Sanctions: à l’Ouest rien de nouveau? edit

6 juin 2018

Voilà quatre ans que l’Union Européenne a adopté une série de mesures restrictives à l’encontre de la Fédération de Russie. Un temps suffisamment long pour tirer le bilan de cette stratégie, dont l’anniversaire coïncide curieusement avec la récente réélection de Vladimir Poutine. En dépit du statu quo apparent, ce contexte représente une occasion stratégique pour les décideurs politiques européens, et notamment français, comme en témoigne la récente visite d’Emmanuel Macron au forum économique de Saint-Pétersbourg. D’autant plus que les Etats-Unis ont adopté de nouvelles sanctions et que le conflit syrien menace de dégénérer en affrontement militaire direct avec la Russie.

Le 17 mars 2014, le Conseil Européen imposait des restrictions de circulation et un gel des avoirs de certaines personnalités russes et ukrainiennes. Le 31 juillet 2014 il limitait l’accès au marché des capitaux pour plusieurs banques et entreprises publiques russes, et établissait un embargo sur l’exportation de certains équipements et technologies dans les secteurs de la défense et de l’énergie. À cela s’ajoute l’interdiction d’importer des biens de Crimée ou d’investir dans la péninsule. Ainsi que la coordination des États membres de l’UE au sein du conseil d’administration de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (« BERD ») afin de suspendre de facto tout financement de nouveau projet en Russie, quand bien même son bénéficiaire serait une entreprise européenne ou un entrepreneur privé russe.

Pour quel résultat ? Le règlement officiel[1] du Conseil Européen précisait que ces mesures devaient « être effectives, proportionnées et dissuasives ». Les sanctions sont un outil et non pas une fin en soi. On ne sanctionne pas pour simplement répondre à une action ou pour la condamner, mais bien pour infléchir la politique du sujet sanctionné afin d’atteindre un but concret et prédéfini. L’objectif ici était « d'accroître le coût des actions de la Russie visant à compromettre l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine et de promouvoir un règlement pacifique de la crise ». Autrement dit, faire pression économiquement sur Moscou pour mettre fin au conflit en Ukraine et rendre à Kiev le contrôle de la Crimée, de Sébastopol et du Donbass.

Inutile de s’attarder sur le terrain ukrainien tant l’échec semble patent. Les combats font encore rage en Ukraine orientale. Quant à la Crimée et à Sébastopol, cette stratégie n’a guère convaincu le Kremlin de faire marche arrière.

Les sanctions ont pourtant un coût économique. L’économie russe a certes fait preuve d’une résilience réelle et ses indicateurs sont loin d’être catastrophiques. Après deux années de récession, la croissance du PIB est repartie à 1,7% en 2017, la dette publique représente seulement 16% du PIB et le taux de chômage est inférieur à 6%. Le pays a connu pire et nous sommes loin de la brutalité des crises financières de 1998 ou 2008-2009. Mais ces dernières furent aussi violentes que brèves, l’économie chutant spectaculairement pour repartir assez rapidement. La situation aujourd’hui s’apparente davantage à cet état « zastoy » synonyme de gueule de bois et de stagnation. L’incertitude est le maître mot, difficile de prédire quand l’économie sortira de son apathie. La responsabilité des sanctions est il est vrai partagée avec la chute concomitante du cours de baril de pétrole. Et les fragilités du modèle russe n’avaient pas attendu la dégradation du contexte international pour se faire sentir : en 2013 le PIB progressait de seulement 1,3% alors que le cours du baril du pétrole était supérieur à 90$. L’économie « réelle » (hors hydrocarbures) était donc déjà en difficulté. Si les sanctions n’ont pas saigné l’économie russe, elles l’ont néanmoins affaiblie. La Russie doit impérativement diversifier son économie (trop dépendante de la rente de ses ressources naturelles) et moderniser son appareil productif (dont une partie importante des infrastructures date encore de l’héritage soviétique). Or les sanctions rendent l’exercice plus difficile, en réduisant l’accès au financement et par leurs conséquences négatives sur l’investissement. D’autant plus que leur impact se fait ressentir au delà des secteurs directement visés. Par leur existence même, les sanctions créent une incertitude juridico-politique décourageant entreprises et banques étrangères, encore sous le choc des amendes infligées par les autorités américaines à BNP Paribas et au Crédit Agricole pour avoir contourné l’embargo de Washington envers Cuba, l’Iran et le Soudan. Résultat: depuis 2014 les Comités de Direction des entreprises occidentales réfléchissent à deux fois avant de valider un projet en Russie, tandis que les banques européennes y ont considérablement réduit la voilure (et perdu au passage d’importantes parts de marché). Qui va donc prendre en charge l’effort d’investissement nécessaire au pays? L’Etat ou les entrepreneurs proches du Kremlin, pour lesquels il est plus aisé d’obtenir un financement auprès d’une « Gosbank »[2] (banque publique). Les sanctions auraient ainsi renforcé le poids économique des entreprises publiques, des hauts fonctionnaires et de leurs amis, en contradiction totale avec le paradigme libéral européen. Pendant ce temps les classes moyennes moscovite et pétersbourgeoise s’adaptent à cette nouvelle réalité en se serrant la ceinture.

