Le grand retour en arrière edit

13 juin 2025

Donald Trump a été élu par un électorat a priori hétérogène des laissés-pour-compte de la désindustrialisation dans le Middle West (les ouvriers blancs), et des libertariens de la Tech animés d’un projet de domination mondiale auxquels s’est joint le fort courant des conservateurs traditionnels souvent extrêmes qui dominent le parti républicain. Il a profité de la décomposition intellectuelle des démocrates déchirés par le wokisme et une sympathie propalestinienne qui risque de déboucher sur l’antisémitisme, ce qu’ont illustré les difficultés de la candidature de Kamala Harris au cours de la campagne présidentielle. Plus encore qu’une « accélération réactionnaire » dont parle le politologue italien Castellani dans le Grand Continent, c’est un retour à une situation pré-modernité-politique si l’on admet que la démocratie fondée à la suite des grandes révolutions française, anglaise et américaine caractérise la modernité politique.

La politique du nouveau président transgresse toutes les pratiques de la démocratie : participation directe ou indirecte à une tentative de coup d’Etat le 7 janvier 2021, refus des gestes symboliques manifestant la considération pour l’adversaire politique, celui-ci est injurié (même quand il est assis au cours de la cérémonie officielle de l’intronisation du nouveau président en janvier 2025 à deux mètres de lui), remise en cause de la séparation du politique et du judicaire, du politique et du religieux, donc de la séparation des pouvoirs, refus de respecter des règles juridiques dans la mesure où le président prend par décret des dispositions qui relèvent de la loi, donc du Congrès, alors même qu’il y détient la majorité, grâce accordée à 1500 manifestants du 7 janvier 2020 condamnés par la justice. Il intervient dans les programmes des universités, contre la tradition de la liberté académique. Il ne faut pas oublier qu’il avait menacé à l’avance d’une insurrection si Kamala Haris était finalement élue. 

Plus généralement, il manifeste avec ostentation son refus du dialogue, du compromis et du respect de l’adversaire politique (qui peut toujours devenir un partenaire dans une coalition ou un projet transpartisan), assimilé à un ennemi. Derrière l’ensemble de ces agissements, s’est développée une idéologie de négation du politique par un libertarisme radical, que théorisent en particulier Peter Thiel et Curtis Yarvis qui conjuguent la tradition d’un libertarisme radical avec une réaction conservatrice à l’égard de la société moderne (contre l’avortement, contre la politique d’affirmative action, contre les droits civiques etc.). Ils contestent radicalement l’idée qu’il existe à titre d’horizon ou d’Idée régulatrice un intérêt général ou un bien commun qui transcende les intérêts particuliers des individus et des groupes. Pour eux, les Etats-Unis sont une grande entreprise qui doit être réglée comme une entreprise. Cette négation du politique repose sur la contestation radicale de l’idée essentielle sur laquelle repose le projet démocratique, l’égale dignité des tous les êtres humains.

Ainsi Peter Thiel, cocréateur de Paypal, qui a soutenu Donald Trump dès 2016 et qui aurait formé intellectuellement le futur vice-président des Etats-Unis, J. D. Vance. Il retrouve la conception fondamentale de l’État en tant qu’ennemi absolu de la liberté. Selon ses termes, il « ne croit plus désormais que la liberté et la démocratie sont compatibles »[1]. Toute action des gouvernants – y compris l’extension du droit de vote aux femmes et l’intervention de l’Etat en faveur des plus démunis – est contradictoire avec la liberté. « Je suis opposé aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie de l’inévitabilité de la mort »[2]. Il revendique d’avoir créé Paypal pour instituer une devise mondiale qui, selon lui, serait « libre de toute dilution et de tout contrôle gouvernemental – la fin de la souveraineté monétaire en quelque sorte ». Il a contribué à fonder Facebook, « pour aider les gens à créer des communautés spontanées en dehors des Etats-nations »[3]. Il investit dans le projet seasteading qui consiste à créer des îles flottantes dans les eaux internationales, régies par les principes libertariens en dehors de tout contrôle étatique. Il se propose désormais de monter une nouvelle « entreprise numérique » pour créer « un nouveau monde ». Pour échapper au Moloch étatique et à la politique démocratique qui pourraient limiter ses projets ou les soumettre à des formes de contrôle, il importe, selon lui, de coloniser l’espace « qui ouvre également des possibilités infinies pour échapper à la politique mondiale » et, enfin, de « coloniser les océans »[4]. Peter Thiel a été rejoint, parmi d’autres, par Marc Andreessen, David Sacks, et surtout Elon Musk. Ce dernier vient d’obtenir le droit de créer une ville privée, Starbase, au Texas.

