Politique étrangère russe: changement de vitesse edit

1 décembre 2021

Le président Vladimir Poutine s’exprime souvent sur la politique étrangère. Pas plus tard que le mois dernier, il a passé plusieurs heures à discuter des affaires mondiales lors de la réunion annuelle du club Valdaï ; plus récemment, il a accordé une grande interview à la télévision russe, dans laquelle il a évoqué l'Ukraine, le Belarus, l'OTAN et les États-Unis. Sa participation, le 18 novembre, à une réunion de hauts fonctionnaires du ministère russe des affaires étrangères a donné lieu à un discours public et à des discussions plus privées, qui restent bien sûr confidentielles. Le discours a été assez court, mais a fait ressortir plusieurs points nouveaux et significatifs. Le passage le plus intéressant et le plus intriguant concernait les adversaires de la Russie : les États-Unis, leurs alliés de l'OTAN et leurs clients comme l'Ukraine.

« Nos récents avertissements ont eu un certain effet : des tensions sont apparues là-bas », a déclaré Poutine aux diplomates. « Il est important qu'elles durent le plus le plus longtemps possible, afin qu'il ne leur vienne pas à l'esprit de mettre en scène un quelconque conflit... nous n'avons pas besoin d'un nouveau conflit », a ajouté le président russe.

Poutine ne parlait pas d'avertissements diplomatiques. La diplomatie est de facto paralysée dans les relations de la Russie avec l'Ukraine, l'OTAN, les grandes puissances de l'Union européenne comme l'Allemagne et la France, et avec les Etats-Unis pour ce qui concerne l'Ukraine. À ce stade, le Kremlin a complètement écarté le président ukrainien Volodymyr Zelensky comme partenaire de négociation. Exaspéré par le fait que les Européens se rangent de facto du côté de Kiev contre Moscou en ce qui concerne la mise en œuvre des accords de Minsk, le ministère des Affaires étrangères a publié la correspondance diplomatique entre son chef, Sergueï Lavrov, et ses homologues de Paris et de Berlin ; selon Sergueï Ryabkov, adjoint de M. Lavrov, les récents échanges sur l'Ukraine avec la sous-secrétaire d'État américaine Victoria Nuland, en visite en Russie, n'ont donné aucun résultat et n'ont pas permis à Washington de comprendre les arguments de Moscou. Quant à l’OTAN, suite à l'expulsion des officiers russes attachés du bureau bruxellois de l’Alliance, la Russie a rompu tous ses liens avec elle.

Les avertissements auxquels le président russe faisait référence concernent plutôt les activités de l'armée russe. Au début de l'année, le ministère russe de la Défense a organisé un exercice de grande envergure qui comprenait une importante concentration de forces sur toute la longueur de la frontière avec l'Ukraine : au nord, à l'est et au sud. Les mouvements de troupes étaient clairement visibles et suggéraient qu'il ne s'agissait peut-être pas d'un exercice. Dmitry Kozak, l'homme de pointe du Kremlin sur le Donbas et les relations avec Kiev, a répété l'avertissement antérieur de Poutine selon lequel toute tentative ukrainienne de reprendre les régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk - à l'instar de la tentative avortée du président géorgien Mikhail Saakashvili en Ossétie du Sud en 2008 – signifierait la fin de l'État ukrainien actuel.

Ces exercices ont été pris au sérieux par les Américains. Le général Mark Milley, qui préside la réunion des chefs d'état-major interarmées américains, a engagé des consultations directes avec le général Valery Gerasimov, chef de l'état-major général russe. Enfin, le président américain Joe Biden a invité Vladimir Poutine à une réunion à Genève qui a abouti à la reprise des pourparlers américano-russes sur la stabilité stratégique.

Pourtant, il n'y a pas eu de désescalade en ce qui concerne l'Ukraine, la région de la mer Noire et, plus largement, l'Europe de l'Est. Au cours de l'été, un destroyer de la marine britannique a défié la Russie en naviguant au large de la Crimée [dans ce que Moscou considère désormais comme ses eaux territoriales]. L'Ukraine a adopté une loi sur les peuples autochtones qui refuse ce statut aux Russes ethniques, et elle se prépare à adopter une autre loi qui, aux yeux de Moscou, équivaudrait à ce que Kiev quitte officiellement les accords de Minsk. Dans le Donbas, les Ukrainiens ont utilisé un drone de fabrication turque pour frapper les forces pro-russes ; l'OTAN a considérablement accru sa présence et son activité en mer Noire ; et les bombardiers stratégiques américains ont effectué des missions à 20 kilomètres seulement de la frontière russe, selon M. Poutine. La hausse critique du prix du gaz en Europe a suscité une mise en cause de la Russie. Même la crise des migrants à la frontière polonaise, qui fait partie d'un plan du dirigeant biélorusse Alexandre Loukachenko visant à punir l'UE et à contraindre ses dirigeants à dialoguer avec lui, a été directement imputée au Kremlin. Ce que certains à Moscou avaient prématurément appelé « l'esprit de Genève » s'est pratiquement évaporé.

