Brésil: l’impunité, legs du populisme edit

17 janvier 2023

Le futur du Brésil et de l’Amazonie se jouera en partie dans la fin du sentiment d’impunité, qui a marqué le mandat de Bolsonaro et n’a pas disparu, loin s’en faut. Un certain nombre d’actions menées par les partisans de l’ancien président en témoignent. La plus visible est l’attaque contre les institutions menée lors du putsch raté de la semaine dernière. Mais en arrière-plan, de façon plus discrète, une culture politique de refus de l’ordre démocratique reste très active. L’Amazonie est un de ses terrains, au point qu’on peut y voir une citadelle assiégée par les ultras bolsonaristes.

Au Brésil, nous observons une impunité diffuse, autour d’actions médiatisées sur les réseaux sociaux et souvent à découvert. Il s’agit d’actions à faible intensité stratégique, mais intensément revendicatives et dont le sens est un refus de se soumettre à l'ordre démocratique et politique.

L’Amazonie est un des foyers de cet activisme, qui dans les États concernés n’a pas commencé avec la victoire de Lula. Le 10 août 2019 avait ainsi été décrété Dia do fogo (jour du feu) par plus de soixante-dix gros propriétaires de l’État du Pará qui, via les réseaux sociaux et WhatsApp, se sont donné le mot pour allumer simultanément des incendies dans le Mato Grosso, le long de la route BR-163 : la route du soja, qui passe au cœur de l’Amazonie.

À l’automne 2022, c’est sur cette même BR-163 qu’ont été organisés les premiers blocages à la suite des résultats donnant la victoire à Lula. Un porte-parole informel de ces blocages parlait d’un « arrêt des camionneurs et de l'agro-industrie en commun », et en concluait par un paradoxal « vive la démocratie ».

On retrouve la même rhétorique « démocratique » quelques mois plus tard dans les paroles des manifestants sur la pelouse du palais du Planalto. Et les acteurs sont en partie les mêmes : comme le note un journaliste de Médiapart dans un article du 9 janvier 2023, « environ 150 bus sont arrivés des quatre coins du pays ces derniers jours, selon les autorités locales, dont beaucoup financés par des membres de l’agro-industrie ».

Parfois comparée aux émeutes insurrectionnelles de Washington DC le 6 janvier 2022, cette manifestation est moins un putsch à l'ancienne (dont la vocation aurait été de prendre le pouvoir) qu’une contestation de la légitimité des institutions. L’immense banderole agitée par les émeutiers, « We want the source code », renvoie à une théorie conspirationniste questionnant l’intégrité des machines électorales… Une théorie qui ne sort pas du néant : durant des mois en amont de l'élection, Bolsonaro a mis en doute l'utilisation des machines à voter. La contestation du résultat des élections s’articule ici à la « rhétorique de l'expérience du réel ». Les émeutiers demandent les « codes » des machines directement : dans la logique du populisme complotiste, où la réalité n'existe pas dans son intermédiation. Exactement comme Bolsonaro suggérait aux Occidentaux s’inquiétant des feux en Amazonie : « venez voir »…

Ainsi, entre le « Dia do fogo » en Amazonie et la « Tomada de Brasilia » (le putsch manqué), acteurs et discours se répondent. C’est un point capital pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui au Brésil : l’attaque contre les institutions ne se joue pas seulement en leur centre symbolique, mais de façon diffuse.

Un point important est que, dans un cas comme dans l’autre là encore, les actions coordonnées du « Dia do fogo » et le siège des institutions à Brasilia par les partisans de Bolsonaro se caractérisent par un esprit d’impunité qui est en lui-même un message politique. On se rappellera ici la critique par Greenpeace d’un « héritage d’impunité » sur le terrain, après le « jour du feu ». La logique désinhibée du « passer outre » se renforce ici de sa propre mise en scène.