Ce coût économique était supposé contraindre Moscou à modifier sa politique. Suite à la dégradation de son niveau de vie, la population russe aurait poussé ses dirigeants à changer de stratégie. Voire réclamé de nouveaux dirigeants. Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit. D’après l’institut de sondage indépendant Levada, en mars 2018 plus de 80% de la population russe approuvait l’action de Vladimir Poutine contre 60% en février 2014. La légendaire résilience du peuple russe et la mobilisation de l’appareil médiatique, notamment télévisuel, ne suffisent pas à expliquer cette tendance. La hausse de la popularité du président russe tient d’abord de la logique de citadelle assiégée. Les sanctions ont représenté une chance pour le pouvoir, en permettant d’unifier la population autour d’un thème rassembleur face aux « attaques » de « l’adversaire » occidental. Tout en attribuant la responsabilité des difficultés économiques domestiques à ces sanctions plutôt qu’au manque de réforme. Emilia Slabunova, dirigeante du parti libéral Iabloko, estime que les sanctions et leurs réponses « ont dégradé la situation des Russes mais n’ont absolument pas aidé à démocratiser le régime. Au contraire, avec l’aide de la propagande Poutine les a utilisées à son compte »[3]. En soulignant qu’elle n’est favorable qu’à des mesures ciblées et individuelles visant « l’oligarchie dépendante de Poutine ». D’autant plus qu’en dehors de certains cercles libéraux, la politique étrangère de Moscou fait l’objet d’un consensus réel. Des personnalités comme Mikhaïl Gorbatchev (« si j'avais été dans la même situation que Vladimir Poutine j'aurais agi de la même manière »[4]) ou Edouard Limonov ont publiquement soutenu Vladimir Poutine sur la Crimée, tandis que l’opposant Alexeï Navalny est resté évasif (« la Crimée a été annexée en violation flagrante du droit international  […] mais la réalité est qu’aujourd’hui elle fait partie de la Fédération de Russie et continuera à en faire partie »[5]). Il y a en revanche davantage de débats à propos du Donbass. Mais les soutiens de Navalny descendent d’abord dans la rue pour dénoncer la corruption, pas pour réclamer une autre politique étrangère. Les manifestations de 2017 furent d’ailleurs bien plus modestes que le grand mouvement de contestation anti-gouvernemental de 2011. À cette époque Vladimir Poutine se faisait siffler lors d’une apparition publique à un combat de boxe à Moscou ! Des personnalités politiques indépendantes remportaient des élections municipales contre le parti Russie Unie dans des villes comme Iaroslavl (Evgueni Ourlashov en 2012), Petrozavodsk (Galina Shirshina en 2013), Ekaterinbourg (Evgueni Roïzman en 2013) ou Novossibirsk (Anatoli Lokot en 2014). Depuis, Evgueni Ourlashov a été condamné à une peine de prison pour corruption, Galina Shirshina a été contrainte de démissionner, à compter de septembre le maire d’Ekaterinbourg ne sera plus élu au suffrage universel direct tandis qu’Alexeï Navalny n’a pas été autorisé à se présenter à la dernière élection présidentielle (alors qu’en 2013 il remportait 27% des suffrages aux municipales de Moscou). Force est de constater que les sanctions n’ont pas renforcé la démocratisation de la Russie. Au contraire, la détérioration des relations internationales aurait contribué à interrompre un mouvement de libéralisation politique, sans doute imparfait mais néanmoins réel.