Non pas que la Russie n'ait rien fait pour répondre à ses adversaires et même les devancer. La Russie a permis à un demi-million de nouveaux citoyens résidant dans le Donbas de voter lors des élections de septembre à la Douma d'État ; elle a rendu les produits des entreprises du Donbas éligibles aux achats du gouvernement russe et a arrêté les livraisons de charbon à l'Ukraine. Le président Poutine et l'ancien président Dmitri Medvedev, qui occupe aujourd'hui le poste de vice-président du Conseil de sécurité de la Russie, ont tous deux publié de longs articles critiquant vertement les politiques des autorités ukrainiennes et concluant essentiellement qu'il ne servait plus à rien de discuter avec Kiev. C’est dans ce contexte tendu que des rapports sont apparus aux États-Unis, suggérant que la Russie massait à nouveau ses forces à la frontière et se préparait peut-être à envahir l'Ukraine prochainement.

À l'heure actuelle, la crainte d'une guerre en Ukraine est largement partagée. Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a averti le Kremlin de ne pas essayer de répéter ce qu'il a fait en 2014, sous peine de représailles. En fait, les enjeux sont beaucoup plus élevés aujourd'hui qu'il y a plus de sept ans. En 2014, Poutine, ayant reçu un mandat du parlement russe pour utiliser la force militaire « en Ukraine », a limité son utilisation factuelle à la Crimée, et, sous une forme cachée, au Donbas. La prochaine fois, comme le suggèrent les propres mots de Poutine, la portée géographique de l'action militaire russe, si le commandant en chef russe l'ordonne, sera probablement beaucoup plus large. Ceux qui spéculent sur la forme qu'elle pourrait prendre n'ont pas besoin de se pencher sur les anciens précédents que sont l'Afghanistan, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie. Il est plus logique de se regarder ce qui se passe en Syrie, à ceci près qu'une guerre en Ukraine pourrait ne pas être contenue.

Le président Poutine prendra-t-il la décision fatidique ? L'Ukraine est-elle cette « affaire inachevée » qu'il cherchera à achever avant la fin de son règne ? Ou Poutine ne fait-il que bluffer ? Difficile de trancher, mais quelques éléments sont clairs.

Tout d’abord, qu’elle adhère ou non à l'OTAN, voir l'Ukraine se transformer en un porte-avions insubmersible contrôlé par les États-Unis et stationné à la frontière russe à quelques centaines de kilomètres de Moscou – une comparaison pertinente de mes collègues de Carnegie à Washington – n'est pas plus acceptable pour le Kremlin que cet autre porte-avions insubmersible, Cuba, ne l'était pour la Maison-)Blanche il y a près de soixante ans. N’importe quel dirigeant russe chercherait à empêcher un tel ancrage, en utilisant tous les moyens à sa disposition.

Ensuite, on ne peut exclure l’éventualité d’une action militaire massive des forces ukrainiennes dans le Donbas, aussi improbable que cela puisse paraître en Occident. Ce que Saakashvili a fait en tentant de reprendre l'Ossétie du Sud par la force en 2008 ne semblait pas très intelligent au départ, et pourtant il n'a pas été arrêté par le principal allié de la Géorgie. Dans son discours aux diplomates le 18 novembre, Poutine a qualifié les pays occidentaux de peu fiables. Il les a notamment accusés de ne reconnaître que « superficiellement » les lignes rouges et les avertissements de la Russie – quel que soit le sens qu'il ait pu donner à cette « superficialité ».

M. Poutine a demandé à M. Lavrov de fournir à la Russie des « garanties sérieuses à long terme » dans la région euro-atlantique. Cette demande semble déconcertante. Les diplomates russes ne peuvent pas faire grand-chose pour procurer à Poutine ce qu'il veut. Il est plus probable que le chef d'État exhorte ses diplomates à exploiter les fruits de la dissuasion militaire qu’il est lui-même est en train d'organiser autour de l'Ukraine, dans la région de la mer Noire et ailleurs dans l'est de l'Europe. Bien entendu, le président russe ne laisse pas cette tâche entièrement à ses subordonnés. Alors même qu'il prononçait ce discours musclé, son secrétaire du Conseil de sécurité était en pourparlers avec le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis au sujet d'une autre rencontre possible entre Poutine et Biden. Comme toujours avec la dissuasion, elle ne peut fonctionner que si la menace est jugée crédible, tandis que toute tentative de vérifier si l'autre partie bluffe peut se solder par un désastre.

La version originale russe de ce texte est publiée sur le site du Carnegie Moscow Center, qui en propose aussi une version anglaise. Cette publication fait partie du projet Security in the Baltic Sea Region, réalisé avec le soutien de l'ambassade royale du Danemark à Moscou.