Asie : que reste-t-il de la crise ? edit

5 juillet 2007

Le 2 juillet marquait le dixième anniversaire de la dévaluation du baht, la devise thaïlandaise. Cette dévaluation a déclenché une vague de crises en Asie. Il pourrait apparaître inconvenant de célébrer un tel événement, mais cet anniversaire montre qu'il y a des aspects qui méritent de faire sauter quelques bouchons de champagne. Tout d'abord, il n'y a pas eu de crise en Asie depuis lors. Ensuite, l'Asie s’est vite remise de cette crise et est redevenue la région qui connaît le plus fort taux mondial de croissance économique. Mais cette croissance est-elle soutenable ? Et la région est-elle définitivement à l’abri de nouvelles crises ?

Sur ce dernier point, les opinions se divisent en deux camps. Il y a ceux qui pensent que l’Asie a effectivement réussi à écarter tout spectre de crise financière. Les banques centrales y ont accumulé des stocks massifs de réserves de change. Leur endettement a diminué, la maturité de leurs dettes s’est allongée et une large part de leurs dettes externes est désormais dénommée en monnaies locales. Même si les marchés financiers devaient, à nouveau, refuser de renouveler leurs prêts, le résultat serait certes de sérieuses difficultés pour les banques et les entreprises asiatiques, mais les autorités nationales ont désormais des ressources suffisantes pour maintenir le flux de repaiement des dettes. De plus, elles ne sont plus contraintes par la promesse de maintenir des taux de change fixes.

L’autre camp considère que les transformations sont beaucoup plus limitées que communément admis. Les taux de change sont flexibles en théorie, mais pas vraiment en pratique. Dans plusieurs pays, comme par exemple en Corée, la dette externe à court terme a récemment augmenté. Les systèmes bancaires restent encore fragiles, tout spécialement en Chine. La gouvernance d’entreprise continue à être préoccupante. Dans ce camp, le passé est aussi le futur et il reste impossible d’écarter le risque d’une nouvelle crise économique.

Je penche plutôt pour une position intermédiaire. Je pense que le risque de crise existe encore en Asie, mais que si elle devait survenir, une nouvelle crise ne ressemblerait pas à celle de 1997-8. Elle ne serait pas déclenchée par une dévaluation dans un pays aux prises avec un sérieux déficit externe mais par une chute soudaine de la valeur des actifs qui transformerait le boum de la Chine en une implosion économique et financière. En effet, une importante baisse des cours forcerait les investisseurs à vendre leurs actifs dans un marché en repli rapide. Pour satisfaire leurs quotas prudentiels face à une montée de la volatilité, les banques et les fonds d’investissement devraient liquider leurs positions. Le mouvement pourrait se généraliser très rapidement dans toute la région.

Nous avons une grande expérience de cette sorte de boums suivis de krachs, à commencer par ce qui s’est produit dans mon pays, les Etats-Unis, avant 1913. Tout comme la Chine d’aujourd’hui, les Etats-Unis traversait une période de croissance accélérée et était en train de devenir une puissance économique mondiale. Les ressources disponibles pour les secteurs qui se modernisaient étaient illimitées. Aux Etats-Unis, cela signifiait un territoire géographique illimité qui attirait travail et capital de l’étranger. En Chine, c’est la force de travail qui est illimitée et qui attire les capitaux.

Dans les deux cas, les boums étaient alimentés par des révolutions technologiques et organisationnelles. Aux Etats-Unis, ce fut la construction des chemins de fer, l’apparition d’entreprises diversifiées et la production de masse. En Chine, c’est la transformation commerciale des entreprises et la réorientation de l’économie vers les exportations. Dans les deux cas, ce n’est pas le gouvernement qui a déclenché le mouvement aux travers de dépenses publique et de déficits budgétaires, une différence essentielle par rapport à d’autres épisodes de croissance rapide qui se sont achevés en crises, comme on l’a observé en Amérique Latine à la fin du 20e siècle.

