Europe sociale: et si on s’occupait des sans-abri? edit

27 mai 2021

Le Sommet social qui s’est tenu à Porto, début mai 2021, a donné une certaine actualité à l’Europe sociale. Mais si les initiatives ne manquent pas, chacun sait que le principe de subsidiarité laisse la main aux États en la matière. Sur un sujet, en particulier, ceux-ci sont pris au dépourvu : la prise en charge des sans-abri. L’Union européenne, plus éloignée encore des réalités concrètes que les États, pourrait-elle faire mieux ? Elle a en tout cas un rôle à jouer.

Si les chiffres ne sont pas parfaitement assurés, ce sont, pour avoir un ordre de grandeur, des centaines de milliers de personnes qui, chaque soir, dorment à la rue ou dans des centres d’hébergement d’urgence. Si l’on extrapole certaines enquêtes cinq millions de personnes, soit 1% de la population européenne, déclarent avoir été un jour obligées de passer au moins une nuit dans des hébergements d’urgence ou temporaires, ou dans des installations non destinées à l’habitation.

Au-delà du nombre agrégé, pourquoi est-ce un sujet européen ? Pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, pour une partie de cette population, c’est dans le cadre de migrations intra-européennes que ces situations se sont présentées. La liberté de circulation n’a pas la même réalité, pour les plus pauvres, que pour les cadres et les étudiants.

Ensuite, la gestion européenne de l’immigration et de l’asile contribue à précariser une partie des migrants extra-européens, en particulier ceux qui sont en attente de statut. Il y a là une question de coopération, qui articule à la fois le traitement juridique de l’immigration et de l’asile et leur traitement social : une meilleure coordination permettrait à tous les États-membres d’avancer sur la question de l’hébergement, sans avoir à craindre d’être victimes de leur succès.

Enfin, parce que le phénomène des bidonvilles, repérable à des degrés divers dans les métropoles européennes, porte en lui des sujets hautement politiques : de l’exaspération des riverains au sentiment partagé d’un déclassement, cette Europe urbaine aux allures de tiers-monde catalyse des interrogations profondes et des réactions ulcérées. L’Union est triplement en défaut, ici : parce qu’une partie de ces populations, dont les emblématiques Roms, sont européennes, elle est perçue comme une expansion du domaine de la misère ; parce que les bidonvilles de migrants extra-européens renvoient à l’image de frontières passoires ; et parce que le mythe de l’Europe qui protège est miné par le spectacle de ces espaces urbains en déréliction.

Bref, il y a là un sujet à prendre à bras le corps, et où les avantages de la coordination suggèrent l’intérêt d’une approche commune. Il serait donc opportun que la question des sans-abri devienne, en tant que telle, un des sujets précisément identifiés de la stratégie pour l’inclusion sociale contenue dans le plan d’action, annoncé en mars 2021, pour la réalisation du socle européen des droits sociaux.

Comment avancer ? Voici quelques éléments de méthode.  Certains sont en cours de mise en œuvre ; d’autres sont des chantiers à ouvrir.

1.     Établir un état des lieux évalué des politiques. Une « plateforme européenne sur le sans-abrisme », à l’initiative de la présidence portugaise du Conseil de l’Union, doit voir le jour à la fin du premier semestre 2021. Elle devrait dresser un portrait européen plus assuré de la population sans-abri et permettre un meilleur partage des instruments utilisés dans tous les États membres.

2.     Améliorer les données par des décomptes dans les métropoles. Pour améliorer les mesures harmonisées du phénomène, une orientation originale consisterait à soutenir, à l’échelle européenne, la réalisation de comptages de grande envergure dans les villes. Avec des méthodes variées, Londres, Bruxelles ou encore Madrid s’y emploient déjà, parfois depuis une décennie. Paris a lancé ses « nuits de la solidarité », suivie par d’autres municipalités françaises. Berlin a également réalisé un premier dénombrement. Avec une méthodologie harmonisée et un soutien matériel des fonds européens, il doit être possible de progresser et d’afficher des résultats relativement rapidement.

3.     Établir des standards européens minimaux pour les services. Au-delà du seul souci des objectifs et de la connaissance, des interventions très concrètes peuvent incarner la visée européenne. Tout comme il existe des standards en matière d’asile, certes diversement appliqués, il serait judicieux de faire établir et respecter des normes minimales pour les services aux sans-abri, principalement les centres d’hébergement. Leur qualité est extrêmement variée dans l’Union. Souvent ces équipements dans les pays d’Europe de l’Est sont de très piètre qualité, voire confinent à l’indécence. Des normes minimales de qualité ordonnanceraient une offre qui aujourd’hui se caractérise par sa grande hétérogénéité, en qualité comme en quantité. Très prosaïquement, ces standards pourraient concerner les horaires d’ouverture, les taux d’encadrement en personnels spécialisés, les règlements de vie collective, le nombre de places par centres, etc.

4.     Financer par les fonds européens l’aide aux ressortissants européens qui n’ont pas accès à l’assistance sociale du pays européen de destination. Puisque les différents États-membres sont différemment affectés par la présence de sans-abri originaires d’autres États-membres, les coûts de cette prise en charge pourraient être mutualisés.

5.     Donner mandat, sur les sans-abri, à la nouvelle Autorité européenne du travail. Il pourrait être envisagé que des instruments spécifiques soient établis, par exemple une agence européenne qui aurait une triple fonction de suivi du phénomène des sans-abri sur tout le territoire de l’Union ; de soutien aux initiatives de prise en charge et de régulation ; et de conduite des coopérations entre États pour gérer les dossiers et situations des sans-abri présents sur le territoire d’un État dont ils ne sont pas ressortissants.

6.     Soutenir financièrement, à l’échelle européenne, la création de résidences sociales et logements spécialisés. L’intervention serait peut-être d’abord à visée conjoncturelle, mais la crise du secteur hôtelier, en raison du choc économique consécutif au Covid, pourrait trouver une voie de solution par l’aide à la transformation d’une partie de l’offre, généralement d’entrée de gamme, en habitats pour les sans-abri. La proposition mérite d’être étudiée sérieusement, car des réalisations locales, notamment en France ou aux États-Unis, montrent l’intérêt de l’affaire. L’énoncer rappelle que le sujet des sans-abri commande toujours de l’innovation. Une enveloppe de subventions et de prêts pourrait être dégagée au sein du plan de relance européen.

Une réponse européenne a du sens, elle est possible, les outils et les financement peuvent être déployés rapidement. Le sujet devrait être pleinement à l’ordre du jour de la présidence française du Conseil, au premier semestre 2022.