter au relativisme, ne doit pas occulter le fait que certains d’entre eux, à défaut d’être vrais, sont plus vraisemblables que d’autres.