Quelle est la signification de la victoire de Trump? edit

Nov. 25, 2024

Les élections américaines de 2024 se sont déroulées dans un contexte mondial marqué par une vague de défaites pour les sortants. On a pu l’observer en Grande-Bretagne, en France, au Japon, en Afrique du Sud, en Corée du Sud. Mais la situation américaine est cependant spécifique.

Les États-Unis ont connu plusieurs décennies de croissance économique depuis les années 1990, mais celles-ci ont surtout profité à la minorité de titulaires d'un diplôme universitaire. Alors que le revenu des 20% les plus pauvres a stagné au cours des trois dernières décennies, le revenu des 20% les plus riches a plus que doublé.

La pandémie de Covid a eu un très fort impact sur la société et l’économie américaines, et ses effets se font encore sentir. Lorsque Joe Biden et Kamala Harris ont proclamé que l'économie avait rebondi après les dégâts médicaux et économiques de la pandémie, ils n'ont pas reconnu les profondes cicatrices émotionnelles, psychologiques et économiques qui subsistaient. Malgré la forte baisse de l'inflation, la plupart des Américains de la classe ouvrière et de la classe moyenne continuent de souffrir des prix élevés amenés par la pandémie. Les sondages montrent que pour les Américains ce problème était de loin le plus important auquel le pays était confronté. C'est probablement la raison pour laquelle deux tiers d’entre eux, y compris la plupart des sympathisants démocrates, considèrent que le pays va dans la mauvaise direction[1].

L'immigration est devenue ces dernières années un sujet politique majeur, et tout candidat démocrate en 2024 aurait été en difficulté sur ce thème. Trump a réussi à faire des immigrés les boucs émissaires des difficultés des Américains et il a rendu Biden responsable de la vague d'immigration qui s'est produite au début de son mandat. Même si Biden a parrainé des mesures sévères pour réduire les flux et que l'immigration ait diminué ces deux dernières années, les dommages politiques persistent.

La conjonction de ces facteurs ont provoqué une réaction de colère, en particulier chez les hommes blancs peu diplômés, et ils ont entraîné une baisse massive de leur soutien traditionnel au parti démocrate. Trump s'est fait le champion des hommes mécontents et il a bénéficié de leurs votes. Jusqu'à cette élection, les analyses de cette question soulignaient que c’étaient principalement les hommes blancs qui ont transféré leur soutien au Parti républicain. Or en 2024 ils ont été rejoints par une partie des hommes hispaniques et noirs peu diplômés. La majorité des hommes noirs a certes continué à soutenir Harris, mais ils ont été beaucoup moins nombreux à le faire qu'en 2020. Les hommes latinos eux ont majoritairement ont changé de cap, en votant Trump.

Ces facteurs contribuent à expliquer l'impopularité exceptionnelle de Joseph Biden. Ils auraient inévitablement handicapé tout candidat démocrate à la présidence en 2024. Mais ils se sont avérés particulièrement lourds pour la vice-présidente de Biden, qui a dû faire face à des difficultés supplémentaires liées aux circonstances dans lesquelles elle est devenue candidate, à son orientation politique, ainsi qu'à son identité raciale et à sa qualité de femme.

Les candidats et la campagne

Tout candidat du Parti démocrate aurait été confronté à un défi de taille en 2024. Les politologues ont constaté que les deux indicateurs les plus fiables des chances de réélection d'un parti sortant sont l'évaluation par les électeurs du fait que le pays va dans la bonne direction, et le fait que les électeurs jugent que leur situation est meilleure aujourd'hui que par le passé. Un sondage réalisé par NBC à la sortie des urnes dans les dix États qui ont déterminé l'élection a révélé que 82 % des électeurs qui estimaient que leur situation financière s'était améliorée depuis 2020 soutenaient Kamala Harris, tandis que presque la même proportion d'électeurs estimant qu'elle s'était détériorée soutenaient Donald Trump. Le problème de Kamala Harris était que, alors que le premier groupe constituait 24% de l'électorat en 2024, la taille du groupe des mécontents était presque deux fois plus importante (46%)[2].

Kamala Harris a pâti de ses liens étroits avec un président impopulaire et d’un bilan qu’elle ne pouvait désavouer, et elle n'a pas réussi à démontrer de manière convaincante qu'elle tracerait une nouvelle voie. Elle n'a jamais expliqué clairement en quoi elle différait de Biden (si ce n'est qu'elle était plus jeune, plus énergique et en meilleure santé cognitive et physique). Ce point a été mis en évidence par une gaffe qui, selon certains analystes, a marqué un tournant dans la campagne. Lorsqu'un intervieweur lui a demandé ce qu'elle aurait fait de différent de Biden en tant que présidente, Mme Harris a répondu : « Il n'y a rien qui me vienne à l'esprit... » Malgré ses nombreuses déclarations ultérieures pour marquer sa différence, le mal était fait. Plus généralement, lors d'une élection où les électeurs réclamaient du changement, elle n'a jamais expliqué clairement comment elle allait perturber le statu quo et quels changements elle allait mettre en œuvre. Le contraste était frappant avec un adversaire qui se présentait comme un critique féroce de l'« État profond » et de l'élite éduquée, et proposait un bouleversement des politiques publiques, des normes et des institutions existantes.