Pour bien saisir ce phénomène, il convient de souligner l’importante dépolitisation de la population russe. Aux élections législatives de septembre 2016 le taux d’abstention atteignait 52% et dépassait même 70% à Moscou (les 33% d’abstention aux élections présidentielles de mars 2018 représentent plus une exception liée à l’importante personnalisation du pouvoir). Il est vrai que l’offre politique locale n’est guère diversifiée et peine à se renouveler. Mais la succession en l’espace d’un siècle de deux révolutions et d’un large éventail de modèles politico-économiques (tsarisme, communisme, perestroïka, thérapie de choc ultralibérale, « démocratie dirigée », « verticale du pouvoir » etc.) a fait perdre à la population toute illusion sur la chose publique et sur sa capacité à influencer ses dirigeants. Comme le dit le dicton populaire: « ne nous aidez pas, simplement ne nous dérangez pas »[6]. Dès lors un potentiel mécontentement populaire a peu de chance d’entraîner une contestation citoyenne amenant à un changement de cap. Et si ce mécontentement devenait intenable, il prendrait plus probablement la forme d’une révolution populaire ou d’une guerre des clans conduisant à une révolution de palais.

La stratégie des sanctions pourrait donc se résumer à la provocation d’une crise économique aboutissant à un changement de politique, voire à un changement de régime. Tant que le Kremlin touche des dividendes de ces sanctions, il est peu probable que son locataire infléchisse de lui même sa position. Reste l’hypothèse d’un changement de régime. N’en déplaise aux néoconservateurs, un tel scénario sert-il les intérêts européens? Le simple départ de Vladimir Poutine changera-t-il la donne, surtout si la transition se fait dans un tel climat d’hostilité? Crise économique, sentiment de défaite, mise au ban de la « communauté internationale »… Les ingrédients de cette politique du pire ne sont pas sans rappeler la fin de la République de Weimar.

Sans oublier le coût de ces sanctions pour l’UE elle-même. L’exemple du secteur agroalimentaire est éclatant. En août 2014 les autorités russes décrétaient un embargo sur les importations de produits alimentaires des pays soutenant les sanctions contre Moscou. Conséquence, les Européens ont non seulement perdu le marché russe, mais toute la production qui s’y écoulait auparavant (10% des exportations agroalimentaires européennes, soit 12 milliards d’euros par an[7]) se vend dorénavant essentiellement dans l’UE. D’où une forte pression à la baisse sur les prix alimentaires européens, qui a sa part de responsabilité dans les récentes crises du lait et de la viande porcine. Entre temps les « contre-sanctions » russes ont relancé la production du pays, devenu en 2017 premier exportateur mondial de blé. La Russie n’avait pas connu de récolte aussi abondante depuis 1978, quand sa surface agricole incluait toute l’Union Soviétique. Avec comme résultat un recul des exportations françaises de céréales chez ses clients traditionnels africains, où le blé russe monte en force.

Les sanctions européennes ont donc été inefficaces sur le terrain ukrainien. Elles ont renforcé la popularité d’une classe politique russe en difficulté. Accru le poids économique de l’Etat. Appauvri la classe moyenne. Engendré un manque à gagner pour les entreprises et banques européennes, davantage affectées que leurs consoeurs américaines qui commercent moins avec la Russie. Bref, elles ont isolé la Russie de l’UE. Voilà quatre ans qu’il n’y a plus de sommets UE-Russie, moins d’échanges diplomatiques (et même moins de diplomates tout court depuis l’affaire Skripal), moins de coopération politique, moins d’exportations, moins d’investissements, moins de manifestations culturelles communes, moins d’Européens travaillant en Russie, moins de lignes aériennes, moins de touristes russes voyageant dans l’UE, etc. Il y a tout simplement moins d’échanges, aussi bien au niveau des dirigeants que de la société civile. Or la Russie, sous sa forme soviétique, a vécu coupée du monde occidental durant sept décennies. Un retour à cet état n’est sans doute optimal ni pour l’économie, ni pour la population, mais il n’est pas non plus apocalyptique. Et une Russie isolée n’évoluera certainement pas dans un mouvement de convergence avec l’Europe occidentale. L’écrivain russe Vladimir Sorokine a exploré un tel scénario dans son livre Journée d'un opritchnik (2006) décrivant une Russie futuriste revenue au tsarisme et protégée de l’Occident par une « grande muraille de Russie ». Le terme « isolement » n’est d’ailleurs pas correct, depuis 2014 la Russie a effectué un spectaculaire rapprochement politique, économique et énergétique avec son voisin chinois. Elle a renforcé sa présence dans son « étranger proche » en Asie centrale et a développé ses relations avec l’Egypte, la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Afrique du Sud. Mais elle se détache de l’Occident. Il s’agit là d’un nouveau paradigme dans la psyché politique russe. Plus de 60% de la population avait une opinion favorable vis-à-vis de l’UE avant la crise ukrainienne, contre moins de 30% aujourd’hui[8]. Voilà qui menace de balayer trois décennies de rapprochement, parfois chaotique mais néanmoins historique. Avec toutes les conséquences négatives que cela peut avoir sur d’autres sujets  comme la Syrie, l’Iran, la Corée du Nord ou l’anti-terrorisme, où Russie et UE ont un intérêt mutuel à travailler ensemble. Nous gâcherions surtout une formidable occasion de réconciliation entre nos deux mondes à la complémentarité culturelle, économique et énergétique évidente. Le risque étant de voir cet état de tension s’éterniser ou dégénérer dangereusement à la première provocation ou au premier incident.

