Deux poids, deux mesures. Réflexions sur l’idée de justice en Iran (2) edit

14 juin 2021

Le 17 mai 2021 les journaux iraniens ont annoncé que le corps morcelé de Babak Khormadin, metteur en scène âgé de 47 ans, avait été retrouvé dans les poubelles d’un quartier résidentiel de Téhéran. Le même jour, son père a avoué l’avoir tué avec la complicité de son épouse, la mère de la victime. Tous les deux ont considéré que leur fils célibataire jetait l’opprobre sur la famille : « il menait une vie de débauche, recevait ses copines à la maison et buvait de l’alcool », a affirmé le père. Babak était connu du public iranien pour son long métrage Élégie pour Yashar, un film amateur fait avec les moyens du bord. Le lendemain des faits, l’expert psychiatre désigné par la justice a déclaré « normal » l’état mental des parents lors du crime, rejetant ainsi la thèse de l’irresponsabilité pénale de l’assassin et de sa complice.

Ce crime a provoqué un tollé général et plongé les Iraniens dans une totale incompréhension : comment un père peut-il tuer son fils avec la bénédiction de sa mère ? Mais l’indignation a été portée à son comble par les déclarations de l’avocat de la victime annonçant que selon la charia (la loi islamique) le père ne serait ni jugé ni condamné. La mère, elle, pourrait écoper d’une peine minimale obligatoire, à savoir quinze ans de prison ferme.

Conformément à la loi du talion, l’article 381 du code pénal, en vigueur en Iran depuis l’avènement de la République islamique, prévoit la peine de mort pour le meurtre avec préméditation. En revanche, l’article 301 du même code stipule que si l’auteur du crime est le père ou le grand père de la victime, aucun châtiment ne peut leur être infligé. Le père détient la patria potestas (puissance paternelle) sur son épouse, ses enfants et ses esclaves. Autrement dit, le père est le « détenteur du sang » des membres de la famille qui sont ses « propriétés ». C’est la raison pour laquelle le père de Babak échappe à tout châtiment, alors que la mère, complice du meurtre, risque une peine plus sévère que le meurtrier lui-même.

Encore une fois, à travers l’indignation provoquée par cette affaire, c’est l’incompatibilité de la loi religieuse avec les mœurs de la société iranienne qui est mise en évidence. Si la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme, si son témoignage n’est pas recevable devant la cour de la justice religieuse, si la garde de l’enfant va automatiquement au père (dès l’âge de 2 ans pour le fils et 7 ans pour la fille), si la part d’héritage de la sœur est la moitié de celle de son frère, et si dans un tas d’autres cas, la femme est considérée inférieure à l’homme, et mineure jusqu’à la fin de sa vie, en revanche, lors de l’application de la peine, la justice islamique la considère entièrement responsable.

L’Iran fait partie des pays qui a le plus recours à la peine de mort. Elle s’applique à des crimes non-violents et aux mineurs. Sur la liste des exécutés, les femmes occupent une place de choix. Même lorsqu’elles sont mortes, elles n’échappent pas à l’exécution : en février 2021, une femme condamnée à mort pour le meurtre de son mari a succombé à une crise cardiaque, alors qu’elle attendait son exécution. Le juge islamique a ordonné la pendaison de son corps sans vie.

La plupart des femmes condamnées à mort sont elles-mêmes victimes de la violence domestique. La loi islamique leur refuse le droit de la légitime défense, les mobiles du meurtre ne sont pas pris en compte dans la prononciation des sentences.

Les statistiques officielles publiées par les institutions de la République islamique montrent que la violence domestique a connu une augmentation de 58% depuis début de 2021 par rapport à l’ensemble des cas enregistré durant l’année 2019. Les rapports du ministère de la Santé iranien montrent que les taux de suicide, d’infanticide, de parricide ont fortement augmenté dans les familles. La mauvaise gestion du pays a appauvri les familles et la répression politique étouffe toute possibilité de contestation. Sous une chape de plomb, la frustration creuse les voies souterraines et, dans un pays où la justice ne protège pas les plus faibles, la famille devient le lieu de la violence impunie. Jean Carbonnier appelle ce phénomène la « syncope du droit[1] ». Il s’agit de l’absence ou du retrait du droit dans des situations où il devrait être présent selon sa finalité.  