Le retrait tardif de Biden a constitué un handicap supplémentaire pour Kamala Harris. La majorité des électeurs ne savaient pas grand-chose d'elle jusqu'à ce qu'elle devienne candidate 107 jours seulement avant l'élection. Certes, elle s'est révélée être une candidate très compétente. Lors du seul débat télévisé de la campagne, regardé par plus de 67 millions d'Américains, elle a présenté un contraste frappant avec Trump. Après sa performance lamentable, Trump est d’ailleurs revenu sur son engagement à participer à un second débat. Quand, immédiatement après le retrait de Biden, Kamala Harris est devenue la candidate démocrate, elle a attiré une vague de nouvelles inscriptions sur les listes électorales ainsi qu'un nombre sans précédent de dons politiques, petits et grands. Ses meetings ont attiré des foules et sa campagne bien organisée semblait bien supérieure à celle de Trump, marquée par ses discours truffés d'insultes grossières à l'égard de Kamala Harris et d'autres femmes, ainsi que de diatribes racistes et xénophobes.

Trump a décrit les États-Unis en termes sinistres et apocalyptiques. Il a prétendu à tort que, sous la présidence de Biden, les actes de violence avaient augmenté (en fait, ils ont diminué). Il a affirmé que les immigrés étaient une vermine qui empoisonnait le sang de l'Amérique. Il a affirmé à tort que, sous la présidence de M. Biden, les chirurgiens avaient été autorisés à effectuer des changements de sexe sur les mineurs sans le consentement des parents. Dans ses discours de campagne, il a utilisé des mots qui ne peuvent être répétés à la radio et à la télévision et que les parents interdisent à leurs enfants d'utiliser. Kamala Harris a fait preuve de grâce, de chaleur, d'optimisme et de bonne humeur : tandis que Donald Trump préparait une liste d'ennemis à poursuivre, a-t-elle noté, elle préparait une liste de problèmes à résoudre. Trump ne souriait jamais, Harris s’esclaffait et dansait. La victoire de Trump signifie-t-elle que la peur l'emporte sur l'optimisme ? En tout état de cause, sa victoire en dit long sur l’humeur maussade du pays en 2024.

Le fait que Mme Harris soit une femme de couleur a-t-il contribué à sa défaite ? Les personnes interrogées étant réticentes à révéler leurs valeurs racistes et misogynes, il est difficile de quantifier dans quelle mesure son identité a réduit le soutien dont elle bénéficiait. Si l’on considère les sondages de sortie des urnes lors des élections de 2020 et 2024, les clivages raciaux et de genre dans les préférences partisanes étaient presque identiques lors des deux élections, alors que les deux candidats en 2020 étaient blancs[3]. Bien que cela puisse suggérer que les écarts sont restés constants de 2020 à 2024, il est possible que l'antipathie envers Harris, en partie due à son identité personnelle, ait contribué à des abstentions disproportionnellement plus importantes. Alors que Donald Trump a obtenu plus de voix en en 2024 qu’en 2020, Kamala Harris a obtenu beaucoup moins  de voix cette année que Joe Biden il y a quatre ans.

Même s’il ne faut pas surestimer la place de la politique étrangère dans les choix électoraux des Américains, il est possible que de nombreux jeunes électeurs et personnes de couleur se soient abstenus en raison de ce qu'ils considéraient comme un soutien unilatéral de l'administration démocrate à Israël. Le refus de Biden de condamner le bombardement de Gaza par Israël et son approvisionnement continu en armes létales, ainsi que la décision de Harris d'empêcher un représentant de Uncommitted, une organisation pro-palestinienne, de s'exprimer lors de la Convention nationale du Parti démocrate, se sont probablement avérés coûteux, en particulier dans les swing states[4].

La défense du droit à l’avortement semble avoir été moins mobilisatrice qu’on ne l’attendait, et assurément moins que pour les candidats démocrates lors des élections de mi-mandat au Congrès en 2022, qui avaient suivi de peu la décision controversée de la Cour suprême sur l'arrêt Roe v. Wade. Un autre sujet de société, en revanche, a trouvé un écho chez de nombreux Américains, en particulier chez les conservateurs ; le Parti républicain n'a cessé de mettre en garde contre le danger de voir des femmes transgenres participer à des compétitions féminines et utiliser des toilettes pour femmes.

Et la défense de la démocratie ? Le sondage de sortie des urnes de NBC montre que les électeurs considéraient la menace pour la démocratie comme l'une des questions les plus importantes de l'élection, mais qu’une minorité significative préoccupée par cette question a voté Trump. On peut supposer que, pour ces électeurs, ses tendances autoritaires importaient moins que sa mise en garde contre la prétendue corruption électorale des démocrates. (Une majorité d'électeurs républicains continue de penser que l'élection de 2020 a été volée).

