Le laisser-pisser parisien: retour sur les «uritrottoirs» edit
Les uritrottoirs, ces quelques pissotières à vocation écologique installées cet été à Paris, ont occupé une bonne place au palmarès des farces estivales. La polémique enclenchée, les quolibets suscités et les équipements dégradés n’arrangent rien aux affaires d’une municipalité empêtrée dans les échecs des Vélib’ et Autolib’. Le caractère ridicule d’un équipement réservé à des messieurs pouvant se soulager en public ne semble même pas surprendre une mairie pourtant prompte à donner des leçons de genre. L’argument écologique a été avancé : il s’agit d’innovations permettant la récupération des urines et leur transformation en fertilisants. On ne le comprend pas bien. Car plutôt que de nouvelles pissotières spécifiques et symboliques, il faudrait plutôt organiser une récupération généralisée. La maire de Paris rejoindrait, dans l’histoire de l’humanité, l’empereur romain Vespasien. Celui-ci, dont le nom est passé à la postérité avec les vespasiennes, avait établi une taxe pour les personnes urinant dans des lieux publics dédiés, leur production étant reyclée pour les teinturiers.
Le sujet prête d’abord les goguenards à glousser. Il n’en reste pas moins extrêmement sérieux. Les toilettes publiques méritent un effort d’attention. Endroits particuliers, plus ou moins familiers, au cœur de la ville, des restaurants, des gares, des écoles ou des universités, tous ces WC, loin d’être tous aisément accessibles et gratuits, sont des toilettes publiques. Public et toilette sont d’ailleurs des mots, comme le diraient les Beatles, qui ne vont pas forcément bien ensemble. Utiliser les commodités publiques engage des comportements particulièrement privés. Il en va des plus stricts secrets personnels, comme de règles collectives de civilité et de propreté.
Les évolutions des WC, toilettes publiques, sanisettes, et autres latrines ne constituent en rien un problème annexe ou marginal. Au contraire – il s’agit d’un thème important de la vie quotidienne, différenciant clairement les hommes des femmes, les jeunes des vieux, les riches des pauvres, ceux qui ont un logement de ceux qui n’en disposent pas. Concrètement, il s’agit bien d’un problème crucial pour les corps humains dans les environnements urbains contemporains.
Or ces toilettes publiques manquent dans les grandes villes françaises. Certaines d’entre elles, dont Paris, investissent dans des solutions qui peuvent s’avérer coûteuses et qui ont toujours du mal à s’insérer dans le paysage urbain. Mais les besoins – si l’on peut se permettre l’expression – demeurent criants. Avec des populations à la fois plus mobiles, plus diverses et vieillissantes, chacun peut se sentir concerné et tout le monde a déjà pu faire des expériences, plus ou moins heureuses. Il en va de sans-abri condamnés à l’indignité, jusqu’aux touristes interloqués par la malpropreté française, en passant par n’importe qui surpris par la nécessité.
Jusqu’au début du 18e siècle, nous disent les quelques historiens qui ont bien voulu se pencher sur le dossier, la présence et le côtoiement de l’ordure et des mictions auraient modérément rebuté les paysans des campagnes comme les habitants des villes. Puis les seuils de tolérance, notamment olfactifs, à l’égard de la proximité des selles et déchets se seraient progressivement abaissés. Avec le développement parallèle de l’urbanisation et de l’hygiénisme, les municipalités vont prendre des initiatives pour l’implantation d’installations spécifiques. Naissent alors les premiers mobiliers urbains dévolus aux besoins humains les plus basiques. Les ancêtres des sanisettes modernes, baptisés alors « cases d’aisance » ou « chalets de nécessité », sont réservés aux hommes. Ces équipements resteront longtemps exclusivement masculins. Ils ne se féminiseront qu’au début des années 1980 avec ce que les observateurs avisés ont appelé les sanisettes Decaux.
Entre les deux guerres, Paris comptait plusieurs centaines de vespasiennes. Celles-ci ont connu une forte érosion de leur fréquentation et de leur réputation, à mesure que les logements devenaient mieux équipés en sanitaires. Décriés, depuis l’origine, comme nids de maladies, lieux de trafics, sites de rencontres et de relations réprouvées, ces équipements ont sombré dans la réprobation, à mesure du déclin de leur usage collectif. La raréfaction des toilettes publiques est même devenue, à certains égards, une politique publique. Dans certaines villes, le rasage des toilettes publiques a été une technique explicite visant à repousser les indésirables.
