La visite de Tokaïev et ses enjeux edit

19 décembre 2022

Les 29 et 30 novembre, le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, était à Paris pour rencontrer son homologue français Emmanuel Macron. M. Tokaïev a eu un agenda chargé ces dernières semaines : réélu le 20 novembre dernier, il était lundi 28 novembre à Moscou pour échanger avec Vladimir Poutine. Sa venue à Paris, prévue de longue date, permet de mettre en lumière le caractère hautement stratégique de cette visite, tant pour des raisons géopolitiques qu’économiques.

Une visite sur fond de guerre en Ukraine

Le contexte de la visite est, bien entendu, dominé par la guerre en Ukraine et ses conséquences. Vaste pays de 2,7 millions de km², le Kazakhstan est une ancienne république soviétique d’Asie centrale et compte environ 15% de Russes au sein d’une population de 19 millions d’habitants. Le pays partage une très longue frontière avec la Russie au Nord, mais aussi avec la Chine à l’Est, les autres républiques d’Asie centrale au Sud et la mer Caspienne à l’Ouest. La région est marquée par une certaine volatilité politique, avec les affrontements entre le Tadjikistan et le Kirghizstan, les révoltes en Iran, la situation en Afghanistan ou encore le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie de l’autre côté de la Caspienne.

Si les relations entre Paris et Astana ont été nouées dès les lendemains de l’indépendance du Kazakhstan en 1991, avec l’établissement des relations diplomatiques dès le 25 janvier de l’année suivante et surtout la signature d’un partenariat stratégique en 2008, la guerre qui sévit en Ukraine depuis le 24 février 2022 a renforcé l’importance de la relation bilatérale.

En effet, M. Tokaïev, poursuivant la politique de son prédécesseur Nursultan Nazarbaïev, poursuit une politique dite « multivectorielle » sur la scène internationale. Compte tenu de la position géographique de son pays et des liens anciens avec son voisinage, notamment russe, Astana s’est tenue à adopter une posture d’équilibre entre les différentes puissances mondiales. Le Kazakhstan entretient des relations cordiales avec les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Union européenne, posture pragmatique dictée par son environnement géopolitique.

La relation avec le puissant voisin russe s’inscrit dans cette logique. Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a pas été bien accueillie au Kazakhstan, conformément à sa politique internationale le Kazakhstan est resté prudent, ne participant pas aux sanctions contre Moscou. Néanmoins, il a interdit l’utilisation de son territoire pour contourner les sanctions. Derrière cette posture d’équilibre, d’autres signaux suggèrent que l’attitude de la Russie inquiète de plus en plus fortement. Lors de la réunion de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) à Erevan (Arménie) le 23 novembre dernier, le président Tokaïev a estimé qu’il était nécessaire de trouver une « solution de paix » et qu’il n’acceptait pas que deux « peuples frères » soient « séparés pour des décennies ou des siècles par des griefs mutuels ». Une critique détournée visant le Kremlin. M. Tokaïev a de quoi être froissé par les déclarations de certains responsables russes du monde politique ou des médias. Cet été, l’ancien président et actuel nommé vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, Dmitri Medvedev, affirmait sur internet que le Kazakhstan était un « État artificiel » et qu’il procédait à un génocide des populations russes sur son territoire. De quoi inquiéter Astana quand on a en mémoire la nature des accusations ayant justifié « l’opération militaire spéciale » en Ukraine. Toutefois, l’apaisement paraît être à l’agenda : lors de sa visite à Moscou le 28 novembre, M. Tokaïev a déclaré que « pour le Kazakhstan, la Russie a toujours été et reste le principal partenaire stratégique ». À supposer qu’il ait pu dire autre chose…