La plupart des analystes décrivent l'élection de 2024 comme un raz de marée électoral. Il est vrai que, contrairement à tous les candidats républicains à la présidence au cours des trois dernières décennies à l'exception de George W. Bush en 2004, Trump a remporté la majorité des suffrages au niveau national. Il a également obtenu une victoire nette au collège électoral, en remportant tous les swing states. En outre, le soutien au Parti républicain a augmenté dans pratiquement tous les États, et dans tous les groupes démographiques. Pourtant, malgré ces preuves évidentes d'une marée rouge en 2024, il est exagéré de parler d’un raz de marée.

Si à peine 1% des électeurs dans les trois États de la « muraille bleue » (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin) avaient voté pour Kamala Harris et non pour Trump, celle-ci aurait été élue présidente ! La candidate démocrate a perdu ces trois États avec moins de 2 % d'écart. En outre, si le pourcentage d'électeurs de Trump a été plus élevé en 2024 qu'en 2020, il ne faut pas oublier qu’il a obtenu moins de voix qu'en 2020. Trump a gagné cette année parce que la baisse du nombre de votes en sa faveur a été inférieure à la baisse du nombre de votes pour Harris par rapport à Biden en 2020.

Trump était un candidat faible. Compte tenu du mécontentement généralisé des électeurs à l'égard de l'administration Biden, un autre candidat républicain aurait pu l'emporter avec une marge beaucoup plus importante. Un nombre important d'électeurs ont déclaré dans les sondages de sortie des urnes que, bien qu'ils aient voté pour Trump, ils ne l'aimaient pas. De nombreux candidats républicains au Congrès et aux postes de gouverneur ont obtenu de meilleurs résultats que lui le 5 novembre. Il se pourrait donc que Trump ait gagné en dépit de ses caractéristiques personnelles, et non grâce à elles. Cette possibilité est également cohérente avec l'observation précédente selon laquelle, bien que les enjeux aient été très importants cette année, la participation a été plus faible qu'en 2020. En somme, aucun des deux candidats n'était particulièrement populaire cette année.

Quel mandat?

Si l'on considère que la victoire de Trump a été serrée, cela suggère que son mandat est modeste. Les sondages montrent que, si les Américains souhaitent un changement, ils s'opposent à de nombreuses réformes spécifiques proposées par Trump.

Or, à en juger par ses déclarations grandiloquentes après l'élection et par le caractère de ses nominations aux postes de sa future administration, il interprète lui-même sa victoire de la manière la plus large qui soit. Il considère disposer d’un mandat pour à apporter des changements fondamentaux aux institutions politiques, aux politiques et à la culture américaines. La plupart de ceux qu'il a choisis pour des postes exécutifs clés sont idéologiquement extrêmes, moralement imparfaits, ignorants du travail des agences qu'ils dirigeront, et inexpérimentés dans la gestion de départements vastes et complexes.

Le secrétaire à la défense choisi par Trump a fait carrière en tant qu'animateur d'une émission sur l'une des chaînes câblées préférées du nouveau président. Il manque d'expérience en matière de gestion et de connaissance des affaires militaires. Il a admis avoir versé une somme importante pour acheter le silence d’une femme qui l’accusait de viol. Le directeur des services de santé publique choisi par Trump n'a aucune formation médicale, est un théoricien du complot, considère les vaccins comme un poison et s'oppose à la fluoration de l'eau (pratiquée depuis longtemps aux États-Unis dans un but de santé publique). Le candidat initial de Trump au poste de procureur général est probablement son choix le plus étrange. Matt Gaetz était un membre d'extrême droite du Congrès connu pour ses coups d'éclat et ses attaques contre ses collègues républicains. Il a fait l'objet d'une enquête du ministère public pour corruption et trafic sexuel de mineurs. Il a démissionné du Congrès quelques jours avant que le comité d'éthique de la Chambre des représentants ne publie un rapport détaillant son comportement.

Tous les candidats ont professé une loyauté totale envers le président élu ; la plupart d'entre eux se situent à l'extrême droite de l'échiquier politique et sont de féroces critiques des ministères qu'ils ont été nommés à diriger. Trump les a sans doute choisis pour s'assurer qu'ils mettront en œuvre son programme, y compris dans ses aspects les plus extrêmes ; cela contraste avec son premier mandat, au cours duquel plusieurs personnes nommées ont refusé de mettre en œuvre certaines de ses initiatives.

[1] Stanley B. Greenberg, « Donald Trump Was the Champion of Working-Class Discontent », The American Prospect, 19 novembre 2024.

[2] nbcnews.com/politics/2024-elections/exit-polls. Toutes les statistiques relatives aux sondages de sortie des urnes mentionnées ici sont basées sur les États clés.

[3] Le sondage de 2024 a été cité ci-dessus ; le sondage de 2020 est accessible sur nbcnews.com/politics/2020-elections/exit-polls/.

[4] Peter Beinart, « Democrats Ignored Gaza and Brought Down Their Party », New York Times, 7 novembre 2024. Cette position n'était pas non plus limitée aux jeunes et/ou aux musulmans. Dans le sondage NBC réalisé à la sortie des urnes en 2024, environ deux fois plus d'Américains ont jugé le soutien de Biden à Israël trop important que trop faible.