Car cette invasion un dimanche dans des bureaux vides n’est en rien une surprise. Depuis le 3 janvier, divers ultras bolsonaristes programmaient publiquement sur les réseaux sociaux une invasion de Brasilia. Nous le voyons à ce visuel de promotion du voyage sur les réseaux sociaux depuis une ville du Brésil (il existe d’autres visuels du même type pour d’autres localités), il était bien question de la « prise de Brasilia » (Tomada de Brasilia). Le voyage était payable en ligne avec des moyens facilement traçables par les autorités, preuve du degré d’absurdité de la démarche insurrectionnelle. Cette « prise » des institutions avait pour slogan « O poder emana do povo » (« le pouvoir émane du peuple ») : une formule qui figure dans la Constitution brésilienne, mais qui, dans la pure tradition populiste, est coupée de sa suite (« qui l'exerce par l’intermédiaire de représentants élus ou directement »).

Le facteur unifiant de ces actions est la communication populiste, qui excite les imaginaires de violence, de défi aux procédures et aux symboles démocratiques et de polarisation. Un des ses effets est la dévalorisation des institutions politiques et des pouvoirs institués. Mais la mise en scène de l’impunité concourt aussi à l’affaiblissement des liens organiques et de l’État de droit.

Le putsch n’a rien donné mais le Brésil n'est pas encore sorti de ce régime de « peuplecratie ». Le complotisme et la dévalorisation des institutions par Bolsonaro au pouvoir vont de pair avec une contestation de l’ordre légal, qui a commencé pendant son mandat et dont les émeutes de janvier ne sont qu’un moment particulièrement visible.

Le poison populiste continuera à infuser dans la société brésilienne, notamment dans cet instant de crise. Lula a donc beaucoup de travail pour réussir à apaiser la société et faire revenir les bolsonaristes dans un esprit de concorde nationale. Le Brésil, après le départ de Bolsonaro, reste encore profondément un « état en colère ». Cette notion développée par la politologue Myriam Benraad[1] permet de traduire l’état d’esprit bouillon d’une partie du pays. Elle s’inscrit comme « un mécontentement qui provient de ce qu’ils considèrent comme une humiliation séculaire. Mais elle peut aussi être un instrument cynique et totalement opportuniste. Donald Trump en est la parfaite incarnation. Les États-Unis ne font pas partie des États humiliés »[2].

Ce putsch manqué, comme celui du 6 janvier 2021 aux États-Unis, traduit mais aussi exalte et met en scène ce sentiment de colère. C’est un phénomène extrêmement inquiétant. Bolsonaro, en plus de décrédibiliser le processus démocratique, a permis une institutionnalisation de ce sentiment que nous retrouvons habituellement dans les foules. Une partie des bolsonaristes se sentant « humiliés » par le processus démocratique normale (non-reconnaissance formelle de la défaite par Bolsonaro et des théories du complot). C’était aussi dans l’imaginaire d’un « État en colère » que se jouait – et se joue toujours – l'avenir de l’Amazonie. Faut-il relever ici que la colère populiste et le développement durable ne forment pas un couple crédible ?

La mise en scène de l’impunité étant une partie du message politique du défi aux institutions, une question centrale aujourd’hui est la réponse qu’y apportera le pouvoir brésilien. La fin de l’impunité pourrait elle aussi être mise en scène médiatiquement afin de lui donner un impact sur l’opinion publique. Pour contrer cette impunité diffuse, Lula n’a en réalité guère le choix. Il sera nécessaire de prendre une posture d’autorité ferme et non-négociable, aussi bien dans la réponse au putsch manqué que dans sa communication sur l’Amazonie, comme sur d’autre sujets.

Dans un pays dont la devise est « Ordem e progresso », le sentiment d’ordre et de non-impunité ne peut être l’apanage des conservateurs. Bolsonaro n’a pas été qu’un agitateur populiste : il a été le président du chaos environnemental et de l’impunité prédatrice en Amazonie. La fin de l’impunité peut être une chance pour l’écologie et des progressistes comme Lula.

[1] Myriam Benraad, Géopolitique de la colère. De la globalisation heureuse au grand courroux, Le Cavalier Bleu, 2020.

[2] Myriam Benraad, «Nous sommes entrés dans un régime de colère universel », Libération, 6 octobre 2020.