Les relations entre Astana et Moscou sont en effet complexes. La Russie considère le Kazakhstan comme faisant partie de son « étranger proche », une expresion forgée dans les années 1990 qui désigne les pays de l’ex-URSS où elle aurait une influence naturelle, dont celle de les empêcher de trop se rapprocher des Occidentaux ou des Chinois. Le Kazakhstan accueille aussi le cosmodrome de Baïkonour, et sa population russophone s’élève à environ 15% de sa population totale. Russie et Kazakhstan sont membres de l’OTSC et c’est au nom de cette appartenance que le président Tokaïev a sollicité l’assistance de Moscou pour faire face aux émeutes qui ont secoué le pays en janvier 2022, au nom d’une opération « antiterroriste ». Cependant, le Kazakhstan semble échapper au destin de la Biélorussie, largement vassalisée par son grand voisin. C’est probablement le résultat de la politique multivectorielle, appuyée sur la manne des ressources naturelles (pétrole, gaz, uranium, minerais divers) : ne pas trop dépendre de qui que ce soit, adopter une position d’équilibre. Astana peut ainsi jouer de la rivalité – réelle – entre Moscou et Pékin en Asie centrale pour préserver son indépendance.

La venue du président Tokaïev à Paris est donc un message également adressé à Moscou : partenaire stratégique, certes, mais pas inféodé. Le renforcement des relations avec la France est une marque d’indépendance à l’égard du grand voisin russe.

Un partenariat bilatéral plus que jamais nécessaire

Sans revenir sur les multiples partenariats économiques réalisés dans les domaines des transports, du spatial, des infrastructures ou de l’énergie, le contexte international ne peut que favoriser l’approfondissement des liens entre Paris et Astana, ne serait-ce qu’en raison des exportations du Kazakhstan vers la France : ce pays est notre deuxième fournisseur de pétrole après les Etats-Unis (mais devant l’Arabie saoudite) et notre premier ou deuxième fournisseur d’uranium selon les années. Les exportations de gaz naturel pourraient elles aussi augmenter. À l’heure où les enjeux énergétiques sont devenus un enjeu politique, économique et social majeur en France, un tel partenaire ne saurait être négligé.

Plusieurs obstacles se dressent toutefois pour un plein épanouissement des relations bilatérales.

Le premier est de nature géographique : le pays est enclavé au cœur de l’Asie centrale, et la question de l’évacuation des ressources vers l’Europe de l’ouest n’est pas des plus simples. En effet, la route traditionnelle passe vers le Nord, donc par la Russie. Difficile en ce moment. La route du Sud transite par l’Iran. Difficile également. Il reste la troisième route, dite médiane, qui doit être développée davantage : elle transite par la Caspienne, puis par le Sud du Caucase (Azerbaïdjan puis Géorgie) pour rejoindre la mer Noire avant de toucher l’Union européenne par la Bulgarie ou la Roumanie. Les risques géopolitiques sont importants, compte tenu des tensions dans la Caspienne, dans le Caucase et en mer Noire.

Cette route médiane n’est pas encore complètement finalisée en raison de la concurrence entre plusieurs projets : les projets chinois qui s’inscrivent dans les « nouvelles routes de la soie » se heurtent parfois aux projets turcs (le « middle corridor »), proches de la vision européenne. Il est encore trop tôt pour dire quelles seront les concrétisations de ces projets, mais tous vont dans le même sens : désenclaver l’Asie centrale. Les Européens pourraient y trouver leur avantage, car le tronçon Caspienne-Caucase du Sud aboutirait en mer Noire, par où les navires pourraient assurer la liaison avec les ports situés dans l’UE dans cette dernière, ou bien transiter par les détroits turcs. Une position européenne commune serait certainement profitable, et permettrait des financements dans les infrastructures nécessaires. Les autorités européennes semblent convaincues de cette nécessité, comme l’illustre la visite en Asie centrale (novembre 2022) de Josep Borell, le Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Le deuxième obstacle est politique. Réélu avec plus de 80% des voix au scrutin du 20 novembre dernier, lors d’une campagne anémique et sans opposition réellement structurée M. Tokaïev pourrait être perçu comme un autocrate. C’est peut-être négliger les réformes progressivement mises en œuvre au Kazakhstan, suite aux émeutes de 2022, par le président lui-même, visant à limiter ses pouvoirs au profit du Parlement et à interdire plus d’un mandat de sept ans. Sans préjuger de la réussite – ou non – de ces réformes, on ne peut que saluer un pas en direction d’une plus grande démocratisation, processus rare, sinon unique, dans cette région stratégique et troublée qu’est l’Asie centrale.