Que faire ? Au regard de l’échec de cette politique, l’heure est peut-être venue de changer de stratégie. En mettant sur la table un retrait progressif de certaines sanctions, à commencer par exemple par la levée des restrictions financières, en vigueur jusqu’à juillet 2018, ou un retour de la BERD en Russie. Si les sanctions s’apparentent à l’édification d’un mur brisant et décourageant les échanges, leur antithèse serait alors la diplomatie, entendue comme la recherche du dialogue, de la négociation et du compromis. Des valeurs que l’on pensait ancrées dans l’ADN de l’UE mais qu’on ne voit guère à l’œuvre. En avril 2017, la haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini se rendait en Russie pour la première fois depuis sa prise de fonction en 2014. Difficile de trouver une solution à la crise sans canal de communication… Du côté russe, Vladimir Poutine vient d’être réélu avec 76,7% des votes. À court terme les sanctions ont renforcé sa popularité. Quatre ans plus tard elles sont loin d’être la première préoccupation du Kremlin, mais ce dernier verrait probablement leur levée d’un œil positif, pour relancer l’économie et apaiser le climat géopolitique. En particulier avant la tenue de la coupe du monde football sur le sol russe. Dans ce contexte il est possible que Moscou soit prêt à faire certaines concessions, en Ukraine orientale notamment, tant le capital politique de Vladimir Poutine est aujourd’hui élevé. En face, l’UE devrait prendre la main mais la complexité de son processus décisionnaire rend la tâche difficile. L’Allemagne se fait davantage remarquer par sa fermeté que par sa capacité à imaginer une sortie de crise. Le Royaume-Uni est obnubilé par son Brexit. L’Italie s’est à plusieurs reprises opposée à un renouvellement automatique des sanctions, mais son instabilité gouvernementale chronique affaiblit sa voix. En revanche, par leur tradition diplomatique, des pays comme la France, la Suède, l’Autriche ou la Bulgarie disposent d’une occasion historique pour prendre l’initiative. Ou plutôt d’une responsabilité historique, compte tenu de la gravité des enjeux. Réconcilier ces deux voisins que sont l’UE et la Russie, rendre un avenir à l’Ukraine et au passage prouver que les pays européens comptent pour quelque chose. Si Moscou est la troisième Rome et la Russie l’héritière de Byzance, alors Emmanuel Macron a la possibilité de marquer l’Histoire et de mettre fin à ce schisme d’un autre temps. En osant sortir du cercle vicieux de ces sanctions inefficaces et contre-productives. Et en redonnant sa chance à une vieille pratique parfois oubliée : la diplomatie.

 

[1] Règlement n° 833/2014 du Conseil Européen.

[2]  « государственный банк ».

[3] 5 décembre 2017, Nezavisimaya Gazeta.

[4] 22 mai 2016, interview au Sunday Times.

[5] 15 octobre 2014, interview à la radio Ekho Moskvi (L’Echo de Moscou).

[6] « Не помогайте, только не мешайте ».

[7] Eurostat.

[8] Levada.