Le boom américain a cependant été ponctué de crises financières en 1853, 1873, 1884, 1890, 1893, 1902 et 1907. La raison n’est pas difficile à saisir. Malgré l’existence d’agences de notation et de publications spécialisées produites par les banques, l’information sur les opportunités d’investissement était très imparfaite. Les standards comptables et la gouvernance d’entreprise étaient faibles. La plupart des compagnies de chemin de fer n’on même pas publié de rapports annuels avant les années 1890 et les quelques rapports qui étaient présentés ne faisaient pas l’objet d’audit. Certes, ostensiblement la Bourse de New York n’acceptait que des entreprises qui satisfaisaient des critères de transparence, mais il existait beaucoup d’autres bourses. Dès qu’une entreprise menaçait de quitter New York pour une autre place, la Bourse s’empressait d’adapter ses règles. Le système bancaire était notoirement fragile. La règlementation y était faible et il n’existait pas de banque centrale qui puisse agir comme prêteur en dernier ressort.

Il a fallu attendre la grande crise de 1930 pour qu’une vraie réforme soit mise en place. Cette réforme a conduit à la création de la Securities and Exchange Commission et à la reconnaissance par la Réserve Fédérale de son rôle de prêteur en dernier ressort. Cette crise, qui ressemblait en de nombreux points à celles d’avant 1913, n’a pas seulement secoué les Etats-Unis, elle est devenue mondiale. La crainte, aujourd’hui, est qu’une crise financière en Chine, qui y réduirait de moitié le taux de croissance, ait des effets aussi catastrophiques pour le monde entier.

Mais si une telle crise devait se produire, est-il plausible que la croissance chinoise baisse sérieusement ? Ici encore, l’expérience des Etats-Unis au 19e siècle est riche d’enseignements. Sur les sept krachs recensés, la croissance n’a chuté que quatre fois. Dans ces quatre cas, le niveau d’activité a baissé en moyenne de 7%, une performance comparable à la crise Asiatique. Dans les trois autres cas, les crises de 1873, 1884 et 1902, les marchés ont chuté de 23% mais la croissance économique n’a pas vraiment été affectée.

D’où vient la différence entre ces épisodes ? En 1902, le système bancaire n’a pas été touché. En 1884, le système bancaire de New York a été secoué mais les problèmes y ont été résolus avant que la crise ne puisse s’étendre. L’année 1873 est plus délicate à interpréter. La meilleure explication, à mon avis, c’est que les grandes banques ont lancé des opérations pour sauver les plus petites banques ; en quelque sorte, elles ont agi comme prêteuses en dernier ressort. De plus, les Etats-Unis n’étaient pas revenus à l’étalon-or, suspendu durant la guerre civile ; ceci a offert la marge de manœuvre nécessaire. Manifestement, le mieux est d’éviter une panique bancaire mais, s’il doit y avoir une crise, l’histoire nous enseigne qu’il est important de la résoudre rapidement.

La question-clé est donc : les systèmes bancaires sont-ils robustes en Asie ? Et si une crise devait néanmoins s’y produire, que savons-nous de la capacité de ces pays à la résoudre rapidement ?

Pour ce qui est de la première question, la seule réponse prudente est qu’il n’y a pas de réponse prudente. Les contrôles internes et les standards de supervision ont été considérablement améliorés en Asie mais, dans de nombreux cas, la pratique est loin des principes. Au premier trimestre de cette année, les cours des actions des banques ont grimpé en Thaïlande, en Malaisie et en Corée, mais ils ont baissé en Indonésie. Cette observation nous indique où, en dehors de la Chine, les risques de stabilité bancaire restent sérieux.

Si une crise devait éclater, pouvons compter sur les autorités pour des interventions rapides et adéquates ? Les autorités chinoises ne manquent pas de ressources pour recapitaliser les banques, en cas de besoin. La question est de savoir si elles le feront maintenant que de nombreuses institutions financières étrangères ont accumulé des participations substantielles. Dans la mesure où un sauvetage sur fonds publics des banques impliquerait une subvention à ces investisseurs étrangers, les autorités chinoises pourraient hésiter à y consacrer leurs dollars. Bien sûr, en cas de crise, la meilleure marche à suivre serait de recapitaliser immédiatement les banques en difficulté et de remettre à plus tard la question de la répartition des coûts d’une telle opération. Mais il n’est pas sûr que les autorités chinoises sauront – ou voudront – établir cette distinction.

En fin de compte, beaucoup d’incertitudes demeurent. Les autorités et les investisseurs ne devraient pas perdre leur temps en célébrations. Ils ont bien d’autres soucis à se faire.

Barry Eichengreen est professeur d’économie et de sciences politiques à l’Université de Californie, Berkeley.