La disparition des toilettes ou la tarification même minime de leur accès ont le même type d’effets. Ceux à qui on souhaitait en interdire l’accès ne s’y rendent plus, mais ils deviennent plus visibles encore en étant obligés de se soulager directement dans l’espace public, devant tout le monde. Par ailleurs tous les passants qui n’ont pas de monnaie ou qui ne trouvent pas de sanisettes sont conduits à des précautions et à des retenues désagréables, ou bien, en dernière extrémité, à devoir trouver des solutions, dans des endroits qui ne sont pas prévus pour cela… Le dilemme se pose de manière évidemment disproportionnée pour les personnes dépourvues d’espaces et de toilettes privés. Les SDF, sans domicile ni offices privatifs, sont en permanence confrontés aux contraintes de la nécessité.
À Paris, la question des toilettes publiques a fait l’objet de nombreuses discussions au Conseil de Paris, à la passation de contrats, de marchés, de conventions de délégation de service public. Elle fait couler un peu d’encre. Mais elle ne fait pas encore véritablement l’objet d’une politique ambitieuse, de développement, d’adaptation aux transformations d’une vie parisienne plus mobile.
Soulignons tout de même que Paris a délivré, en quelque sorte, son laisser pisser au milieu des années 2000 en rendant gratuit l’accès aux toilettes publiques gérées par ou pour la municipalité. Du côté répressif elle a engagé plus récemment un plan dit anti-pipi. Une brigade contre les incivilités, montée en 2018, verbalise afin de tenter d’éradiquer, à coup d’amendes à 68 euros, les « épanchements d’urine sauvages ». Mais le Parisien reste sale et l’offre insuffisante. La ville dispose tout de même de plus de 400 édicules, dont 150 ouverts 24 heures sur 24.
Dans bien des lieux publics (gares notamment) la tarification est cependant encore de rigueur. Recourir aux bars, restaurants, hôtels, requiert des moyens ou, à défaut, de l’aplomb afin d’apaiser les envies les plus naturelles. Une voie originale pour développer le nombre de toilettes ouvertes au public consisterait à soutenir, avec des subventions bien dirigées, les bistrots classiques comme les chaînes internationales. Aujourd’hui, aucune obligation ne pèse sur eux et ils peuvent légitimement refuser l’accès aux non-clients. En leur déléguant une forme de service public des servitudes d’aisance, en contrepartie d’un financement incitatif, Paris innoverait vraiment. La ville Lumière pourrait faire coup-double : d’une part, humaniser les espaces publics urbains ; d’autre part, contribuer à la sauvegarde de ces institutions que sont les bars, bistrots et brasseries. Pratiquement, la chose n’est pas forcément aisée. La réticence des gestionnaires doit pouvoir se compenser à travers une subvention substantielle. Celle-ci devrait être assortie de garanties quant à la propreté, la sécurité et la gratuité des toilettes. Doux rêve ou doux délire ? Il existe déjà une prime pour les bureaux de tabac qui remplissent des missions de service public de proximité (délivrance de timbres postaux, timbres amendes colis, presse, commerce alimentaire, etc.). Cette prime, pondérée en fonction du chiffre d’affaire et de la taille des communes, pourrait tout à fait se revoir afin de s’adapter au sujet des toilettes publiques.
Certains établissements ont pris les devants. La chaîne Starbucks, après un scandale retentissant aux États-Unis, à Philadelphie, a pris la décision de laisser ses toilettes empruntées par toute personne, cliente ou non, qui le souhaiterait.
Bien entendu, une généralisation n’a rien d’évident. L’essentiel serait certainement d’ouvrir bien davantage de toilettes au public dans les lieux ouverts au public, principalement les espaces de transport. Les gares et stations de métro devraient proposer des toilettes accessibles à toutes les personnes qui les fréquentent. Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, a proposé en septembre de au moins doubler les toilettes dans le métro. Le verbe est volontaire, mais comme il y a très peu de toilettes aujourd’hui dans le métro, les doubler ne changerait pas grand-chose. Il faut un modèle économique permettant d’assurer la gratuité, la propreté et la sécurité (un modèle GPS donc) de sites ouverts à tous dans ces espaces de circulation où des commodités de base sont de plus en plus nécessaires.
Si Paris a la capacité d’agir volontairement du côté de l’offre, la ville pourrait également agir plus fermement sur la demande… La municipalité devrait ainsi faire également preuve de davantage de fermeté contre les incivilités et les souillures. D’abord, en doublant le montant du PV lorsque le contrevenant s’épanche à proximité ou parfois même sur une sanisette. Ensuite, en s’attaquant résolument aux divers campements qui, par endroits, transforment Paris en dépotoirs et urinoirs à ciel ouvert. Un équilibre d’offre de services originaux et de tolérance zéro ferait vivre une politique publique efficace au service de la salubrité, de la dignité et de l’attractivité.
L’épisode des uritrottoirs aura eu l’avantage de rappeler que, à Paris notamment, les toilettes sont capitales. Il reste simplement à comprendre pourquoi les uritrottoirs parisiens se sont avérés si urticants alors que dans leur ville d’origine, Nantes, ils semblent mieux acceptés. Ils soulèvent en tout cas partout les mêmes problématiques.
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