La justice religieuse ne reconnait pas les droits de l’individu et ne voit en ce dernier que le sujet d’obligations. Elle ne distingue pas le divin de l’humain et exige que toute action humaine, selon le message coranique, soit destinée à Dieu et conforme à Sa volonté[2]. Orientée vers Dieu et centrée sur Lui, la justice en islam se réalise dans son obéissance au divin, et place la société des humains à la marge. Elle est avant tout une affaire qui concerne l’homme et son Dieu : « Ce n’est pas que la justice ne soit pas rendue en ce bas monde pour régler les conflits, mais la fonction judiciaire est conçue comme une obligation religieuse, dont l’objet principal est de faire respecter la loi de Dieu. Si les hommes sont pris en considération, c’est pour sauver leur âme et celle du juge. C’est à ce titre que la justice est rendue[3]. »

Le musulman se définit donc à travers l’observance des obligations que la religion exige. Il se distingue par sa soumission concrète et visible à des proscriptions religieuses, une soumission au système normatif confessionnel. Il est celui qui obéit et manifeste en public cette obéissance : « La loi islamique est le miroir du système social. Elle est le lieu où se donne à voir la soumission des hommes et parfois le déni de leurs droits[4]. »

Par définition, la charia n’est pas humaine, elle est d’origine divine. Ce qui compte est sa continuité dans le temps, elle vient du passé et se perpétue dans le présent pour façonner l’avenir à l’image du passé. Elle est le garant de la continuité des temps sociaux : passé, présent, avenir.

Loin d’être la source de droit, la charia est un ensemble de normes immuables qui forment un système moral à l’abri du temps, en union presque indissoluble avec les dogmes. Elle divise les hommes en différentes catégories, attache l’inférieur au supérieur, assure la suprématie des uns et exige la soumission des autres. Son but n’est pas de réaliser la justice, ni de rendre à chacun ce qui lui est dû, mais de le river à sa place et de le confiner dans un rôle qui lui a été assigné selon les règles d’un passé omniprésent.

Pourtant l’Iran de l’époque des Pahlavis possédait un véritable système judiciaire, avec toutes les structures légales dignes des sociétés modernes. C’est la raison pour laquelle le retour à la justice religieuse et à la charia est vécu comme une régression et suscite l’indignation dans l’ensemble de la société. Depuis l’avènement de la République islamique, les Iraniens se trouvent dépossédés de leurs droits fondamentaux et incapables d’obtenir justice. Le retrait du droit a créé des « zones de non droit » où règne la loi du plus fort, qui reste le seul moyen d’éviter que le pays sombre dans un chaos, puisqu’elle consolide le patriarcat. Elle génère pourtant un sentiment d’insécurité et d’injustice, détruisant ainsi la confiance entre les membres de la société, à commencer par ceux de la famille. Là où le père détient le droit de tuer son enfant en toute impunité, à qui les enfants peuvent-ils faire confiance ? Lorsque la loi tient davantage compte du rôle et de la place de l’auteur d’un crime dans la stratification sociale que de son acte, lorsque les individus ne sont pas égaux devant la loi, c’est l’idée de la justice qui est brouillée dans la conscience collective. Ainsi, les relations interindividuelles deviennent le lieu d’un danger potentiel, le lien social s’effondre, et la cohésion de la société disparait.

 

[1] Jean Carbonnier, Droit civil, Introduction, Paris, PUF, 2004, p.63.

[2] « Ma vie et ma mort, mes faits et mes intentions, ne sont que pour Dieu, le créateur du monde », Coran, sourat 49, verset 18. On trouve chez Ibn Taymiyya le même concept. Selon lui, tout acte bon doit remplir deux conditions : qu’il n’ait d’autre objet que Dieu et qu’il soit conforme à la loi de Dieu. Voir : « Textes spirituels d’Ibn Taymiyya », in Le Musulman, Paris, janvier 1994.

[3] Mezghani, op. cit., 2011, p. 108.

[4] Ibid., p. 105.