Or la démocratie est un régime fragile qui repose sur un rapport minimum à la vérité, le sens du compromis, de la tolérance et le respect de l’autre reonnu dans son altérité. Le mouvement incarné par Ttrump, comme le totalitarisme, élève le mensonge au niveau d’un principe de gouvernement. Ce n’est pas un dévoiement, c’est devenu un élément structurant de la vie publique. Le critère essentiel de la vie publique est d’accepter le mensonge selon lequel l’élection présidentielle de 2020 été « volée ». Les faits « alternatifs » remplacent les faits, en sorte que, comme dans un régime totalitaire, les mots signifient le contraire de ce qu’ils disent. Cette fragilité est évidemment et dramatiquement renforcée par l’effet de ce monde virtuel créé par la technologie de la Californie, alors même que la force financière de cette nouvelle élite est incomparablement supérieure à celle des grands capitalistes de la fin du XIXe siècle.

L’attitude à l’égard de la démocratie se traduit dans la politique extérieure, qui ne prend en compte ni les valeurs ni l’intérêt général. Il est vrai que le renversement de la politique extérieure a des origines qui précèdent l’arrivée de Trump au pouvoir. Obama avait renoncé à tirer les conséquences du franchissement de la ligne rouge en Syrie par le tyran Bachar El Assad. Il n’était pas non plus venu célébrer la chute du mur de Berlin en 2009, montrant son peu d’intérêt pour l’Europe et pour le sens de l’alliance de la guerre froide contre le communisme et le soviétisme. Ensuite, l’échec de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan a sonné la fin des interventions du « gendarme du monde ». Mais Trump a consacré cette politique avec agressivité, violence et grossièreté. C’est ainsi que l’attitude à l’égard des alliés européens ne fait pas de place à la solidarité des valeurs démocratiques et que les relations ne se traitent qu’en termes d’intérêt financier immédiat, le deal, comme dans le cas des négociations entre hommes d’affaires. Au monde semi-contrôlé depuis 1945 succède un univers basé sur la seule force.

La convergence entre ce capitalisme sans contrôle, le libertarisme sans limites des géants de la tech, appuyé par les courants conservateurs radicaux et le ressentiment des populations appauvries par la mondialisation et la désindustrialisation suggère des interrogations. Ne s’inscrit-elle pas dans une tradition politique violente ? La nation américaine a été constituée par des conquérants s’imposant aux autochtones et à la nature, fondant leur domination sur l’esclavage des peuples soumis ou transportés. Les ruptures ne sont jamais aussi totales qu’elles apparaissent. Ce qui nous apparait comme une rupture d’avec la démocratie n’est-elle pas aussi inscrite dans une histoire ? Ce qui la rendrait d’autant plus susceptible de se prolonger au-delà du moment Trump.

 

[1] Peter Thiel, « L’éducation d’un libertarien », dans Giuliano de Empoli (dir.), L’Empire de l’ombre. Guerre et terre au temps de l’IA, Paris, Gallimard, coll. « Grand Continent », 2025, p. 161.

[2] Thiel, The Economist 2 juin 2016.

[3] Ibid.

[4] Thiel, in Giuliano de Empoli (dir.), op. cit., p. 164-165.